Interview de M. Charles Fiterman, membre du bureau politique du PCF, à RMC le 21 novembre 1993, sur le départ de Georges Marchais de la direction du PCF et sur ses propositions pour le renouvellement du PCF, la recomposition de la gauche et la constitution d'une liste d'entente aux élections européennes de 1994.

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Média : RMC

Texte intégral

Sylvie Pierre-Brossolette : Vue la tournure trop ronronnante selon vous que prend la campagne pour le 28ème congrès du PC, allez-vous enfin déclarer votre candidature au poste de secrétaire général ; vous avez dit récemment "si ça continue, je vais être obligé de me présenter" ; alors le dites-vous aujourd'hui officiellement ?

Charles Fiterman : Oui, la préparation du congrès est grise, ronronnante. J'ai dit en manière de boutade, "tout ce qu'on propose aux communistes, c'est un abandon et un départ". Il n'y a pas vraiment de quoi se passionner, sinon il n'y a pas de véritable nouveauté. Et au-delà même du PC, je pense que la politique en ce moment en France, souffre de big-bang avorté. Il y a un manque d'audace pour répondre aux grands problèmes du pays, à ce monde et à cette société en plein bouleversements. Alors, je ne fais pas ça pour esquiver Votre question, candidat au secrétariat général ? Je suis pour changer cette fonction, parce que elle est dans la tradition communiste depuis 1930, elle est marquée par une concentration excessive des pouvoirs, c'est une sorte de pape, il y a des parentés avec l'église catholique et romaine, alors ça ne va pas. Donc il m'est difficile d'être candidat. Au surplus dans ce parti, on ne se pousse pas du coude, et mon problème ce n'est pas de conquérir un pouvoir…

Christine Fauvet-Mycia : Et si c'était le seul moyen de bousculer les choses ?

Charles Fiterman : Précisément. Moi j'ai fait, et je renouvelle, une proposition précise, parce que je ne me dérobe jamais à mes responsabilités, je suis dans une logique, et je suis prêt à la conduire jusqu'au bout. La proposition précise, c'est celle-ci : décidons que le congrès décide de trois choses. Un, tenir dans un délai rapproché, un an au maximum, des assises communistes pour aller réellement vers la construction d'un parti de transformation sociale de type nouveau, une force communiste nouvelle, et en dialoguant avec tous ceux qui aspirent à ce changement et qui ne sont plus dans le parti communiste, ou qui n'y ont jamais été. Deuxièmement, travailler, ouvrir un véritable travail pour un regroupement de ceux qui veulent le changement social, avec une occasion: les élections européennes, c'est la première échéance importante. Travaillons à un regroupement des forces sur une liste qui ne veut ni de l'Europe de la finance, l'Europe de Maastricht, ni du repli national. Troisièmement, les assises de la transformation sociale, d'abord c'est le parti socialiste qui en a pris l'initiative, mais il est prêt à s'en déposséder si je peux dire. N'y allons pas honteusement, en cachette, les lecteurs de l'Humanité ne savent même pas que le PC participera à ces assises, Mais posons la question d'un débat du haut en bas du pays, ouvert aux forces sociales, et qui tende à faire émerger les bases, les points de repères de la perspective politique et du changement politique qu'il faut faire.

Sylvie Pierre-Brossolette : En attendant il faut quand même désigner un successeur à Georges Marchais ?

Charles Fiterman : Non, non, je propose que le congrès décide ces trois choses, c'est clair, c'est simple, c'est précis. Et qu'il mette en place une équipe de direction collective qui soit chargée, avec un mandat d'un an à peu près…

Sylvie Pierre-Brossolette : Et dont vous seriez ?

Charles Fiterman : Je suis prêt à prendre ma place dans une telle équipe avec tout ce que ça peut supposer, à participer et même à être un des animateurs de cette équipe pour un mandat précis et pour une durée précise.

Sylvie Pierre-Brossolette : Seulement avec vos amis ou aussi avec les amis de Marchais ?

Charles Fiterman : Non, une équipe collective, représentative du parti. Je ne prétends à aucun monopole, je ne vais pas faire ce que je reproche aux autres. Mais le problème, c'est qu'il y ait un mandat précis, qui apporte un appel d'air, un renouvellement, un souffle, et qui corresponde aux exigences qui sont celles d'aujourd'hui, à toutes ces forces qui sont confrontées aux pires difficultés, qui se cherchent et qui ne trouvent pas pour l'heure de réponses, qui ne trouvent qu'une grisaille de la politique, y compris de la politique communiste.

