Interview de M. Michel Rocard, ministre de l'agriculture, dans "Le Midi Libre" le 17 mai 1984, sur le problème viticole et les difficultés de la France au sein du Marché Commun agricole.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Le Midi Libre - Midi libre

Texte intégral

M.L. : Comment ressentez-vous les applaudissements de 8 000 viticulteurs, à Nîmes, le mois dernier, aux propos d'un leader professionnel : « Nous sommes orphelins d'un ministre de l'Agriculture ?

Michel Rocard : Le ministre de l'Agriculture traite le dossier de la viticulture avec tout le sérieux et l'opiniâtreté que requiert un dossier de cette importance. Mes sentiments sur tels ou tels propos tenus sont secondaires. Ma préoccupation majeure est de constater que, malgré une récolte somme toute proche de la moyenne, des importations limitées, des exportations en progression constante, la commercialisation des vins de table s'effectue à des cours peu rémunérateurs et de façon difficile.
La situation est grave, car elle révèle que le marché français même lorsqu'il n'est pas perturbé par des importations intempestives, n'est pas en mesure d'aborder les disponibilités. Nous ne pouvons éluder cette constatation. Il nous faut, avec l'ensemble des professionnels, examiner très attentivement toutes les causes de ces difficultés : interférences entre V.Q.P.R.D. et vins de table, baisse de la consommation, commercialisation en franchise… L'O.N.I.VINS et l'I.N.A.O. se sont attelés à cette tâche. J'attends leurs réflexions et leurs propositions, car je me suis fait un devoir d'agir en toute circonstance après avoir consulté les professionnels.
Cette situation est aussi en grande partie le résultat des erreurs de gestion de la communauté et de son incapacité à faire respecter ses propres règlements. Depuis le début de la campagne, les cours du vin stagnent autour de 70 % du prix d'orientation, alors que l'article 3 bis du règlement 337 donne comme objectif d'assurer l'équilibre sur le marché égal au moins à 82 % du prix d'orientation.
Il ne s'agit pas de désigner tel ou tel responsable pour servir de bouc émissaire mais avec toute la gravité qu'exige la situation, d'affirmer que nous sommes profondément attachés au Marché Commun et que nous voulons qu'il ait un mode de fonctionnement répondant aux objectifs qui lui ont été fixés.

M.L. : Le président de la République a laissé entrevoir une réforme profonde de la réglementation communautaire. Pourquoi avoir attendu l'imminence de l'entrée de l'Espagne et du Portugal dans la C.E.E. et que les caisses soient vides pour engager une telle démarche ?

Michel Rocard : Le déroulement de l'actuelle campagne démontre largement la nécessité de revoir un certain nombre des mécanismes de base de l'organisation commune de marché. Il est en effet inadmissible qu'un état-membre, l'Italie, ait dissimulé 6 millions d'hectolitres de sa récolte tout en doublant en quelques semaines les quantités portées à la distillation préventive, qu'un autre état-membre, la R.F.A., souscrive 130 % de sa récolte de vin de table à cette même distillation. La réforme 1982 était incontestablement une avancée. Ce qui est en cause aujourd'hui, c'est à la fois l'application des mécanismes de gestion prévus par l'actuel règlement et la révision sans complaisance de ces mécanismes afin de faire face à la situation réelle de la production communautaire et je crois que les professionnels sont d'accord sur ces promesses.
Nous estimons en effet que, s'il n'y avait pas eu une sous-estimation flagrante des prévisions de récolte dans certains états-membres, la distillation obligatoire, article 41, devait, en décembre 1983, être déclenché et permettre le retrait de plusieurs millions d'hectolitres dans la Communauté. Le refus de la commission d'assumer la responsabilité de l'application du règlement de base, nous place dans une situation que nous ne pouvons tolérer. Nous avons, le 8 mai dernier, demandé avec insistance et même durement, au Conseil et à la Commission, de respecter les engagements qui ont été pris à l'égard des producteurs lors de la mise en place du règlement. La presse s'en est fait l'écho.
Au-delà des aspects conjoncturels, il est clair que l'absence de maîtrise quantitative conduit à l'accumulation d'excédents structurels et à des coûts de gestion inacceptables.
C'est pourquoi, le gouvernement français a demandé que soit procédé à un examen global des problèmes posés dans le secteur viti-vinicoles afin que soient décidés les aménagements nécessaires à l'acquis communautaire et, bien entendu, avant que l'élargissement à de nouveaux états-membres n'ajoute lui-même aux difficultés présentes. J'insiste sur ce préalable. Je suis sûr que chacun en saisira le poids et l'importance.

