Interview de M. Antoine Waechter, porte-parole des Verts, dans "Krisis" de septembre 1993, sur l'électorat et l'idéologie écologistes, le livre de M. Luc Ferry "le nouvel ordre écologique" et les "Grünen" allemands.

Prononcé le 1er septembre 1993

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Média : Krisis

Texte intégral

Krisis : Les résultats obtenus aux dernières élections législatives par les écologistes ont été ressentis par beaucoup comme un échec, non certes par rapport au précédent scrutin (où les Verts avaient enregistré un score très inférieur), mais au regard des chiffres qu'avaient dégagés les sondages encore quelques semaines plus tôt. Quelle analyse faites-vous de la faiblesse relative de ces résultats en comparaison de ceux que vous étiez en droit d'escompter? Y a-t-il toujours place en France pour une mouvement écologiste autonome ?

Antoine Waechter : L'analyse des raisons pour lesquelles les écologistes n'ont pas recueilli toute les voix dont on les avait crédités est extrêmement difficile, car pour être juste, une telle analyse doit intégrer un grand nombre de paramètres. De plus, les explications de caractère conjoncturel ne sauraient constituer tous les éléments de la réponse. Il est possible, par exemple, que l'alliance des Verts avec Génération Écologie ait été mal perçue dans l'opinion. Nous n'avons peut-être pas non plus donné tous les signaux qui auraient permis de mobiliser complètement notre électorat traditionnel. On peut ainsi se demander si, au cours de la campagne électorale, le facteur environnement n'a pas été un peu perdu de vue, et si le débat suscité par les écologistes à propos du partage du travail a été présenté de façon suffisamment crédible. Enfin, il faut tenir compte des tactiques d'un parti socialiste qui s'est évertué, jusqu'au dernier moment, à faire croire qu'il existait une sorte de connivence entre les socialistes et les écologistes. Mais à mon sens, le constat essentiel se place ailleurs et les conclusions qu'on peut en tirer amènent à nuancer sensiblement le pessimisme contenu dans votre question. Ce constat tient au fait que les déplacements électoraux répondent à des déplacements sociologiques lents. Le mode de scrutin majoritaire a masqué ce phénomène en donnant l'impression d'un raz-de-marée RPR-UDF. La réalité est toute différente. Si l'on compare les résultats de ces dernières élections avec ceux des précédentes législatives, on constate que le couple RPR-UDF a perdu des voix. Le déclin du PS s'est par ailleurs largement confirmé. Les deux seules formations politiques qui ont progressé sont le Front national et les écologistes. Un déplacement sociologique, qui se traduira à terme par un déplacement électoral, est donc en train de se produire dans la société française au détriment des formations politiques classiques. Ce mouvement, sensible depuis maintenant cinq ou six ans, est le principal facteur dont il faut tenir compte. Or, s'il y a place aujourd'hui pour un mouvement écologiste autonome, c'est précisément parce que l'écologie politique s'accompagne d'une philosophie de l'action totalement distincte de celle portée par le clivage droite-gauche, qui structure le paysage politique français depuis deux siècles et montre aujourd'hui des signes d'essoufflement évident. Quatre différences fondamentales distinguent la pensée écologiste de celle de toutes les autres formations. Les écologistes sont d'abord les seul à manifester une volonté d'intégrer les limites physiques de notre planète (espace, matières premières, capacité à recevoir les déchets émis par l'homme, etc.) dans les logiques économiques et les stratégies sociales. D'autre part, en refusant d'assimiler l'évolution technologique au progrès, ils entendent mener une critique de l'outil, et redéfinir le sens même du progrès. Troisièmement, les écologistes veulent substituer à un réflexe de domination et d'exploitation, de la nature bien sûr, mais aussi des autres peuples, de leurs cultures et de leurs modes de vie différenciés, une relation de coappartenance et de respect mutuel. Enfin, la dernière différence réside dans le souci qui est le nôtre, au cœur même de la politique concrète, d'aborder l'individu dans sa totalité en cessant de le réduire à sa seule dimension d'agent économique. Considérer l'homme aussi bien dans ses aspects affectifs, culturels et spirituels que dans ses aspects matériels, lui offrir la possibilité d'être autre chose qu'un simple producteur doublé d'un consommateur, constitue l'un des enjeux-clés de l'écologie politique.