Christine Fauvet-Mycia : Donc vous seriez pour la mise en place de cette équipe pour conduire le PC jusqu'aux élections présidentielles de 95 ?

Charles Fiterman : Ça tomberait à peu près, j'ai dit un an à peu près. Moi je ne cherche pas à occuper une position de pouvoir, vous savez j'ai 60 ans, je pense que ce sont les nouvelles générations qui doivent venir aux responsabilités. Moi j'ai une certaine expérience, j'ai une notoriété que la vie a bien voulu m'accorder, je veux bien la mettre au service d'une tâche collective, limitée, claire, de renouvellement de la force communiste, et de construction de la force de transformation sociale dont ce pays a besoin.

Sylvie Pierre-Brossolette : Et pour prendre un nouveau départ, faut-il clairement faire le bilan de l'ère précédente ?

Charles Fiterman : Bien sûr qu'il faut toujours jeter un regard critique, mais ça c'est une tâche qu'il faut entreprendre, qu'il faut développer, parce qu'elle est, pour une part, entreprise, mais qui demandera du temps, c'est aussi l'affaire des historiens, mais pas seulement, c'est aussi l'affaire des politiques, l'affaire des simples gens comme on dit. Mais ça, il faut le faire, parce que sinon on ne disposera pas de toutes les armes, on ne mesurera pas l'ampleur de de la transformation qui est à opérer, de la mutation qui est à opérer, et on ne se donnera pas les moyens de l'entreprendre. Cela dit, on ne va pas la faire d'ici fin janvier cette analyse critique. Décidons de l'entreprendre à fond, de la développer, et avec nous ceux que ça concerne : ce n'est pas seulement les communistes d'ailleurs, il faut cesser ces barrières de parti, de carte. C'est un autre monde, une autre société, mais on ne la finira pas d'ici fin janvier, ça n'empêche pas de faire ce que j'ai proposé.

Christine Fauvet-Mycia : Après ce dernier comité central, avez-vous encore quelques petits espoirs qu'on vous écoute ; vous avez dit "j'ai vécu un mercredi noir, la mort de Zavata, le comité central, et la défaite de la France face à la Bulgarie" ; laissons de côté la mort de Zavata, avez-vous été plus sensible au comité central ou à la défaite de la France ?

Charles Fiterman : J'ai dit ça le lendemain matin, parce que j'étais en colère, parce que c'est vrai que ça a été une journée noire.

Christine Fauvet-Mycia : En colère à cause de la défaite de la France ?

Charles Fiterman : La mort de Zavata, c'est une part de rêve qui s'en va. La défaite de l'équipe de France aussi, et…

Christine Fauvet-Mycia : Et le comité central, c'est aussi une part de rêve qui s'en va ?

Charles Fiterman : C'est une part de rêve à reconstruire, qui est parti déjà, et qu'il faut reconstruire. Et je crois que le rêve, que l'utopie est nécessaire.

Christine Fauvet-Mycia : Et les méthodes employées par les dirigeants du monde du foot vous semblent bonnes ?

Charles Fiterman : Je dirai que c'est un peu pareil dans chaque domaine : l'équipe de France a perdu, je ne dis pas que c'est un drame national, il y a pire, il y a les sans-abris, il y a le chômage, c'est vrai, mais reste quand même que c'est plus qu'un spectacle. Alors là aussi, il y a des responsabilités, moi j'ai été frappé, j'ai écouté et j'écoute encore d'ailleurs les dirigeants du football au lendemain de ce qui s'est passé, et j'ai été frappé par la similitude avec la politique, parce que ils ont fait précipitamment une conférence de presse le lendemain pour annoncer quoi ? Surtout qu'on ne changerait rien, on ne bouge pas. C'est extraordinaire.

Sylvie Pierre-Brossolette : Une similitude avec la politique où avec le PC ?

Charles Fiterman : Avec le PC aussi. Il y a des problèmes de fond, il y a une défaite, une situation qui appelle des novations, à la limite on s'en prend aux joueurs qui ont fait ce qu'ils ont pu, mais surtout on ne change rien.

