Texte intégral
Le Parisien le 24 juin 1998
Le Parisien
– Vous vous apprêtez à effectuer, au côté de Jacques Chirac, une grande tournée en Afrique australe : Namibie, Afrique du Sud, Mozambique, Angola. Pourtant, certains assurent que la France, en Afrique, se désengage…
Hubert Védrine
– Bien sûr que non ! Plus que jamais la France croit à l’Afrique. Le Président et les membres du Gouvernement y sont très présents, et ont réaffirmé notre engagement envers ce continent. Mais l’Afrique elle-même évolue, et s’ouvre à des influences multiples. Nous devons repenser la politique africaine en tenant compte de cela. Il s’agit d’adapter notre relation avec l’Afrique, toute l’Afrique…
Le Parisien
– La France sort de son « pré carré » : l’Afrique francophone…
Hubert Védrine
– L’expression « pré carré » ne décrit pas la réalité d’aujourd’hui, ni notre politique ! Dans le monde ouvert et concurrentiel qui est le nôtre, il n’y a plus de zones d’influences fixes. De leur côté, les pays africains veulent diversifier leurs relations, et nos entreprises elles-mêmes s’intéressent à ces nouveaux marchés. Avec 700 millions d’habitants, l’Afrique est un marché comparable à l’Amérique latine il y a dix ans. Lors de son déplacement dans quatre pays d’Afrique australe, le président Chirac sera d’ailleurs accompagné par une très importante délégation de chefs d’entreprise.
Le Parisien
– La France continue-t-elle cependant d’entretenir avec ses amis francophones des liens particuliers ?
Hubert Védrine
– La réforme de la coopération décidée par Lionel Jospin, en plein accord avec le président, combine la fidélité envers nos partenaires traditionnels et, en même temps, l’ouverture à tous. Je vous rappelle aussi que M. Josselin est ministre délégué à la coopération et la francophonie, et que, à Hanoï, nous avons fait de M. Boutros-Ghali le premier secrétaire général de la francophonie.
Le Parisien
– Il n’y a vraiment aucune tension avec les Américains ?
Hubert Védrine
– Comme l’a récemment déclaré le Premier ministre, nous sommes prêts à des coopérations nouvelles avec eux sur l’Afrique. Il faut prendre conscience que l’époque des atlas avec des taches de couleurs bien différentes pour chaque zone d’influence, c’est fini. Le dynamisme américain est sensible en Afrique comme partout. Mais il ne s’agit pas d’un « complot » contre nous. Nous devons, au contraire, rechercher la complémentarité, et parler avec tous les pays qui s’intéressent à l’Afrique : Américains, Européens ou Japonais. Il s’agit là d’un dialogue normal.
Le Parisien
– L’aide française à l’Afrique passe-t-elle par des progrès en matière de démocratie, comme François Mitterrand l’avait dit dans son discours resté célèbre de La Baule ?
Hubert Védrine
– Le sens de ce thème novateur et considérable, c’était ; « Nous maintiendrons une aide importante pour tous mais, avec les pays qui iront dans le bon sens sur la route de la démocratie, nous feront plus ». Tout est dans la gestion de ce « plus ». En tout cas, aujourd’hui, État ou organisation internationale, nul ne saurait faire l’impasse sur ce lien.
Le Parisien
– Le redéploiement militaire français en Afrique ne cache-t-il pas un retrait imposé par les contraintes budgétaires ?
Hubert Védrine
– Cela ne cache rien car il n’y a rien à cacher. Ce n’est pas une question de budget, mais la traduction d’une modernisation de nos armées décidée par le Président de la République, et à laquelle le Gouvernement a souscrit. Il y a évolution de la présence militaire française en Afrique, comme en France, en Allemagne ou ailleurs. Avec les moyens modernes, on n’a plus besoin des mêmes implantations qu’il y a trente ans. D’où notre retrait de Centrafrique. Notre action sera orientée en priorité sur la formation et le maintien de la paix.
Le Parisien
– Entre l’Élysée et le Gouvernement, y a-t-il autre chose que des nuances en matière de politique africaine ?
Hubert Védrine
– Il peut y avoir des nuances, ce qui est naturel, et pas seulement en période de cohabitation. Mais, dans ce domaine comme dans les autres, la France parle d’une seule voix.
Le Parisien
– La politique française en matière d’immigration ne nuit-elle pas en Afrique à l’image de la France ?
Hubert Védrine
–L’élément clé, c’est la loi Chevènement du 12 mai dernier : combinaison de fermeté (parce qu’il faut que les choses soient claires et prévisibles en matière d’immigration) et d’humanisation, notamment dans les procédures de délivrance des visas. Cette politique est comprise et admise, sauf par quelques « ultras ».
Le Parisien
– L’affaire des sans-papiers ne complique-t-elle pas cependant nos relations avec l’Afrique ?
Hubert Védrine
– Il n’y a pas aujourd’hui d’État démocratique qui laisse des étrangers entrer sur son territoire dans n’importe quelles conditions. Les chefs d’État africains connaissent cette réalité. Il n’y pas, de surcroît, rien de moral à laisser des gens entrer chez nous s’ils doivent y vivre dans la précarité.
Le Parisien
– En Algérie, la page de la guerre civile est-elle désormais tournée ?
