Texte intégral
Le Figaro : 28 août 1993
Le Figaro : Vous avez parlé avant-hier de « boucherie » à propos des accidents de la route. N'est-ce pas tout de même un peu exagéré ?
Bernard Bosson : Peut-être, mais cette expression constituait une volontaire provocation à la veille d'un week-end de trois jours qui risque d'être particulièrement meurtrier si rien n'est fait. J'ai pensé qu'il valait mieux dramatiser avant, plutôt que déplorer ensuite. Mais ce mot est-il vraiment exagéré ? Se dire qu'alors qu'on se trouvait pourtant en phase de progrès un total de 8 900 morts a été enregistré sur les routes l'an dernier, penser qu'au-delà des tués il y a tous les blessés graves, avec des corps mutilés, des adultes et des enfants paralysés à vie, est-ce acceptable ? Le mot de boucherie est fort, mais il n'est peut-être pas si inadapté qu'on pourrait le croire. En fait, j'ai essayé de jouer sur les esprits, de frapper fort, tout simplement pour tenter de sauver des vies ce week-end sur les routes.
Amener à une prise de conscience avec un mot choc comme celui-ci me paraît d'autant plus nécessaire que, tout le confirme, la situation tend de nouveau à s'aggraver sur le réseau routier, où le nombre des tués remonte clairement depuis janvier dernier : la limitation à 50 km/h a provoqué une baisse des accidents graves en ville, mais en pleine route, on assiste à une alarmante remontée liée à une recrudescence des excès de vitesse.
Le Figaro : Celle-ci traduit-elle la fin de l'effet dissuasif du permis à points ?
Bernard Bosson : Je ne crois pas que l'on puisse parler de perte d'efficacité du permis à points. Autant la « gestion » du concept a pu poser des problèmes au moment de sa mise en service, autant aujourd'hui le principe en apparaît pleinement efficace. Les statistiques montrent clairement qu'en un an il a permis de sauver au moins 880 vies humaines, tout en évitant de 12 000 à 15 000 blessés. Il n'est donc pas question de le remettre en cause. Pour pleinement le démontrer, j'ai demandé un rapport complet, département par département, sur ses effets. Je pense que ce document convaincra tout le monde. Le problème, c'est uniquement – ou presque – cette remontée de la vitesse de circulation à laquelle on assiste.
Le Figaro : Comment la juguler ? Ne peut-on envisager d'autre solution que cette « peur du gendarme » sur laquelle certains vous reprochent de trop tabler ?
Bernard Bosson : Je suis loin de compter sur la peur du gendarme : on ne pourra jamais être partout pour contrôler tout le monde en permanence. Si j'ai annoncé une mobilisation maximale des moyens de la police et de la gendarmerie ce week-end, ce n'est pas dans l'intention de cacher un agent derrière chaque arbre pour piéger les automobilistes. Au contraire, les gendarmes et CRS devront se montrer au maximum, de manière à ce que chacun les voie et prenne ainsi davantage conscience des risques importants qui régneront au cours des prochains jours. Réalisez que, même si tout va bien, si les automobilistes se montrent raisonnables et que le nombre des victimes reste modéré par rapport aux statistiques, il y aura un mort par heure sur les routes sans interruption jusqu'à la fin de la vague des retours, mardi prochain. Je pense que, fondamentalement, un tel bilan reste du domaine de l'inacceptable. Bien au-delà de la peur du gendarme, l'amélioration de la sécurité sur les routes devra passer par d'autres moyens.
Le Figaro : Lesquels ?
Bernard Bosson : D'une part, un effort soutenu d'aménagement du réseau et de formation on pourrait même dire d'éducation des conducteurs. De l'autre, la prise de dispositions que l'on pourrait qualifier « d'intelligentes » pour rendre les règles de circulation plus crédibles, notamment en matière de limitation de vitesse. Il faut éviter les limitations excessives, pratiquement impossibles à respecter. À Annecy, par exemple, nous avons une autoroute qui débouche sur un vaste boulevard, sans croisements ni passages protégés. Théoriquement, le 50 km/h devrait être respecté. Mais j'ai fait autoriser cette voie particulière à 70 km/h. Je pense que c'est par ce genre de dispositions que l'on amènera les automobilistes à mieux respecter le Code de la route.