Christine Fauvet-Mycia : Marchais serait le "Fournet-Fayard" de…

Charles Fiterman : Alors j'ai dit qu'on souffrait de big-bang avorté, les responsables il faut qu'ils assument leurs responsabilités, et jusqu'au bout. Quand quelque chose ne va pas, il faut ou bien s'en aller, ou bien dire "j'ai peut-être encore une certaine dose de confiance, mais voilà ce que je vais changer, et profondément, et réellement".

Christine Fauvet-Mycia : Pour le coup, Georges Marchais s'en va, et visiblement…

Charles Fiterman : Mais il n'en finit pas de s'en aller, c'est curieux d'ailleurs mais plus il s'en va et plus il est là. Alors je ne sais pas bien comment les choses vont se passer, moi j'attends pour voir. D'ailleurs je ne fais pas de mise en cause personnelle…

Sylvie Pierre-Brossolette : Vous pensez qu'il peut revenir sur sa décision et rester ?

Charles Fiterman : Je ne le crois pas, mais il y a plusieurs façons de rester. La vie est riche de possibilités, dans ce domaine l'imagination des hommes est inépuisable.

Christine Fauvet-Mycia : Vous dites, "pas de mise en cause, pas d'attaques", en même temps Georges Marchais a l'air de goûter assez peu vos derniers propos puisqu'il vous qualifie d'homme du passé, il dit qu'il y a chez vous le désir de revenir à un passé dont on sait qu'il a été négatif ?

Charles Fiterman : Ça c'est typiquement une méthode qui ferme, c'est le contraire du dialogue, parce que c'est le recours à des arguments qui ne sont pas, enfin je ne veux pas utiliser de gros mots, mais qui ne sont pas de bonne foi. Parce que, le retour au passé, de quoi il s'agit ? Moi vous savez, si c'est le passé du PC à 25 %, j'achète, pourquoi pas. De quoi on parle ? Si c'est l'union, si c'est faire avec d'autres pour essayer de changer les choses, si c'est aller au gouvernement pour faire un certain nombre de choses concrètes qui montrent qu'on est capables de gérer les affaires du pays, pourquoi pas ? C'est ça que Georges Marchais met en cause ? Alors cela dit, il y a quelque chose dans le passé qu'il ne faut pas reproduire, c'est vrai, c'est proposer au pays un accord de sommet, et pas seulement un accord de sommet, mais un accord de sommet sur des bases qui ne correspondent à ce dont le pays a besoin, qui ne sont pas adaptées aux problèmes d'aujourd'hui, aux réformes, aux transformations qu'il faut faire. Ce qui est en cause dans l'expérience qu'on vient de vivre depuis 81, ce n'est pas seulement le fait qu'on se soit mis d'accord avec les socialistes, parce qu'il faudra bien recommencer demain. Et d'ailleurs Georges Marchais cache au parti, aux communistes, le fait qu'il y a des contacts permanents avec le PS, qu'il y a des arrangements, des tractations. Ce qui était en cause, c'est qu'en fait il y avait un décalage entre ça et la réalité, ce qu'il y avait besoin comme réformes pour changer, et ce que les gens pouvaient recevoir et soutenir.

Christine Fauvet-Mycia : Donc la participation du PC aux assises de la transformation sociale dont on parle assez peu, ce ne sont pas que des mots, vous pensez que c'est plus profond et que ça va aboutir à quelque chose de plus important que ce qu'on veut bien dire; vous pensez que c'est l'amorce d'une possible reconstruction, recomposition de la gauche ?

Charles Fiterman : Mais c'est ça qu'il faudrait faire. Quand je parle d'entente démocratique, je ne parle pas d'un accord de sommet, je parle de la construction d'un regroupement politique, de haut en bas, qui passe par le débat à tous les niveaux, un débat libre, ouvert, sans bave sur la langue, qui passe par l'action commune, par le travail pour faire émerger les réformes, les bases d'accords, les mesures qui correspondent à l'attente du pays dans les domaines forts. Regardez la question de l'emploi, mais il y a un manque d'audace flagrant, que ce soit (j'espère qu'on y reviendra), de la part du gouvernement Balladur, ou même du côté de la gauche, de ce qu'on est capables de proposer. Alors l'entente, c'est une entente pas seulement des forces politiques, mais aussi des forces sociales, tous ceux que ça concerne, ouverte, libre, différenciée, à tous les niveaux, pour mettre en œuvre un ensemble de mesures qui sont adaptées aux besoins du pays, et qui se mettront en œuvre également à tous les niveaux, parce qu'il faut décentraliser l'état, les pouvoirs, parce qu'il faut que ça devienne l'affaire du pays tout entier. Il faut un souffle, il faut un vrai big-bang, il en parlé l'autre jour, Rocard, mais ça ne se fait nulle part pour l'instant.