Krisis : La question se pose néanmoins de savoir dans quelle mesure le vote écologiste correspond à une adhésion réelle aux principes et au programme des écologistes, c'est-à-dire à un engagement résolu en faveur d'une autre philosophie de la vie, et non pas seulement à un vote protestataire permettant à certains électeurs de manifester leur hostilité ; l'endroit de la classe politique, sans avoir à apporter leurs voix au Front national ou au parti communiste. Le vote "vert" est-il un vote pour les écologistes ou un vote contre tous les autres ?

Antoine Waechter : Sur ce point, l'équivoque est aujourd'hui levée. Toute une série d'études ont montré que le vote écologiste est un vote d'adhésion et que les résultats électoraux enregistrés par le mouvement écologiste sont même très inférieurs au degré de sympathie dont jouissent aujourd'hui ses thèses dans l'opinion publique. Ces études confirment que le mouvement écologiste est la formation politique qui jouît de la plus forte sympathie auprès des Français. Certaines montrent même qu'il pourrait y avoir jusqu'à 35 % d'électeurs susceptibles de voter un jour ou l'autre pour un candidat écologiste élections présidentielles. À l'intérieur de cet électorat se trouve un noyau dur de 15 à 20 % de Français qui adhèrent sans réserves aux principes écologistes. Le phénomène nouveau, auquel j'ai déjà fait allusion, réside dans la naissance d'une classe sociologique capable de se libérer des déterminismes socio-économiques. Cette nouvelle classe ne cesse de s'étendre et je pense qu'à terme, elle est appelée à devenir majoritaire. Il s'agit encore d'un électorat fluctuant, ce qui explique le caractère volatil d'une partie des votes recueillis par les écologistes. Mais les indices, qui s'accumulent, vont tous dans le sens d'une confirmation de cette nouvelle donne sociologique. L'un de ces indices est l'accélération des phénomènes d'"alternance" : au cours des douze dernières années, nous avons vu se succéder des changements de majorité à quatre reprises (en 1981, en 1986, en 1988 et en 1993). Le référendum sur le traité de Maastricht constitue aussi un très bel exemple de bouleversement de la carte politique française, puisque le résultat obtenu ne correspondait en rien au caractère massif des appels en faveur du "oui". Lors du premier tour des dernières élections législatives, on a par ailleurs enregistré un million de votes blancs ou nuls de plus qu'habituellement, ce qui est considérable. Ces faits ne sont pas liés à des facteurs conjoncturels, mais traduisent l'émergence d'un groupe de population inédit, qui entend exprimer son mécontentement face aux choix, qui lui sont proposés et dont le vote échappe de plus en plus aux consignes des partis. Le décalage croissant entre l'influence que peuvent avoir les différentes formations politiques et le comportement électoral des Français apparaît par là comme la donnée majeure de ces dernières années. Il est dans la logique des choses que les écologistes en profitent.

Krisis : Au cours des vingt dernières années, de l'époque des manifestations sur le plateau du Larzac à l'entrée des Verts dans les conseils régionaux, le visage du mouvement écologiste a considérablement changé. Sa perception dans l'opinion semble également avoir beaucoup évolué. Quelles ont été les grandes étapes de cette mutation ?

