Texte intégral
FORCE OUVRIÈRE HEBDO 6 mai 1998
LA PHILOSOPHIE DE L’EURO
Le week-end dernier, les pays membres de l’Union européenne ont défini la fixité théorique des taux de change, dans la perspective de la mise en place de l’euro dont la valeur, vis-à-vis des autres monnaies, le dollar et le yen plus précisément, sera fixée pour le 1er janvier 1999.
Les gouvernements ont décidé cette fixité dès le mois de mai 1998, pour éviter toute spéculation sur et entre les monnaies européennes dans les mois à venir.
Onze pays participeront donc à l’euro dès 1999.
Historiquement, c’est une première. C’est, en effet, la première fois qu’est décidée la mise en place d’une monnaie unique sans, au préalable, définir une entité politique.
D’une certaine façon, la monnaie transcende ainsi le politique.
Dans ces conditions, les incertitudes sont on ne peut plus grandes.
Même les partisans les plus chauds de la monnaie unique expliquent aujourd’hui qu’elle nécessitera un approfondissement de la dimension politique et sociale de l’Europe ; ils ne contestent d’ailleurs pas les difficultés, compte tenu de la méthode retenue.
Avec la mise en place de l’euro, chaque pays délègue ainsi à une instance supranationale (la Banque centrale européenne) sa politique monétaire et, par voie de conséquence, la finalité de ses orientations en matière budgétaire.
Cette Banque centrale est calquée sur le modèle de la Bundesbank allemande quant à son rôle, son pouvoir et son indépendance par rapport au politique, ce qui, de fait est une indépendance par rapport à la démocratie. En quelque sorte, les choix politiques devront dorénavant s’exercer en excluant de leur domaine de compétence les questions monétaires, ce qui constitue, qu’on le veuille ou non, une amputation de l’espace de décision politique.
Ainsi, certains font remarquer qu’en l’absence d’euro, le mark aurait été la monnaie européenne. Il n’en reste pas moins que le choix de l’euro correspond avant tout à la conception de l’Allemagne en matière de monnaie, conception héritée de l’histoire, des années 30 et des conditions d’après-guerre.
Des économistes signalent d’ores et déjà que, certains pays européens frisant la surchauffe, cela pourrait conduire la BCE à prendre des décisions monétaires restrictives pour les onze pays, ce qui pénaliserait la croissance, en Allemagne ou en France notamment.
Comment, par ailleurs, ne pas craindre que la « philosophie » de l’euro ne corresponde pleinement à une logique anglo-saxonne, marquée par la flexibilité, la déréglementation et l’absence d’articulation entre le collectif et l’individuel ?
En quelque sorte, le modèle anglo-saxon dominerait dans la mesure où l’Europe politique n’a pas été clairement définie.
Les Allemands étaient, d’une certaine façon, plus clairs : ils ont accepté la monnaie unique au départ sous réserve que, parallèlement, l’Europe politique voie le jour.
Dans la limite où la construction européenne met en exergue la concurrence, que les ajustements monétaires seront impossibles et les ajustements budgétaires limités, comment ne pas comprendre que cela risque de conduire à des processus accentués de concurrence ou de dumping social ? Ce n’est pas un hasard si certains relèvent qu’en matière de droits sociaux, les États américains sont dans des situations très diversifiées, pour ne pas dire contrastées, ce qui a conduit le Président Clinton à reculer sur son projet de Sécurité sociale !
Les plus optimistes parient sur le fait que la monnaie unique rendra obligatoire la dimension politique européenne, la cause devenant conséquence.
Ce faisant, ils inscrivent bien la monnaie comme un outil politique et ne peuvent donc prétendre à ce qu’elle soit au service de la politique. Ils oublient cependant de préciser de quel modèle politique il s’agit, en particulier parce qu’ils ont « derrière la tête » le modèle anglo-saxon.
De ce point de vue, ce n’est pas un hasard si, en France comme en Allemagne notamment, le patronat se montre actuellement peu enclin à faire vivre le niveau national de négociation.