M.L. :N'avez-vous pas « mal à la gauche » lorsque vous constatez que cette année, le record des manifestations de rue est battue, que l'on n'a jamais autant saccagé de lieux publics et que trois ans après le 10 mai, les C.R.S. sont toujours face aux viticulteurs ?

Michel Rocard : J'ai dressé un tableau sans complaisance du déroulement de la campagne. Mais la conjugaison d'une récolte moyenne avec des prix insuffisants provoque une baisse de la recette des viticulteurs et pour beaucoup d'entre eux, les difficultés de trésorerie sont grandes.
Je me suis fait communiquer les chiffres « en cours » à court terme des viticulteurs et j'ai pu constater dans un département, leur progression de 22 % entre la fin de l'exercice 1982 et la fin de l'exercice 1983. La situation est sérieuse.
Il faut donc mettre tout en oeuvre pour que le marché se redresse et que la fin de la campagne se déroule dans des conditions plus normales. Pour cela, nous disposons d'un instrument de gestion qui est la distillation de soutien, prévue à l'article 15. Nous l'avons demandée en avril. Le 8 mai, nous avons avec une insistance qui n'a pas toujours été appréciée de nos partenaires, mais qu'importe, exigé qu'une réponse nous soit donnée car nous ne pouvons admettre que certaines « erreurs » pour éviter d'employer un autre terme, aboutissent à la pénalisation de tous les viticulteurs français. En effet, le bénéfice d'une distillation exceptionnelle le leur serait refusée au motif qu'ils n'avaient pas eu recours à la distillation préventive laquelle constitue une prime pour ceux qui, faisant fi de toute politique qualitative, ont délibérément opté pour une viticulture à haut rendement.
Ce serait là un hommage que la vertu devrait rendre au vice, une incitation à l'irresponsabilité. La France exige, en effet, que soient clairement définies les responsabilités et ne tolère pas que les viticulteurs qui ont respecté l'esprit du règlement de base soient injustement pénalisés.
Cependant, et je le dis clairement, si nos demandes sont légitimes et si la colère des viticulteurs est compréhensible, le saccage des lieux publics et la destruction de biens desservent la viticulture languedocienne. Il n'y a pas de violence légitime, dans un pays démocratique comme le nôtre. La violence n'est pas de gauche.

M.L. : La réforme des règlements communautaires que vous envisagez permettra-t-elle de sortir du cycle manifestations-distillations ?

Michel Rocard : Sans redire comme Napoléon qu' « une bonne constitution doit être courte et obscure », les bons règlements sont ceux qui s'appliquent. La viticulture a déjà trop pâti de textes, bons dans leur principe, mais inappliqués. Il est clair qu'une bonne gestion du marché du vin ne passe pas par des mesures conjoncturelles accordées au gré des pressions de la rue. Il est aussi clair que le vin est produit pour être consommé et non pour être distillé. Pour la France, les objectifs de la nouvelle organisation du marché sont simples et clairs : assurer une meilleure sécurité du revenu des producteurs de vins de table dans une tranche de production, limitée mais garantie, renforcer les moyens de la politique de qualité en éliminant la production de mauvaise qualité et en limitant le recours aux procédés d'enrichissement ; de maîtriser l'évolution de la production dans la C.E.E. afin d'éviter l'accroissement sans freins des surplus et du coût d'écoulement des excédents.
Nous ne voulons pas bâtir un système parfait mais faire aboutir une organisation de marché excluant le pilotage à vue et apportant aux producteurs une vision de l'avenir susceptible de leur redonner confiance.

M.L. : La faiblesse du marché des vins de table s'explique cette année par les excédents des régions d'appellation. C'est donc un problème franco-français. Comment dépasser le stade du simple constat, comme le fait de l'office, et redonner au Midi la maîtrise de ce marché-là ?

Michel Rocard : Cette année, le volume de la production V.Q.P.R.D. est effectivement important : près de 20 M hl, en accroissement de 15 % par rapport à la moyenne des cinq dernières années. Phénomène renforcé par la présence de stocks élevés à la fin de la dernière campagne.
Le problème posé est celui de la concurrence de vins produits dans les zones d'appellations et commercialisés en vins de table avec les vins de table du Languedoc. Il importe d'apprécier si cette concurrence est loyale ou s'il s'agit de distorsion.
Pour y voir clair, et mieux cerner ces phénomènes qui sont souvent évoqués sans que l'on ait pu jusqu'ici en mesurer l'ampleur, le gouvernement a demandé qu'une étude soit menée dans le cadre de l'ONIVINS et de l'INAO.
J'attends les conclusions très prochaines de cette étude et les propositions qui me seront faites pour que le secteur des V.Q.P.R.D. assure parfaitement la maîtrise de sa production.