Antoine Waechter : La structuration de l'écologie politique en France s'est faite en trois phases principales. La première s'étend de 1973-74 à 1984. Cette période est surtout marquée par la thématique associative et par une certaine indécision quant au mode d'organisation et d'action des partisans de l'écologisme : le mouvement écologiste qui s'était constitué pour l'élection présidentielle de 1974, au moment de la candidature de René Dumont, avait une base fédérative et regroupait des associations de défense de l'environnement beaucoup plus que des groupes à vocation véritablement politique. Du débat qui s'est alors instauré est né, lors de l'élection européenne de 1979, le Mouvement d'écologie politique auquel une fraction de militants, regroupés pour la plus-part au sein des Amis de la Terre, ont refusé de se joindre, faisant perdre du même coup quatre ou cinq ans au processus d'action politique des écologistes. Enfin, en 1984, ont été créés les Verts, ce qui a correspondu à la formalisation et à l'achèvement de l'importante transformation engagée par le Mouvement d'écologie politique à la fin de 1979. À partir de cette date, l'adhésion individuelle devient possible, alors qu'elle était auparavant réservée aux fédérations et aux groupes. Simultanément, la double appartenance est interdite, ce qui est une manière claire d'affirmer que les Verts constituent une formation politique à part entière. La deuxième phase, ouvre la période qui va de 1984 à I992. C'est celle d'une écologie politique structurée en une organisation unique et pérenne. Les Verts tentent de constituer un rapport de forces sans envisager de participer directement à l'exécutif, que ce soit sur le plan local ou national. Depuis 1992, enfin, nous sommes dans une troisième phase, caractérisée par de véritables perspectives de participation dans les exécutifs. La coupure entre ces deux dernières périodes n'a d'ailleurs pas toujours été clairement perçue à l'extérieur du mouvement, mais elle l'est très nette­ ment à l'intérieur, ce qui peut expliquer certains positionnements…

Krisis : Et sans doute aussi certaines rivalités, souvent présentées comme le reflet de courants politiques distincts. Ce qui appelle une question complémentaire. Les trois phases que vous décrivez ont été marquées par des formes organisationnelles assez variées. Peut-on aussi parler d'une évolution du discours ou, tout au moins d'accentuations idéologiques différentes ? La thématique "ni droite ni gauche", par exemple, semble représenter une option relativement récente.

Antoine Waechter : Pas du tout. Cette thématique a au contraire été appliquée de manière très concrète dès la première phase. En témoignent la plupart des déclarations publiques faites par les écologistes à cette époque. L'une des constantes de notre culture politique est en effet le refus du désistement ou de la consigne de vote. D'où les intenses débats qui eurent lieu avec Brice Lalande en 1978 et 1981 sur la question de savoir s'il fallait ou non appeler au deuxième tour à voter pour le candidat socialiste Par la suite, dès l'instant où est apparue la perspective d'une participation à l'exécutif, cette affirmation d'un positionnement hors du clivage droite-gauche est devenue cruciale. On peut à cet égard distinguer deux grandes tendances. La première regroupe tous ceux qui n'ont jamais milité ailleurs que dans les mouvements écologistes ou qui ont définitivement coupé le cordon ombilical ayant pu les rattacher dans le passé à une autre sensibilité politique. Ceux-là sont tout particulièrement attachés à l'indépendance du mouvement. La deuxième tendance est représentée par ceux qui viennent de la gauche ou de l'extrême gauche et qui n'ont pas encore rompu le lien culturel avec leur famille d'origine. Pour eux, la démarche écologiste constitue une nuance apportée à une démarche antérieure, ou encore un moyen nouveau d'arriver aux mêmes fins. Les premiers, fidèles au projet de départ, se prononcent en faveur d'une troisième voie qui ne s'inscrive pas dans le clivage linéaire droite-gauche, alors que les seconds plaident plutôt pour un projet de gauche sur lequel viendrait se greffer l'écologisme.

Krisis : Outre les politiciens qui estiment que la défense de l'environnement ne saurait tenir lieu de programme politique et que les partis classiques restent les mieux placés pour répondre aux impératifs écologistes auxquels sont confrontées les sociétés industrielles, les détracteurs des Verts viennent eux-mêmes de plusieurs horizons. Il y a ceux qui contestent le primat d'un respect de la nature au nom d'une philosophie "anthropocentriste". Il y a également les libéraux, qui pensent que la logique du marché est seule à même de résoudre tes problèmes de l'environnement. II y a enfin des chercheurs comme les signataires de l'Appel de Heidelberg, qui présentent volontiers les écologistes, au mieux comme de doux rêveurs, au pis comme de dangereux fanatiques désireux de faire régresser l'humanité au stade pré technologique. Tous se retrouvent en général d'accord pour estimer que nous vivons dans la moins mauvaise des sociétés possibles et pour affirmer que la prise en compte des problèmes écologiques n'implique pas de rupture fondamentale avec l'idéologie productiviste dominante. Quels commentaires vous inspirent ces arguments ?