Tous les sondages ou études montrent une inquiétude légitime des citoyens, mais surtout des salariés, quant aux modalités et aux conséquences de la construction européenne. La semaine dernière, 90 % des salariés de la Commission européenne étaient en grève pour défendre leur statut et condamner la flexibilité.
Tout le monde a bien conscience du fait que les inégalités se développent, que les riches deviennent plus riches et que les gouvernements subissent (ou acceptent de fait) la puissance des intérêts financiers et industriels.
Dans un tel contexte, il est du rôle et du devoir des organisations syndicales non seulement d’exprimer les revendications des salariés mais aussi de les faire entendre.
Les salariés doivent se rappeler que la revendication est moteur de l’histoire et qu’ils sont en mesure, par leurs revendications et actions, d’obtenir satisfaction.
Cela n’exclut pas le réalisme, mais cela exclut toute complaisance.
Complémentairement, l’action syndicale internationale doit prendre de l’ampleur.
Seuls les technocrates peuvent croire au déterminisme économique, qui, au fond, relève du fatalisme ou de la défense des intérêts capitalistes.
Jusqu’à nouvel ordre – et heureusement –, ce sont encore les hommes qui façonnent les sociétés. C’est aussi ce que viennent de rappeler les salariés danois, en exigeant notamment la sixième semaine de congés payés.
FORCE OUVRIÈRE HEBDO 13 mai 1998
LA QUADRATURE DU CERCLE
Le discours est maintenant connu. D’un côté, le gouvernement se félicite de la reprise de la croissance économique à l’origine de la diminution de 1,2 % du chômage le mois dernier. De l’autre, il commence à expliquer qu’en 1999 il faudra faire des économies budgétaires.
Sans revenir sur le vieux débat entre rigueur et austérité (à partir de quand un régime amincissant devient-il sévère ?), il n’en reste pas moins que tout cela se joue sur le fil du rasoir.
Qui dit plus de croissance économique – ce qui est une nécessité absolue pour diminuer le chômage – sous-entend plus de recettes fiscales et sociales. Or, en la matière, le ministre des Finances, souvent disert, se fait discret ; il craint d’attiser les revendications en matière de salaires et de répartition différente des richesses.
Pour se mettre en conformité avec les exigences européennes, il veut privilégier l’affectation des recettes à la diminution de la dette. Qu’il faille diminuer la dette publique n’est bien entendu pas en cause, mais à condition que cela ne pèse pas sur la croissance, sinon on favorise la rigueur au détriment du développement. Le chien se mordrait ainsi la queue.
On retrouve la même ambiguïté quant à la préparation du budget 1999.
Qu’en sera-t-il des emplois dans la fonction publique, par exemple aux finances, à l’équipement, dans les hôpitaux, dans les prisons et au ministère du Travail où les besoins sont criants ?
De même, Bercy souhaite diminuer le montant des aides à l’emploi (156 milliards de francs cette année).
Là encore, s’il est vrai que nombre de ces aides n’ont pas été efficaces en termes d’emploi, que certaines d’entre elles bénéficient surtout aux entreprises, encore faut-il savoir pourquoi on veut les diminuer.
S’il s’agit d’utiliser différemment le montant correspondant à certaines aides pour relancer l’activité et la consommation et favoriser le départ volontaire des salariés ayant commencé à travailler dès quatorze ou quinze ans, non seulement cela se discute, mais c’est souhaitable. Mais, il faut que les choses soient dites clairement et de manière transparente.
Si l’objectif est d’abord de faire des économies au nom de la fameuse maîtrise comptable, mieux vaut ne pas lâcher la proie pour l’ombre.
Or, force est de constater que, dans l’immédiat, nous sommes dans l’incertitude et qu’a priori cela n’est jamais bon signe.
Comme toujours quand de telles orientations sont envisagées, il sera tentant de vouloir y associer les interlocuteurs sociaux : de la consultation nécessaire en démocratie, on tentera l’association. Dans cette hypothèse, Force Ouvrière n’y serait pas favorable.