M.L. : Les vignerons craignent que l' « effet quota » n'ait le même impact que le projet d'office. C'est-à-dire un espoir déçu.

Michel Rocard : Un groupe de travail composé de membres du Conseil de direction de l'ONIVINS réfléchit sur l'éventualité de l'instauration de quotas dans le secteur viti-vinicole. Comme je l'ai indiqué préalablement, le gouvernement français a demandé que soit procédé à une révision de la réglementation communautaire dans le secteur du vin. Pour nous, les réflexions des professionnels constitueront un apport primordial. Ceci étant, je tiens à rappeler que pour négocier, il faut que la commission nous fasse des propositions et que c'est sur cette base que la discussion s'engagera. Pour l'heure, nous n'avons aucune proposition de la commission, et il me semblerait prématuré d'arrêter une position nationale définitive qui risquerait de nous mettre en position d'infériorité au cours d'une négociation qui, en tout état de cause, sera très serrée.

M.L. : La France viendra au secours de la C.E.E. pour le cas précis des aides aux contrats de stockage à court terme. Ouvrir ainsi une brèche dans l'édifice européen n'appelle-t-il pas d'autres interventions nationales.

Michel Rocard : Au cours des longues et dures négociations sur la fixation des prix 1984-1985, conscient des problèmes posés aux coopératives et aux viticulteurs vinifiant en caves particulières par la proposition de la commission de supprimer au 1er septembre 1984 les primes de stockage à court terme, j'ai, à plusieurs reprises, demandé à nos partenaires que cette mesure soit rapportée. Face au refus d'une prise en charge communautaire de ces mesures indispensables à la bonne gestion du marché en début de campagne, j'ai demandé et obtenu que l'aide au stockage soit mise en oeuvre le 1er septembre 1984 par un financement national. Ce résultat préserve les intérêts essentiels de notre viticulture mais ne constitue en rien la porte ouverte à d'autres interventions nationales. Le président de la République l'a redit, je crois, tout récemment encore à la délégation professionnelle.

M.L. : La pénible mise en place d'accords interprofessionnels n'empêche pas les cours des vins de table de se trouver au même niveau qu'en avril 1982.

Michel Rocard : Effectivement, la mise en place de l'accord interprofessionnel vins de table pour la campagne 1983-1984 a été difficile. Il convient de rappeler tout d'abord que le contexte dans lequel les discussions se sont déroulées était lui-même difficile par suite du non-déclenchement des mesures communautaires d'assainissement quantitatif du marché en début de campagne.
Bien évidemment, on ne peut attendre du seul dispositif interprofessionnel qu'il rétablisse l'équilibre de l'ensemble du marché.
C'est celui qui a conduit à la signature d'un accord portant sur une partie seulement de la production sélectionnée sur une base qualitative – vins de pays – vins de table de plus de 11 degrés répondant à certains critères qualitatifs.
Par ailleurs, l'accord n'a pu être réalisé que tardivement – signature le 25 janvier, mise en place le 18 février – alors que la campagne était déjà largement entamée.
Il résulte de tout cela qu'une partie importante de la production a échappé au dispositif interprofessionnel ou se commercialise sans référence à un prix minimum.
Il n'en demeure pas moins que, malgré son caractère limité, cet accord auquel j'ai beaucoup travaillé, a permis la permanence des relations interprofessionnelles qui, dans le contexte d'une amélioration de la gestion communautaire des marchés, pourra s'exercer dans de meilleures conditions.

M.L. : Pourra-t-on préserver l'avenir de tous les viticulteurs ?

Michel Rocard : L'avenir dans le secteur du vin, comme dans les autres secteurs de la vie économique, appartiendra à ceux qui auront su conquérir des marchés, se battre pour les garder et les développer. Comme je l'ai dit à mon retour des Etats-Unis, les performances des vins de table sur le continent américain sont remarquables. Alors, pourquoi baisserions-nous les bras dans notre propre pays. Le marché du vin de table connaît une rude mutation, c'est vrai, mais je suis persuadé qu'autour de l'organisation économique, le Languedoc-Roussillon se façonnera une gamme complète de vins qu'il saura promouvoir et vendre à l'instar d'autres grandes régions viticoles françaises. C'est mieux qu'un pari, cette évolution positive est déjà engagée, et croyez-moi, nos concurrents en sont conscients… et inquiets.