Antoine Waechter : Marx pensait que le travail humain est capable de produire des richesses de manière illimitée. Le capitalisme est fondé sur le même postulat. Or, nous savons qu'il est faux. Cette question des limites oppose les écologistes aux marxistes comme aux libéraux. Prenez l'exemple des problèmes que pose l'évolution du territoire. Il est clair que si l'on souhaite voir se rétablir un certain équilibre entre nos villes et nos campagnes, cela ne pourra se faire qu'à l'aide d'une politique volontariste, car les lois du marché sont incapables d'empêcher la poursuite de l'explosion urbaine et la dévitalisation de l'espace rural. Il faut donc cesser de croire aux capacités autorégulatrices du marché et ne pas s'abandonner passivement à ses mécanismes, dont les effets sont par ailleurs désastreux sur les relations économiques internationales, en particulier les relations Nord-Sud. Le marché est par définition incapable de prendre en compte ce qui n'a pas de valeur monétaire, qu'il s'agisse de la beauté d'un paysage, de la qualité du milieu de vie, de la nature des relations humaines, etc. Au regard du marché, ce qui n'a pas de prix n'a tout simplement pas de valeur, et c'est cette perception des choses qui légitime toutes les exploitations et tous les saccages. Le marché doit être encadré, et c'est précisément ce qui justifie la politique: s'il suffisait de laisser agir la "main invisible" du marché, il n'y aurait pas besoin de politique. Les écologistes ne sont pas opposés à la technique mais ils ne confondent pas progrès et progression technologique. Nous devons conserver une attitude critique permanente face à l'outil, pour rejeter la technique qui aliène et menace, et conserver celle qui libère. Les partisans d'une société soumise à la technique fondent leur démarche sur le rationalisme conquérant des Lumières, pour lequel l'activité humaine doit tendre vers la domination absolue des forces de la nature, comme si l'humanité avait pour seul projet de se réaliser dans l'innovation technique. Nous pouvons aujourd'hui mesurer les dégâts qui, résultent de cette croyance. Lorsque les écologistes se battent contre les centrales nucléaires, qu'ils dénoncent le productivisme à outrance ou qu'ils critiquent la voiture, ils provoquent la stupeur chez les chantres des valeurs héritées de l'idéologie des Lumières. Mais il est remarquable, en même temps, que ces valeurs se retrouvent aussi, sous une forme à peine différente, chez ceux qui ont une vision purement nationaliste du monde. À la volonté des écologistes d'instaurer entre les cultures et les peuples des relations de respect mutuel, les plus tempérés répondent qu'une "France forte" est la condition préliminaire à tout débat, tandis que les plus extrémistes se contentent du slogan : "La France aux Français". Quels que sois les principes fondateurs dont les uns et les autres se réclament, c'est donc toujours la même logique de conquête et de domination (militaire, économique, culturelle) que l'on voit à l'œuvre dans les sociétés industrielles. Cette logique, qui a fondé le capitalisme comme le marxisme, aboutit à une vision fractionnée de l'homme. Elle n'est disposée à considérer que sa dimension économique matérielle au détriment de toutes les dimensions qui restent étrangères à l'univers de la marchandise et du pouvoir. C'est à l'intégration dans la sphère politique de ces autres dimensions aujourd'hui laissées pour compte que travaillent les écologistes.

Krisis : Que pensez-vous de la critique développée par Luc Ferry qui, dans son dernier livre, Le Nouvel ordre écologique, brandit le spectre d'une nouvelle "religion de la nature" et s'insurge contre toute remise en cause des pouvoirs souverains que la modernité aurait octroyés à un individu "autonome", coupé de toute dimension d'appartenance ?

