Interview de M. Lionel Jospin, député PS, dans "Le Parisien" le 13 mars 1993, sur le "big bang" de M. Michel Rocard, les affaires et la fortune des hommes politiques, et sa carrière politique.

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Média : Le Parisien

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L'ancien ministre de l'Éducation préfère parler du futur, et notamment du big-bang, que du passé. Il revient néanmoins, dans l'entretien accordé au "Parisien", sur les affaires et sur les circonstances de son départ du gouvernement.

Le Parisien : Comment allez-vous participer au big- bang rocardien d'après-législatives ?

Lionel Jospin : Le big-bang, pour moi c'est d'abord le renouvellement des idées. Je vais plaider pour l'affirmation d'une véritable éthique républicaine susceptible de redonner confiance aux Français dans leurs responsables politiques. Nous devrons également nous interroger sur la politique économique suivie ces dernières années. D'accord pour le réalisme en la matière, mais comment cesser de considérer le chômage comme une fatalité menaçant l'équilibre même de nos sociétés ?

Le Parisien : Avez-vous des réponses dans ce domaine ?

Lionel Jospin : Il s'agit d'ouvrir de nouvelles pistes. Il faut réfléchir au partage du temps de travail, à une régulation économique mondiale ; les gouvernements des pays démocratiques ne peuvent continuer à laisser les logiques internationales de marché et d'entreprise détruire chaque année davantage d'emplois. Enfin, nous devrons nous soucier de l'importance et de la fragilité de nos systèmes de protection sociale. Où nous parvenons à en maîtriser les évolutions financières, et ils ne sont pas remis en cause, ou ces systèmes de protection collective risquent d'être menacés.

Le Parisien : [mots illisibles] deux ans pour faire ce travail, avant la prochaine élection présidentielle.

Lionel Jospin : Le délai est effectivement très court et il faut l'utiliser à plein. Car les socialistes risquent d'avoir du mal à rassembler les Français autour de leur candidat à l'élection présidentielle, s'ils ne parviennent pas à poser les termes d'un nouveau contrat.

Le Parisien : Le big-bang suggère aussi un renouvellement des hommes. Michel Rocard doit-il prendre la tête d'un PS rénové ? Ou bien Laurent Fabius doit-il en rester le patron ?

Lionel Jospin : Je n'ouvrirai pas ce débat de personnes. Ce qui est sûr, c'est que si nous voulons nous rassembler avec d'autres pour refaire en France une grande force de progrès, il nous faudra aussi renouveler le Parti socialiste, dans ses idées comme dans ses pratiques. Et pour cela, nous serons nombreux à faire des propositions.

Le Parisien : Les affaires ont ruiné le crédit moral des socialistes. Avez-vous, vous-même, été soumis aux tentations de l'argent facile pendant les douze années de pouvoir ?

Lionel Jospin : Non. J'ai été durant [mots illisibles] ministre de l'Éducation. J'ai fait alors l'expérience qu'on pouvait résister aux tentations.

Le Parisien : Quelle est la recette ?

Lionel Jospin : Il ne s'agit pas de recette, mais d'éthique personnelle que j'ai d'ailleurs partagée avec les membres de mon cabinet. Il suffit de respecter scrupuleusement les règles de notre État et de bien distinguer ce qui est activité publique et activité privée.

Le Parisien : Avez-vous été scrupuleux ?

Lionel Jospin : Mais bien sûr ! Je n'ai jamais pris un avion privé pour un déplacement privé. J'ai toujours payé moi-même mes dépenses personnelles. Ce type de comportement vous met à l'abri.

Le Parisien : Les affaires dont on a beaucoup parlé n'étaient donc pas une fatalité ?

Lionel Jospin : Distinguons. Tous les partis ont eu des problèmes de financement de leur activité puisqu'il n'existait pas de financement public des partis. Ce problème est maintenant réglé. Mais quand se produisent des défaillances individuelles, c'est qu'on l'a bien voulu. Les règles normales de notre État et de notre société font que cela ne doit pas se produire. Quand ça se produit, [mots illisibles] volonté délibérée, soit par accommodement.

Le Parisien : On a le sentiment qu'à un moment, votre carrière politique a été un peu "brisée" ?

Lionel Jospin : Ah bon ! À quel moment ?

Le Parisien : Vous avez été premier secrétaire du PS à partir de 1981, puis ministre de l'Éducation, poste que vous avez quitté en avril 1992. Depuis, on se demande un peu à quoi sert Lionel Jospin.

Lionel Jospin : C'est vrai que j'ai été écarté du gouvernement. Mais dans mon département de la Haute-Garonne, on pense heureusement qu'il n'y a pas que les ministres qui servent à quelque chose…

Le Parisien : Pour quelles raisons avez-vous été écarté ?

Lionel Jospin : On ne m'a jamais dit de façon précise, mais je crois que j'affirmais un certain esprit d'indépendance. J'ai donné mon sentiment sur un certain nombre d'évolutions et de dérives. On voit bien aujourd'hui que je n'avais pas tort.

Le Parisien : Il en reste une blessure ?

Lionel Jospin : Attendez ! Ce n'est pas le problème. Nous achevons une période politique. Moi, je suis solidaire du mouvement socialiste en général tel qu'il s'est affirmé depuis 1971. [Mots illisibles] bilan. Je critique une partie de ce que nous avons fait. Mais je m'intéresse plus aujourd'hui à ce qui va se faire demain. Je ne veux pas m'enfermer dans la période qui s'achève, mais mieux réussir celle qui commence. J'ai cinquante-cinq ans. Je suis en pleine force.

Le Parisien : Donc, pas de blessure personnelle ?

Lionel Jospin : Non, pas de blessure personnelle. Je regrette la cassure avec une certaine époque où nous étions si nombreux à penser et à travailler ensemble.

Le Parisien : Ce n'est plus le cas ?

Lionel Jospin : La grande phase du mitterrandisme, c'est l'élargissement, le moment où François Mitterrand augmente le nombre de ceux avec qui il réfléchit et agit. Et les choses vont moins bien quand ça se referme et se rétrécit. C'est la Ve République, je crois, qui veut ça.

Le Parisien : Est-ce que toute aventure humaine ne se termine pas ainsi ?

Lionel Jospin : Non… non, elles ne sont pas toutes les mêmes…

Le Parisien : Avez-vous déjà sérieusement songé à arrêter la politique ?

Lionel Jospin : Au bout du compte, c'est quoi faire de la politique ? C'est dégager une énergie formidable pour aller vers les autres et pour les servir en s'affirmant soi-même. Si, à un moment, vous sentez que votre action n'est pas reconnue, vous pouvez avoir la tentation de vous retourner vers votre propre vie.

Le Parisien : Cela, vous l'avez déjà ressenti ?

Lionel Jospin : Oui, cette interrogation est encore présente aujourd'hui.

Le Parisien : Vous voulez dire que vous y pensez juste un peu le matin quand vous vous levez, mais pas plus sérieusement.

Lionel Jospin : On verra après l'élection.

Le Parisien : Après l'élection législative ?

Lionel Jospin : Oui, d'une certaine façon, c'est le peuple qui décide. Pour ce qui me concerne, il va contribuer beaucoup à donner la réponse pour la suite.

Le Parisien : Mais même si vous êtes battu lors des législatives dans votre circonscription de Haute-Garonne, vous continuez ?

Lionel Jospin : Je vais gagner.