Article de M. Brice Lalonde, président de Génération écologie, dans "Le Monde" (intitulé "Ressusciter la majorité de Maastricht") et interview à TF1, le 5 août 1993, sur la crise monétaire, la situation à Sarajevo, la nécessité d'un renforcement de l'Europe et la proposition de "parti européen".

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Média : Le Monde - TF1

Texte intégral

À nouveau la vie politique française est saisie d'une question qui la divise autrement que le clivage gauche-droite. Faut-il changer de politique monétaire ? Et à nouveau les néo-nationalistes polarisent le refus de la discipline monétaire tandis que le gouvernement campe stoïquement sur l'orthodoxie, soutenu par l'ensemble des voix autorisées, mais si timidement qu'on s'attend à des revirements. Un an après le referendum sur l'Europe, ne faut-il pas ressusciter la majorité de Maastricht et affirmer un projet européen vigoureux plutôt que de voir s'effilocher les espérances qui nous restent ?

Aujourd'hui, des sommes inouïes se déplacent à la vitesse de la lumière pour être investies là où les profits sont les plus sûrs ou les plus élevés. Cette croissance du secteur financier est aussi le résultat d'une vive compétition opposant les systèmes économiques pour attirer les capitaux, plus rares que les hommes ou les ressources naturelles. Pour mener la lutte contre les bas salaires, les pays développés remplacent le travail par des machines coûteuses qu'il faut payer avec de l'argent emprunté et bien rémunéré. L'absence d'inflation, des taux d'intérêt substantiels, une fiscalité complaisante sont donc devenus des signes d'une économie en bonne santé aussi importants que la panoplie habituelle : stabilité politique et sociale, équilibre des comptes, croissance économique, etc. Qu'on soit de droite ou de gauche…

Mais la sauvagerie de cette course au capital est désastreuse. Elle signifie trop clairement une priorité accordée à l'argent qui se traduit par l'injustice fiscale, le chômage et, pour finir, une insuffisance de consommation décourageante pour les entrepreneurs. Il faut donc que la communauté internationale s'accorde pour la réguler, sans doute en la taxant, tout en atténuant la concurrence planétaire des salaires. Il faut également qu'elle organise un système monétaire permettant d'éviter que la mesure des transactions dépende elle-même de transactions. Je souhaite que cet effort s'accompagne d'une redéfinition de la comptabilité et des agrégats économiques tenant compte de l'écologie et de la cohésion sociale.

"Nous n'avons pas été clairvoyants"

Une aussi vaste remise en ordre ne sera pas spontanée. Je ne vois pas d'autre instance que l'Europe pour commencer le travail. Au fond, ceux qui voudraient nous extraire des disciplines transnationales sous prétexte d'indépendance nationale sont précisément ceux qui démissionnent devant le libre-échangisme généralisé. Il y avait finalement plus de volonté politique dans le SME que dans mainte image d'Épinal. Ce qui est clair cependant, c'est que l'Europe est encore loin du compte. Il en faut beaucoup plus, ou pas du tout. Le contrôle des changes n'aurait dû être abandonné qu'avec la monnaie unique. On voit mal comment tenir un système de parités fixes en laissant les capitaux du monde entier voleter d'une devise à l'autre.

Seconde erreur, il n'y a pas assez de débat européen public. L'Allemagne a payé sa réunification trop chère et répercute ce coût sur les pays voisins. Qu'il y ait solidarité européenne avec l'Allemagne, quoi de plus normal ? Après tout, l'ancrage dans l'Europe des anciens pays de l'Est est une nécessité historique. Mais il fallait un sommet européen pour en discuter et, sans doute, englober cet effort dans un plan Marshall stimulant, plutôt que dans une diète déflationniste généralisée.

Nous n'avons pas été clairvoyants et nous voici, comme d'habitude en politique, obligés de choisir de deux maux le moindre. Attention cependant à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain : que le franc fort doive en rabattre ne signifie pas la victoire du franc faible ; et si les taux d'intérêt baissent, ce n'est pas pour autant que le chômage recule tant les investissements modernes créent peu d'emplois.

Comprenons que nous sommes simplement dans une phase d'assouplissement rendus nécessaire par l'imprudence de nos gouvernants : ils ont cru que tout tiendrait sans contrôle des changes, sans harmonisation des taux, sans monnaie européenne, sans convergence économique, sans union politique. Eh bien, ça tenait tant qu'il faisait beau, mais il a fallu lâcher de la toile aux premiers coups de vent.

Que dit maintenant la météo ? Elle est plutôt mauvaise. Dès lors, nous avons le choix entre le renforcement des solidarités européennes et le chacun-pour-sol. Si les forces centrifuges et nationalistes s'accentuent, il y aura un moment où il deviendra intenable d'être européen. Quand chacun ne s'occupe que de soi, il est suicidaire d'être altruiste. Pourtant, avons-nous d'autre avenir que l'Europe ? C'est pourquoi j'estime indispensable qu'un parti européen se crée en France, bousculant les clivages politiques partisans. Ce parti doit proposer une relance politique européenne simple et forte, immédiate, appuyée par des partenaires dans les pays voisins. Cette tâche est prioritaire. La génération Écologie est aussi la génération Europe. Que revienne le temps du courage en politique.