Antoine Waechter : Luc Ferry a abordé son sujet avec un énorme préjugé ! Il a voulu traiter de l'écologie politique sans véritablement la connaitre. Après les débats qui ont suivi sa publication, je pense qu'il n'écrirait plus aujourd'hui son livre de la même manière. Quoi qu'il en soit, en prônant les vertus de l'arrachement et de l'universalisme, il légitime tous les ethnocides imaginables. Les auteurs du génocide à la fois physique et culturel subi par les Indiens d'Amérique ou les Aborigènes d'Australie à partir du XVIIe siècle, par exemple, se sentiraient confortés par ses thèses. Ferry donne également une assise idéologique un monde unifié et à une société totalement aseptisée tels qu'Aldous Huxley les a décrits dans Le meilleur des mondes, avec des individus interchangeables fondus dans une gigantesque fourmilière anonyme. Ferry a cependant saisi une partie de l'enjeu : l'écologisme s'inscrit dans une lutte entre deux visions du monde antagonistes, l'une considérant que le monde est un objet qui peut être arraisonné et dominé par l'homme sans limitation aucune, l'autre jugeant au contraire que l'homme est pris dans un rapport de co-appartenance au monde qui lui impose un certain nombre de devoirs. Au-delà de cette opposition théorique, se trouve posée la question essentielle à toute philosophie : quelle est la finalité de l'existence humaine ? Or, dans la réalité concrète, c'est bien à cette question du sens de la vie que nous sommes confrontés. Lorsque les écologistes débattent avec des industriels des limitations qu'il faudrait apporter à la production, à la planification, à l'aménagement du territoire, etc., ce ne sont pas des arguments de nature économique qui leur sont opposés, mais des considérations existentielles. L'angoisse que manifeste ces industriels se résume en une phrase : "Puisque la croissance c'est la vie, que va-t-on devenir si l'on ne peut plus développer ?" De même, quand les écologistes préconisent le partage et la réduction de la durée du travail afin de répondre à la mécanisation croissante dans la production, ce n'est pas tant la crédibilité de cette proposition qui leur pose un problème, mais plutôt l'inquiétude existentielle de ceux qui ont pris l'habitude de voir dans le travail une valeur de référence sans laquelle la vie n'a plus de sens. Cela ne sert donc pas à grand-chose d'opposer absence de traitement les deux visions du monde qu'évoque Ferry si l'on ne commence pas par se demander quelle est celle qui est la plus porteuse de sens pour l'existence humaine. Il y a déjà une cinquantaine d'années, Robert Hainard dans un livre intitulé Nature et mécanisme, disait à peu près la chose suivante : "L'homme a besoin d'une contrainte. Il a un besoin vital de rencontrer une résistance. La nature, entendue au sens très global du terme, représente cet e résistance". Or, l'homme, depuis trois ou quatre siècles, tend par son activité de domination de la nature à effacer les contraintes, à faire disparaître l'effort. Mais si l'homme n'a plus d'effort à fournir, s'il ne connaît plus de limites ni de résistance, il y a fort à parier qu'il se retrouvera face au vide si bien évoqué par Pascal Une société exclusivement matérialiste ou marchande est une société qui s'achèverait sur sa destruction.

Krisis : Tout comme les Verts en France, le Grünen allemands, malgré quelques récents revers électoraux, occupent une place non négligeable sur l'échiquier politique de leur pays. Ils semblent d'ailleurs avoir eu une certaine antériorité sur les autres mouvements écologistes en Europe. Pourtant, en dehors de quelques contacts au Parlement européen, et bien que l'Alsace soit l'un des bastions de l'écologie politique en France, on a l'impression qu'il n'existe guère de relations suivies entre les Verts et les Grünen. Quels sont les points communs, mais aussi les différences, existant, entre les deux mouvements ?