France-Soir : 1er septembre 1993
France-Soir : Pourquoi, monsieur le ministre, cette procédure d'enquête inhabituelle ?
Bernard Bosson : Dès que j'ai été prévenu de cet accident, survenu samedi à 4 heures, j'ai été frappé par les conditions atroces dans lesquelles sont morts les automobilistes, pris dans un piège infernal, écrasés dans leur voiture à l'arrêt sans pouvoir faire quoi que ce soit. Et je me suis demandé si j'avais bien fait de laisser circuler les camions durant cette période. Puis, sans préjuger du résultat de l'enquête judiciaire et scrupuleux de nature, j'ai voulu tout vérifier à nouveau. D'où ces investigations urgentes dont j'ai pris connaissance en rentrant de ma mairie.
France-Soir : Effarant, dites-vous ?
Bernard Besson : Jugez-en. Le 22 juillet 1991, un premier conducteur de cette société est déjà impliqué dans un accident mortel. À la suite de cela, 38 conducteurs de l'entreprise font l'objet de vérifications durant les douze mois suivants. Sur cette seule période, sont consignées par procès-verbal 372 infractions au temps de conduite et de repos, dont 5 dépassements allant de 99 à 106 heures de conduite hebdomadaire durant deux semaines consécutives ! S'y ajoutent 43 absences totales de disque de contrôle, 15 surimpressions de ces mêmes disques et 4 délits d'usage irrégulier de l'appareil. Tout cela procède d'une intention très claire…
France-Soir : Et depuis ?
Bernard Besson : Rien n'a changé ! J'ai découvert que le 25 février dernier un conducteur s'est encore endormi au volant, n'occasionnant cette fois que des dégâts matériels. Six mois plus tard, ce week-end, un autre chauffeur fait de même, et cette fois c'est la catastrophe. À ce rythme, ce n'est plus du hasard mais une « technique » de gestion.
France-Soir : Quelle a été votre réaction ?
Bernard Besson : Sur un tel dossier, je ne pouvais pas rester inerte. Il n'y avait qu'une seule décision à prendre : la suspension immédiate de l'autorisation de transport de la société jusqu'à la fin de la procédure judiciaire. Cela, même si je suis très conscient du poids de cette mesure pour les 122 salariés d'une entreprise qui se trouve déjà en redressement judiciaire. Reste que les 81 tracteurs et les 107 semi-remorques peuvent tout de même effectuer des transports sur de courtes distance.
France-Soir : Au-delà de cet arrêté ponctuel, allez-vous mettre tous les transporteurs routiers sur la sellette ?
Bernard Besson : Pas dans le sens d'une grande vague à caractère répressif. En revanche, je lance une grande enquête à la base du système, c'est-à-dire sur les contrats entre transporteurs et chargeurs J'ai ainsi appris les dessous révélateurs d'un très grave accident de poids lourd sur venu peu avant mon arrivée au ministère. Le transport incriminé était sous-traité par le titulaire du contrat, qui en avait empoché 40 %. Comment voulez-vous qu'avec 60 % d'un tarif déjà tiré au plus juste la petite entreprise sous-traitée s'en sorte ? Elle doit rogner sur tout, et d'abord sur la sécurité. Ces mœurs inacceptables mettent en danger la vie de chacun d'entre nous, chauffeurs routiers inclus. Sur de tels points, je serai intraitable.
France-Soir : Tous ces accidents de camions seraient-ils le résultat d'une concurrence acharnée ?
Bernard Besson : Vous pouvez aller jusqu'à « déloyale ». Ce dernier drame justifie à mes yeux, la décision que j'ai prise d'établir au plus vite un code de déontologie du transport public pour éviter ces comportements qui s'apparentent au suicide collectif. Ce code verra le jour cet automne. Comme ministre de tutelle, je suis naturellement aux côtés des chauffeurs et des entreprises. À travers leurs fédérations, avec qui nous menons ce grand débat, j'ai trouvé des personnes extrêmement responsables confrontées à des difficultés économiques considérables. Raison de plus pour éliminer ceux qui ne jouent pas le jeu.