Si le gouvernement veut « responsabiliser » les interlocuteurs sociaux il serait plus inspiré en favorisant un réel paritarisme notamment dans les organismes sociaux plutôt que de vouloir les intégrer dans la gestion d’une partie du budget de l’État qui doit rester de sa responsabilité. Là encore c’est fondamentalement une question de démocratie, du refus de mélanger les genres et de provoquer la confusion des rôles.
De fait, tout cela montre que le gouvernement arrive à la croisée des chemins et que l’automne sera une période décisive où les choix dans toute une série de domaines vont devoir être clarifiés : salaires, protection sociale, budget, emploi, fiscalité.
Ainsi, comment ne pas penser que les aides accordées aux entreprises dans le cadre des 35 heures, aides conçues comme une nouvelle exonération de cotisations sociales patronales, cachent l’objectif de mettre en place une franchise sur cotisations patronales ?
Ne serait-il pas plus sain d’en débattre avant ?
Pour toutes ces raisons, aujourd’hui, comme hier, Force Ouvrière réaffirme ses revendications, des revendications qui ne changent pas selon la couleur politique du gouvernement, parce que ce sont celles des salariés actifs, chômeurs et retraités et que nous sommes persuadés que seule leur satisfaction permettra concrètement de lutter contre le chômage.
FORCE OUVRIÈRE HEBDO 20 mai 1998
CE QUE VEULENT LES SALARIÉS
Au moment où va être célébré le cinquantième anniversaire de la Déclaration internationale des droits de l’homme et du citoyen, il faut s’interroger sur sa réalité concrète et surtout sur son objectif d’universalité.
Ce que l’on constate en effet depuis maintenant quelques années, c’est que l’universalisme, c’est-à-dire une conception généralisée, tend à s’appliquer beaucoup moins aux droits de l’homme qu’au système économique présenté comme incontournable : le capitalisme qu’on appelle aujourd’hui (pour cause de politiquement correct) libéralisme économique et qui est en train de devenir système universel.
Comment ne pas être frappé par la quasi-similitude des politiques économiques suivies dans la plupart des pays industrialisés, qui, sous couvert du principe de bonne gestion, conduisent à accroître, chômage, précarité, inégalités et exclusion ?
Comment ne pas voir que les mêmes remèdes sont imposés à des pays de niveaux très différents, et que les programmes du FMI dans nombre de pays en développement aggravent fortement la situation sociale ?
Comment ne pas constater qu’ici ou là, gouvernements dits de droite ou de gauche se rallient tous à la même logique, les différences actuelles se situant à la marge ? Ce qui fait dire à certains que nous n’aurions plus le choix qu’entre un libéralisme de droite et un libéralisme de gauche, entre Coca-Cola et Pepsi-Cola.
Comment ne pas être révolté quand cette même logique, appliquée brutalement, conduit à des répressions sociales sauvages en Indonésie ou en Corée ?
Dans un tel contexte, inévitablement, le syndicalisme est directement interpellé.
S’il ne peut répondre à tout – tel n’est pas son rôle –, s’il ne doit pas se substituer aux partis politiques – telle n’est pas sa responsabilité –, il a pour devoir et objectif de représenter efficacement les intérêts des travailleurs actifs, chômeurs et retraités, et ce dans tous les pays, sur des bases universelles, donc.
Être efficace, c’est exposer les bonnes revendications et utiliser les bons moyens pour les faire aboutir.
Plus que jamais, cette efficacité est conditionnée par le principe et la pratique de l’indépendance syndicale.
On le voit encore aujourd’hui en France où l’indépendance telle que nous la pratiquons n’est pas un comportement partagé des organisations syndicales.
Ainsi, une organisation comme la CFDT – c’est son choix et c’est son droit – s’inscrit dans une logique d’accompagnement des politiques économiques et des gouvernements successifs en voulant faire du syndicat une structure institutionnelle de gestion sociale, les délégués syndicaux devenant en quelque sorte DRH ou co-DRH.
