Texte intégral
P. Caloni : Le Congrès des députés a confirmé la destitution de B. Eltsine, lequel promet des élections présidentielles anticipées pour juin prochain. Ces événements de Moscou étaient-ils prévisibles ?
V. Giscard d'Estaing : Ce qui était connu, c'était le blocage politique en Russie. Il y avait deux pouvoirs face à face. 1/ Le Congrès, qui a été élu il y a trois ans, lorsque le PC était encore au pouvoir. Ces élections n'étaient pas très démocratiques. Sakharov avait été éliminé de la candidature, on l'avait « rattrapé » in-extremis devant la pression de l'opinion publique internationale. 2/ B. Eltsine et le gouvernement. B. Eltsine a été élu au suffrage universel il y a deux ans C'est même le premier élu de Russie. Il essaie de faire bouger le régime en direction de la démocratie et de l'économie de marché. Ce sont deux pouvoirs qui se battent. Ils pourraient continuer à se battre, se battre violemment l'un cherchant à éliminer physiquement l'autre, ou bien on peut chercher un dénouement démocratique. L'élément démocratique dans une situation de ce type ce sont les élections. Il faut se rappeler qu'en 68, quand on a eu en France une situation de blocage politique, avec le pouvoir d'un côté et l'opinion de l'autre, quelle a été l'initiative du Général de Gaulle ? Il a dit : « On va faire des élections et faire élire de nouveaux députés » : cela a détendu tout de suite l'atmosphère. L'idée de nouvelles élections en Russie est une idée positive qu'il faut concrétiser dans les meilleurs délais, un délai de deux mois est relativement raisonnable. D'ici là, il serait normal de voir une trêve politique en Russie.
P. Caloni : Selon vous, c'est B. Eltsine qui est dans le vrai ?
V. Giscard d'Estaing : Nous avons la manie en Occident de choisir les dirigeants russes que nous soutenons. On a dit pendant un certain temps « Il faut soutenir Gorbatchev ». Il est parti, et on a dit « Il faut soutenir B. Eltsine ». Non ! Il faut soutenir le processus démocratique. La décision prise par B. Eltsine est la seule – me semble-t-il – qui va dans le sens du processus démocratique. Nous soutenons la décision de B. Eltsine de poursuivre le processus démocratique. Nous n'avons pas à prendre position pour les futures élections. Les Russes verront bien quels sont les députés qu'ils veulent élire.
P. Caloni : Le problème, c'est que la démocratie cela s'apprend. C'est un long apprentissage…
V. Giscard d'Estaing : Tout est un long apprentissage. L'erreur de nos dirigeants et de nos milieux politiques et économiques est de croire que, depuis les événements de l'Est, ce serait facile et rapide. Ce ne sera ni facile, ni rapide. Nous même, en France, il nous a fallu souvent une dizaine d'années pour passer d'une situation à une autre. On pouvait savoir à l'avance qu'il y aurait de toute façon, de temps en temps, des mouvements en arrière, comme celui qui vient de se produire en Pologne.
P. Caloni : Y-a-t-il un lien entre la confusion qui règne à Moscou et les élections législatives en Pologne ?
V. Giscard d'Estaing : Ce n'est pas du tout la même chose. En Pologne, que s'est-il passé ? Le Parlement sortant était un Parlement élu démocratiquement. L'opinion publique était une opinion qui donnait à nouveau une certaine préférence à l'ancienne gauche, c'est-à-dire la gauche représentée par le Parti communiste. C'est un mouvement de l'opinion. En Russie, ce sont les anciens dirigeants du Congrès qui ne veulent pas se dessaisir du pouvoir et voir le pays avancer dans la voie de la réforme. L'ancien milieu dirigeant russe a certainement trouvé un certain réconfort dans le fait que l'opinion publique polonaise paraissait aller un peu dans sa direction.
P. Caloni : Cela ne vous surprend pas un peu cette amnésie en Pologne ?
V. Giscard d'Estaing : Non. Cela se produira d'autres fois, dans d'autres endroits, parce que, lorsqu'on passe de l'économie communiste à l'économie de marché, que se passe-t-il d'abord ? Le pays ne devient pas plus riche. On met un frein aux pénuries, mais on ne donne pas à la population le pouvoir d'achat pour acquérir les biens nouveaux. Il y a donc une déception. C'est pourquoi il faut s'attendre à une évolution qui est plus lente, que nous devons aider davantage, en ne se faisant pas d'illusions.