 

5 août 1993
TF1

L. Debreuil : Que pensez-vous de la chute de Sarajevo et de ses possibles conséquences ?

B. Lalonde : J'ai le cœur extrêmement serré. Je pense que c'est une tache sur le front de beaucoup d'hommes politiques, et notamment en Europe. C'est parce que nous avons manqué de courage et de décision que nous ne sommes pas intervenu à temps, et que nous avons laissé pourrir la situation. Maintenant, c'est la loi du plus fort qui règne en Europe. Et ce message risque d'être entendu par les nationalistes, les revanchards. Il y en a des revanchards. Beaucoup de gens sont mécontents par la situation qui a été laissée par la guerre de 1914-18. C'est vieux, cela remonte à la surface. Ils sont mécontents des frontières. Et nous avons donc le risque de voir une explosion de nationalisme avec le prétexte que les Serbes l'ont fait et que personne n'a rien dit.

L. Debreuil : Mais vous souhaitez une intervention rapide de l'OTAN ?

B. Lalonde : Oui, dès l'été dernier, il fallait donner un coup d'arrêt. Et Sarajevo, c'est le symbole. Il ne faut pas que Sarajevo tombe. Nous avons donc été indécis. Nous n'avons jamais donné d'armes à la Bosnie. Nous n'avons jamais fait comprendre aux Serbes qu'il y avait une ligne jaune, qu'il fallait arrêter à un moment donné. Et nous le payons aujourd'hui.

L. Debreuil : Vous n'êtes pas navré de voir que les Européens n'agissent que lorsque les Américains haussent un peu le ton ?

B. Lalonde : Oui… Et les Européens sont même en train de dire aux Américains : calmez-vous ! Alors je ne comprends pas très bien ce qui se passe. Peut-être faut-il être beaucoup plus ferme encore et dire : si Sarajevo tombe, il y aura une déclaration de guerre pour justifier une intervention aérienne. C'est terrible d'en arriver là. Nous avons tous pensé que jamais nous ne verrions la guerre. Mais est-ce que le fait d'être pacifiste, cela veut dire laisser le plus fort faire ce qu'il veut ? Et est-ce que cela ne va pas déchaîner les passions en Europe ? Je suis comme tout le monde, je souhaite que les négociations de Genève s'achèvent, mais je le souhaitais déjà il y a un an. Nous avons des jeunes gens qui sont actuellement à Sarajevo, et ils sont un petit peu notre mauvaise conscience.

L. Debreuil : Vous voulez créer un parti politique autour de l'idée européenne. Mais est-ce qu'on n'a pas enterré cette idée d'une part avec la Bosnie, mais aussi avec la crise du SME ?

B. Lalonde : Je pense que c'est l'urgence des urgences l'Europe. Un parti européen, c'est ce qu'il faut créer, il faut qu'il soit moderne, dynamique. Il ne faut pas laisser l'Europe dans des espèces de méandres technocratiques, compliqués. Il faut que nous prenions cette idée d'Europe, que nous la fassions triompher. Nous n'existons pas autrement. Il faut bien que nous comprenions que le monde, aujourd'hui, c'est de nouvelles règles du jeu mondial dont on a besoin impérativement. On le voit avec les monnaies, avec la prévention des conflits, la protection de l'environnement, les nouvelles règles économiques. C'est impératif. Et seule l'Europe sera assez forte pour agir là-dessus. C'est comme un éléphant, et cet éléphant, la France aura la chance avec d'autre pays d'en être le cornac. Il n'y a que comme cela que l'on résistera, que l'influence française continuera de s'exercer dans le monde de demain. C'est donc une tâche de survie nationale l'Europe.

L. Debreuil : Et où situez-vous ce parti européen sur l'échiquier français ?

B. Lalonde : Qu'est-ce que nous avons vu sur Maastricht ? Nous avons vu que les majorités et les minorités, les divisions entre les partis politiques français, ce n'était pas exactement les divisions des partis politiques tels qu'ils sont constitués. Ce n'était pas non plus exactement la droite et la gauche. Il y avait des gens qui voulaient le repli nationaliste. Et il y avait les gens qui acceptaient avec courage l'aventure mondiale, l'aventure européenne. C'est une majorité qu'il faut faire naître. Il faut que tous les gens qui sont d'accord sur l'Europe se mettent ensemble.

L. Debreuil : Mais vous avez toujours la foi aujourd'hui ?

B. Lalonde : Oui. Plus que jamais Je pense que l'Europe a été mal défendue. Et je pense que la plupart des hommes politiques français sont pas très courageux. Quand les choses vont mal, ils disent que c'est la faute de l'Europe. Et quand l'Europe fait quelque chose de bien, ils disent que c'est grâce à eux et pas grâce à l'Europe. Et elle n'est jamais défendue l'Europe.

L. Debreuil : Vous n'abandonnez pas l'écologie pour autant ?

B. Lalonde : Bien sûr que non ! C'est grâce à l'écologie que j'ai découvert l'Europe, que la dimension européenne permettait de parler d'égal à égal avec les États-Unis, avec le Japon, permettait d'aider les pays en voie de développement.