Interview de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, dans "Le Parisien" du 2 juin 1998, sur le bilan d'un an de gouvernement de Lionel Jospin, la cohabitation, la réforme fiscale, l'immigration clandestine et la place de la gauche face à l'Alliance à droite.

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Le Parisien - Un an après le retour de la gauche au pouvoir, quel est votre diagnostic ? S’agissant de Lionel Jospin, jugez-vous le bilan « globalement positif » ?

Laurent Fabius. – Je n’aime pas les formules qui ont déjà beaucoup servi (rires)… Une certitude : du bon travail a été fait. L’action de la majorité est jugée sérieuse. La situation macro-économique s’est améliorée. Plusieurs mesures sociales ont été très bien reçues. Et sur le plan budgétaire, la situation est probablement meilleure qu’on ne le croit et ne le dit.

Le Parisien - Politiquement, vous vous faites l’avocat de la « gauche plurielle » ?

Laurent Fabius - Tout à fait. Ce concept conjugue les valeurs humanistes de la gauche et le refus d’un enrégimentement partisan. Chacun doit respecter l’autre. C’est salutaire.

Le Parisien - Bref, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes…

Laurent Fabius - Je ne dis pas cela, car énormément reste à faire. D’autant plus que l’amélioration de la situation économique va rendre les attentes sociales plus exigeantes. Mais reconnaissons que si on avait annoncé il y a un an la donne d’aujourd’hui, beaucoup auraient été sceptiques. Nous devons profiter de l’amélioration actuelle pour mener à bien des réformes de fond pour une meilleure efficacité de l’Etat. La créativité doit devenir la marque profonde de la société française. L’euro servira d’accélérateur.

Le Parisien - A plusieurs reprises, vous avez déjà insisté sur le rôle crucial des « classes moyennes »…

Laurent Fabius - Oui, parce que les classes moyennes ont le sentiment d’être pénalisée. Il faut y faire très attention. Le souci légitime de solidarité envers les exclus ne doit pas s’opérer au détriment des couches moyennes. Par exemple, la gauche moderne doit savoir baisser les impôts et les charges.

Le Parisien - La période mitterrandienne est-elle, avec Jospin, close ?

Laurent Fabius - C’est un thème à la mode ! Mais si l’on considère les responsables politiques d’aujourd’hui, on est surtout frappé par le fait que la plupart d’entre eux ont accompli leurs classes avec… François Mitterrand. Cela dit, la donne politique n’est plus exactement la même. D’abord, l’Europe va être gouvernée presque tout entière par les sociaux-démocrates. Plus question donc de prétendre que nous ne pourrions pas bâtir une Europe plus sociale, plus humaine qui est indispensable parce que les libéraux tiennent les leviers de commande ! Nous sommes au pied du mur. L’autre changement, c’est l’évolution de la droite française. Malgré la détermination républicaine de certains dirigeants que je salue, le risque est lourd d’assister à un rapprochement entre une grande partie de la droite et de l’extrême droite de l’ « Alliance » qui s’ébauche ne sont à cet égard pas parfaitement claires. Si ce rapprochement se confirmait, la gauche devrait en tenir compte.

Le Parisien - Vous plaidez donc pour l’ouverture ?

Laurent Fabius - Je plaide pour que, à partir des valeurs qui sont les nôtres, nous nous adressions aux Français dans leur diversité. La crise de la droite ne concerne pas qu’elle-même. Elle concerne la démocratie dans son ensemble.

Le Parisien - La multiplication des affaires peut-elle entraîner une modification du calendrier électoral ?

Laurent Fabius - Je ne le crois pas. Mais le climat actuel est nauséeux. Ce n’est bon pour aucune des forces républicaines.

Le Parisien - Les socialistes ne sont-ils pas devenus des européens quasi inconditionnels ?

Laurent Fabius - Inconditionnels, non, mais nous savons que l’Europe est notre avenir. La future loi de ratification du traité d’Amsterdam devra comporter un deuxième article qui fixera les conditions concernant, en particulier, l’engagement de changements institutionnels européens avant l’élargissement de l’Union. Nous avons besoin d’une Europe moins technocrate, démocratiquement mieux contrôlée, et qui ne se mêle pas de tout.

Le Parisien - Vous avez reçu Tony Blair à l’Assemblée, et vous l’avez écouté avec plaisir. Or, en France, son discours est perçu comme de droite…

Laurent Fabius - On caricature ! Blair a été élu chez lui contre la droite, et la situation sociale de la Grande-Bretagne n’est pas celle de la France. Personnellement, j’ai apprécié cette visite. Chacun sait que les Français sont plus brillants que tout le monde, mais il n’est pas mauvais de regarder ce qui se passe ailleurs. La confrontation des expériences et la modestie sont utiles.

Le Parisien - Pour régler le problème de l’immigration clandestine, fallait-il adopter une « voie moyenne » comme l’a fait Jean-Pierre Chevènement ?

Laurent Fabius - En théorie, on pouvait choisir de régulariser sans limite, mais cela aurait créé un important appel d’air pour de nouveaux immigrés clandestin. A partir du moment où l’on n’a pas retenue cette voie, le sort des déboutés doit être considéré avec humanité.

Le Parisien - Les Français semble plébisciter la cohabitation…

Laurent Fabius - C’est vrai et chacun des principaux protagonistes fait de con mieux pour qu’il en soit ainsi. Pourtant, si on réfléchit au-delà de l’expérience actuelle, est-ce un si bon système ? Je ne le pense pas. Notamment parce que l’opinion a tendance à confondre l’action des uns et des autres. Cette confusion peut être l’une des causes de la montée du FN. Il me paraitrait meilleur – mais cela supposera qu’on adopte un jour le quinquennat – de pratiquer une alternance franche. Aussi populaire soit-elle, la cohabitation brouille la donne.

Le Parisien - Ce premier anniversaire du gouvernement Jospin correspond au moment où Jacques Chirac retrouve son droit de dissolution…

Laurent Fabius - Effectivement, mais je ne suis pas absolument sûr qu’il veuille l’utiliser tout de suite.

Le Parisien - Cet anniversaire coïncide aussi avec le conflit à Air France…

Laurent Fabius - Il y a déjà eu d’autres conflits sociaux. Ils ont été résolus. Celui-là aussi doit l’être, et le plus tôt sera le mieux.