Antoine Waechter : Il est inexact de parler d'une antériorité des Grünen sur les Verts. Si les Grünen sont entrés au Parlement allemand dès le début des années quatre-vingts, contrairement aux Verts qui sont restés et restent encore aujourd'hui aux portes de l'Assemblée nationale, c'est tout simplement qu'ils ont bénéficié d'un mode de scrutin différent de celui qui existe en France. En réalité, l'écologie politique est née en France six ans avant qu'un mouvement comparable apparaisse en Allemagne. Les Allemands, en revanche, ont court-circuité ce qui aurait pu être chez eux l'équivalent de la première phase de l'écologisme, français, car leur Constitution exigeait qu'ils se constituent immédiatement en parti politique. L'écologie politique allemande ne s'est donc pas élaborée à partir de l'expérience associative. Une autre particularité est que le parti écologiste allemand s'est constitué avec des apports très hétérogènes. Une certaine extrême gauche extra-parlementaire en a constitué l'une des composantes les plus problématiques. Cette composante a aujourd'hui rompu avec les écologistes pour s'associer avec les anciens communistes d'Allemagne de l'Est, ce qui ne peut à mon avis que profiter aux Grünen, qui pourront avoir ainsi une existence, interne plus paisible et une plus grande efficacité d'action. Les Verts, eux, ont toujours constitué un mouvement plus homogène et ont affirmé beaucoup plus tôt la singularité conceptuelle le de l'écologie politique. Quant à la récente élimination des Grünen de leur Parlement fédéral est l'effet l'une conjoncture très particulière. Lors des élections de 1990, les Allemands ont voté pour les principaux acteurs de la réunification et ont sanctionné ceux qui, comme les écologistes et la SPD, s'étaient montrés critiques ou réservés vis-à-vis des modalités de cette réunification. Au niveau des Lander, les Grünen progressent lentement, mais de façon constante.

Krisis : Depuis leur création, les Verts ont cependant produit moins de textes théoriques ou doctrinaux que les Grünen ou que les écologistes nord-américains. On leur doit surtout des travaux descriptifs et critiques sur la dégradation de l'environnement et sur un certain nombre de problèmes écologiques particuliers. Les Allemands, et dans une moindre mesure les Américains, ont au contraire publié bon nombre d'ouvrages dans lesquels ils cherchent à jeter les bases d'une philosophie générale de la, nature, d'une nouvelle vision du monde, etc.

Antoine Waechter : C'est d'autant plus vrai que les quelques textes théoriques publiés en France ont généralement été traduits de l'américain ou, un peu moins souvent, de l'allemand. Ce fait s'explique par l'histoire particulière des écologistes dans notre pays. Dès sa naissance, l'écologie politique française s'est toujours davantage impliquée sur le terrain et a prêté plus d'attention aux dossiers concrets qu'à l'élaboration de concepts généraux. Cela ne veut évidemment pas dire qu'il en sera toujours ainsi.

Krisis : Dans une société qui, en surface tout au moins, paraît aujourd'hui éminemment "consensuelle", quel peut être l'avenir d'une attitude de refus du primat du productivisme et de l'économisme, avec ses corrélats que sont l'individualisme, le rationalisme, l'idéologie de la croissance et le culte de la marchandise? Peut-on sortir d'une logique où les moyens d'existence oblitèrent les raisons de vivre ?

Antoine Waechter : C'est la question du sens de l'existence qui est posé. Beaucoup de nos contemporains, refusent d'en traiter, sans doute parce que cette intégration ouvre devant eux des abîmes. De plus, les réponses varient selon le niveau culturel de chacun Il y a cependant des indices qui ne trompent pas, et j'en ai déjà énuméré quelques-uns. Un autre fait significatif, révélé par des études récentes, est qu'une majorité de Français sont désormais prêts à abandonner une partie de leur pouvoir d'achat pour avoir plus de temps libre et pour vivre mieux. Cela signifie que le "Mieux" n'est plus automatiquement identifié au "toujours plus". Pour ma part, je suis convaincu que, le niveau général de formation augmentant, les gens vont de plus en plus chercher à donner à leur existence quotidienne une dimension culturelle, sociale, spirituelle, sensible, affective, et pas seulement matérielle. L'émergence d'une citoyenneté plus active et la renaissance d'un véritable esprit communautaire sont l'aboutissent logique de cette évolution au terme de laquelle le cycle métro-boulot-dodo ne sera plus qu'un mauvais souvenir. La demande est dès à présent très forte. Mais il reste à traduire ces désirs de manière concrète. C'est-à-dire investir le sens de l'existence dans l'existence elle-même.