Interview de M. Jean-François Trogrlic, secrétaire national de la CFDT, dans "Le Jour" du 3 mai 1993, sur le partage du travail et l'Europe sociale.

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Média : Le Jour

Texte intégral

Le Jour : Quelle réflexion portez-vous sur le partage du travail ?

Jean-François Troglic : Le partage du travail reste un angle pertinent pour résorber le chômage. Mais évitons d'être obsédés par la réduction du temps de travail hebdomadaire (passage de 39 à 35 heures).
Évitons aussi de nous focaliser sur les accords temporaires par lesquels des gens acceptent de réduire la durée de leur temps de travail et leurs salaires pour préserver l'emploi dans leurs entreprises. C'est un réflexe de crise, mais certainement pas une solution que l'on pourra inscrire dans la durée. Pour que la réduction du temps de travail reste opératoire, il faut changer d'échelle avec des montages qui soient à la hauteur de ces ambitions.

Une chose est désormais certaine : à elle seule, la croissance ne suffira pas à créer d'emplois et à résorber le chômage. Avec 2,5 ou 3 points de croissance, on arrivera tout juste à ne pas perdre d'emplois.

Le Jour : Plus concrètement, quelles solutions proposez-vous ?

Jean-François Troglic : Nous avançons trois propositions.

La première concerne la formation. Pourquoi ne pas définir un temps de formation équivalent à 10 % du temps travaillé par les salariés ? Ces 10 % devraient être un droit, géré comme un système d'assurance, au même titre que les assurances chômage, retraite ou maladie. Il faudrait inventer un quatrième régime, qui serait le régime formation. En haussant le seuil à ce niveau, alors il y aura un lien entre les gens qui partent en formation, et les emplois pour les remplacer, ou pour organiser le turn-over entre ceux qui sont en formation et ceux qui sont en activité.

La seconde concerne la vie active : étudions la mise en place d'un droit, pour les salariés, à réduire progressivement leur activité à partir de 55 ans, pour favoriser la transmission de savoir-faire et favoriser l'embauche des jeunes. Les modalités d'un tel accord pourraient être atteintes par négociation dans les branches professionnelles. L'argent que met l'Unedic ou le Fonds national de l'emploi pour l'inactivité des plus de 55 ans pourrait être mis dans cette cessation progressive d'activité.

Enfin, troisième volet, ouvrons un droit de suspension ou de réduction d'activité professionnelle, correspondant à la demande des salariés pour leur permettre ou bien d'assurer des charges familiales, ou bien des engagements dans la vie sociale à différentes périodes de la vie (activité d'insertion, de participation à la vie sociale via des associations, etc.).

Le Jour : Selon vous, quel rôle doit jouer l'entreprise face à l'exclusion ?

Jean-François Troglic : Dans ce domaine, les choses sont généralement plus faciles à dire qu'à faire. Sur le fond, nous sommes contre le fait que des entreprises puissent devenir de plus en plus performantes sans se soucier de ceux qui ne parviennent pas à y entrer.

Constat : en matière d'insertion des jeunes, le compte n'y est pas. Les systèmes d'apprentissage, de formation en alternance souffrent d'une attention insuffisante en entreprises sur les tuteurs, dont on a besoin, sur l'accueil réservé, sur les dispositifs de suivi.

Pour améliorer cette situation les CE peuvent jouer un rôle. Ils sont, eux-mêmes, générateurs d'activités, au moins dans les grosses entreprises, et peuvent imposer des dispositifs d'accueil. Par ailleurs, pourquoi ne pourrait-on pas déterminer une partie de la fiscalité des sociétés suivant leur capacité à produire des résultats en matière d'insertion ?

Le Jour : Où en est l'Europe sociale ?

Jean-François Troglic : Elle avance avec beaucoup de retard sur la construction de l'Europe économique. La progression est lente et pourtant on sent bien qu'il y a urgence en la matière. En l'occurrence, l'affaire Hoover, en Ecosse, a permis de tirer la sonnette d'alarme, et c'est tant mieux. Tout le monde a dès lors compris que des entreprises pouvaient s'amuser à jouer sur des différences de lois sociales, y compris dans l'Europe communautaire. Pour les patrons, une fois de plus la preuve que l'Europe sociale pourra empêcher la concurrence sauvage, le dumping social. En revanche, elle ne se fera uniquement par des directives venues de Bruxelles, des recommandations, des règlements. Il faudra impérativement passer par du négocié. Il faut pouvoir développer un tissu contractuel entre la CES (Confédération européenne des syndicats) et le patronat européen (UNICE), mais aussi trouver matière à négocier dans les branches européennes.

Aujourd'hui, dans tous les pays, des branches professionnelles connaissent des difficultés équivalentes (métallurgie, sidérurgie, transport, textile, aéronautique, automobile, banques, assurances). Pourquoi ne pas imaginer des dispositifs négociés qui seraient aussi des éléments de régulation économique ? Nous allons nous heurter à des problèmes de culture, il faudra accepter de céder une part de notre souveraineté à d'autres mais, là, nous verrons bien jusqu'où pourra aller la construction de l'Europe sociale.

Nous souhaitons que les négociations de branche deviennent les plus importantes parce que ce sont les seules qui touchent aux vrais enjeux, qui sont les plus proches des salariés en entreprise, qui donnent le moyen de mettre en œuvre sur place et de contrôler sur place.