Son réformisme est un réformisme intégré qui se veut monolithique, ce qui se traduit par une certaine forme de sectarisme.
D’une certaine façon, la CGT n’est pas en reste. Comment ne pas constater – et c’est son droit à elle aussi – qu’elle se montre bien plus nuancée – pour ne pas dire plus – quand un « gouvernement de gauche » est au pouvoir ?
Elle le fait, comme toujours, de manière habile, n’hésitant pas, par exemple, à faire une action pour lever le couvercle de la cocotte-minute tout en soutenant la politique gouvernementale et en s’affirmant aiguillon sociale.
L’exemple d’opportunité, ce sont les 35 heures où les Secrétaires généraux de ces deux organisations se découvrent des convergences sur le dossier.
La CGT qui défend la notion du partage du travail et des revenus, voilà une évolution intéressante !
Il est vrai que le mouvement engagé par la CGT, quant aux positions, est parallèle à celui du PC (le futur Secrétaire général annoncé de la CGT est également membre des instances dirigeantes de ce parti), PC dont la participation à la gauche plurielle et au gouvernement l’entraîne dans une logique de dilution.
Qu’on nous comprenne bien, que le PC soit ébranlé par l’écroulement du mur de Berlin est une bonne chose.
Il faut cependant bien prendre conscience – on le voit par exemple en Russie – que les responsables formés par l’appareil d’État et la logique stalinienne ne changent pas du jour au lendemain.
Hélène Carrère d’Encausse explique qu’il faudra une génération pour changer, non les idées mais les comportements. Car il est tout aussi vrai que, sur le plan des idées, l’évolution peut être rapide et on ne sait pas toujours où elle peut s’arrêter. Certains anciens responsables communistes ne sont-ils pas aujourd’hui des adeptes forcenés du libéralisme économique ?
Dans un tel contexte, il apparaît plus qu’évident que seule l’indépendance constitue une garantie pour les salariés et leurs syndicats. C’est aussi pour cela que ceux qui la pratiquent gênent et irritent.
Il est clair également, sur le plan politique, que le ralliement au marché dégage un espace « à gauche » qui se veut plus radical.
Tout cela pour dire qu’il est probable qu’à terme le paysage syndical évoluera, mais qu’il n’évoluera pas selon les schémas que tout un chacun peut dresser dans un bureau, un cabinet de réflexion ou dans ses rêves.
Il évoluera surtout en fonction de ce que veulent les salariés, il faudra donc qu’ils soient informés.
Ce que nous savons et constatons à Force Ouvrière c’est que l’indépendance tiendra une place essentielle, ce qui est en soi pour Force Ouvrière une reconnaissance de sa création et de son comportement, une légitimité a posteriori en quelque sorte. Amers, nos adversaires constatent qu’après cinquante ans, Force Ouvrière n’était pas une erreur de l’Histoire, nous existons et progressons.
Ce ne sont pas les épiphénomènes autonomistes qui tiendront une place importante, l’autonomie enseignante ne lèvera pas l’ambiguïté de son non-choix en 1947 en se prétendant organisation interprofessionnelle.
Les salariés ne sont pas demandeurs de nouvelles confédérations dont les finalités et l’originalité n’apparaissent pas en termes de position ou d’analyse.
Ils veulent tout simplement un syndicalisme efficace et libre de son comportement, c’est-à-dire sans compromission et sans tuteur, ce que nous essayons d’être.
Nous ne revendiquons ni la pureté ni l’exclusivité, nous ne souhaitons pas l’isolement, mais encore faut-il être clair sur les revendications.
Ainsi, sur un dossier comme les 35 heures, cela suppose un langage de vérité vis-à-vis des salariés, l’affichage clair des revendications, de l’état des négociations, et la volonté réelle de défendre concrètement les intérêts des salariés, ce qui impose la préservation du pouvoir d’achat et la lutte contre la précarité et la flexibilité.