Hubert Védrine
– Même si l’Algérie n’est pas encore sortie de cette tragédie, on ne peut nier qu’elle est désormais dotée d’institutions élues. Notre politique vise à préserver et à développer la relation franco-algérienne de l’avenir. C’est, à nos yeux, capital.
Le Parisien
– Êtes-vous prêts à faciliter l’obtention de visas pour les Algériens qui les demandent ?
Hubert Védrine
– J’ai entrepris, en liaison avec Jean-Pierre Chevènement, de relancer notre politique de visas : assouplissement ; simplification ; allègement des procédures chaque fois que cela est possible, mais sans aucune faiblesse à l’égard d’éventuels candidats à l’immigration irrégulière ; renforcement des moyens du bureau qui traite les visas à Nantes…
Le Parisien
– L’étape clé du voyage de Jacques Chirac, c’est, bien sûr, l’Afrique du Sud…
Hubert Védrine
– Rien ne se fera effectivement demain en Afrique sans l’Afrique du Sud, devenue cette nouvelle Afrique du Sud grâce à cet homme extraordinaire qu’est Nelson Mandela. Je n’oublie pas que, en 1994, il avait voulu que le Président français François Mitterrand soit son premier hôte occidental… En 1962, certains s’en souviennent un livre à succès proclamait : « L’Afrique est mal partie ». En 1988, le pronostic, malgré bien des difficultés, est démenti : l’Afrique est un continent « normal », à qui l’avenir appartient.
Le Figaro le 25 juin 1998
Fidélité, ouverture et adaptation.
La France est et restera engagée en Afrique ; le voyage du Président de la République dans quatre pays de l’Afrique australe en témoigne, comme ceux du Premier ministre, et de plusieurs membres du Gouvernement dans diverses parties de l’Afrique, à commencer par les pays traditionnellement proches de la France.
Le premier principe de notre politique est en effet la fidélité. Fidélité à nos partenaires, maintien d’un niveau élevé d’aide au développement, concertation politique renforcée comme on l’a vu dans les crises du Congo-Brazzaville et de la Guinée-Bussau, humanisation de la politique des visas ; et quand Bernard Kouchner relance la proposition française de solidarité thérapeutique contre le sida, c’est d’abord vers l’Afrique qu’il se tourne. Quant à la réforme de la coopération voulue par Lionel Jospin, elle intègre cette dimension : la politique d’aide au développement continuera de relever de services et d’un budget identifiés, le FAC (1) est maintenu dans son intégralité, un Cicid (2) est créé, l’Agence française de développement demeure l’opérateur pivot.
Partenariat
La France continuera à se faire l’avocat de l’Afrique au sein du FMI, du G8 et de l’Union européenne, comme on le verra pour le renouvellement de la convention de Lomé. Dans le même esprit, la Francophonie bénéficie depuis Hanoï d’un secrétaire général.
Ce principe de fidélité est complété par celui d’ouverture. Ouverture politique à l’ensemble de l’Afrique anglophone, lusophone, arabophone. En octobre dernier, j’avais ainsi été en Afrique du Sud et en Éthiopie. Ouverture économique aussi. Déjà, les pays non francophone d’Afrique représentent 60 % de nos échanges avec ce continent. J’ajoute que cette ouverture est encouragée par nos partenaires traditionnels – le 34e somment de l’OUA l’a souligné –, car les différentes régions du continent africain resserrent leurs liens. En allant vers l’Afrique du Sud, en Namibie, au Mozambique et en Angola, le Président affirme ce mouvement. Dans le même esprit, la France dialogue et coopère avec tous ceux – Grande-Bretagne, États-Unis, Japon, notamment – qui veulent également s’engager en Afrique.
Cette politique est aussi marquée par une forte volonté d’adaptation. Outre la réforme de la coopération déjà citée, le redéploiement de nos implantations militaires en Afrique décidé par le Président de la République en témoigne. La façon dont ont été gérées ces derniers mois les crises du Congo-Brazzaville, de RCA et des Comores montre que la tendance de fond est bien la volonté de l’Afrique d’assumer désormais ses responsabilités au sein des Nations unies et de l’OUA. C’est dans cet esprit que la France avec les États-Unis et la Grande-Bretagne s’attachent au renforcement des capacités africaines de maintien de la paix. Autres adaptations encore : le rôle croissant de la bonne gouvernance et de l’État de droit dans tous les programmes d’aides et de coopération, l’appui aux instances régionales comme la Sadec, l’Uemoz (3) et la Coma (4). Enfin, la France entend désormais renforcer le principe du partenariat dans nos relations avec les autres pays : Charles Josselin a ainsi mis en place le mois dernier à Bamako avec son homologue un comité franco-malien sur les migrations, illustration de la politique de codéveloppement confiée par le Premier ministre à Sami Mair.
Notre politique démontre clairement que nous croyons à l’Afrique et à son avenir et que nous avons l’intention de rester engagés auprès d’elle tout en l’accompagnant dans sa modernisation politique et sociale.
(1) Fonds d’aide et de coopération
(2) Comité interministériel pour la coopération internationale et le développement
(3) Union économique et monétaire d’Afrique de l’Ouest
(4) Comité économique et monétaire des États d’Afrique