Sylvie Pierre-Brossolette : Mais vous pensez que Georges Marchais ou ses successeurs plus ou moins désignés discrètement dans l'ombre, seront à même de mener cette union en faveur de la transformation sociale ; ne désespérez-vous pas un peu de transformer le PC de l'intérieur ; vous vous y cassez les dents depuis des années, vous pensez que c'est encore possible ?

Charles Fiterman : Casser les dents, c'est excessif, parce qu'il y a tout de même dans les consciences, et un petit peu dans les faits, des choses qui bougent. Cela dit, je ne crois pas qu'il faille raisonner dans les frontières des structures actuelles, des partis actuels tels qu'ils sont. Non pas qu'ils soient appelés à disparaître comme ça par enchantement, ou même par je ne sais quelle mesure, ils jouent un rôle et ils sont inscrits dans une tradition, ils sont présents, mais il faut qu'ils se transforment profondément, qu'ils s'ouvrent sur la société. Je pense que le paysage politique se reconstruira, et en fonction-même de tout ce qui a changé à la fin de ce siècle. Alors le PC il est là, il existe, il représente un potentiel de générosité, d'imagination et de combativité qui est appréciable, dont il y a besoin. Ce qu'il faudrait, c'est qu'il concoure lui-même, en tout cas ses forces, à l'ouverture, à bousculer les structures existantes et les objectifs existants. Alors moi, je ne fais de croix sur personne, je suis attaché à une culture parce que la culture communiste, c'est la justice, c'est la solidarité, c'est le refus de l'oppression, c'est tout ça et ça j'y tiens. Cela dit, ce n'est pas dedans et dehors, moi je considère qu'il faut faire appel aux communistes et il faut faire appel à tous ceux qui l'ont été, qui ne le sont plus, qui ne le sont pas, mais qui veulent changer les choses pour construire quelque chose de neuf. C'est sur ce terrain que je me place, sans m'enfermer dans aucune frontière…

Christine Fauvet-Mycia : Vous avez plus d'espoir aujourd'hui avec le PS dirigé par Rocard ?

Charles Fiterman : Là aussi, je dirai que le PS semble manifester quelques velléités d'évolution, mais disons que cela reste très très insuffisant par rapport aux exigences.

Christine Fauvet-Mycia : Et les Verts de Dominique Voynet qui ont un peu évolué le dernier week-end, vous les mettez aussi dans ces forces de progrès qu'il faut rassembler ?

Charles Fiterman : Oui, tout à fait, bien sûr, mais je trouve que ce qui se passe est intéressant, et que peut-être les possibilités de dialogue et de travail commun avec les Verts se trouvent aujourd'hui élargies, en tout cas j'en suis tout à fait partisan.

Sylvie Pierre-Brossolette : Chevènement espère rassembler, notamment lors des européennes, beaucoup d'hommes de gauche qui ne se reconnaissent ni dans le PS ni dans le PC, et qui veulent faire preuve d'audace. Qu'est-ce qui sépare complètement de lui, pourriez-vous faire équipe avec lui, ou bien serait-il souhaitable que tous les hommes de gauche qui ont une certaine vision de l'Europe non maastrichtienne se rassemblent ?

Charles Fiterman : J'ai déjà eu l'occasion d'en parler avec J.-P. Chevènement, je trouve que sur l'Europe il devrait faire effort pour être plus positif, plus constructif, dans le sens de la substitution à l'orientation actuelle d'une union européenne différente. Je trouve que ce qu'il dit nous enferme un peu trop sur l'hexagone, et que ça n'est ni réaliste ni souhaitable. Il y a même des aspects dangereux dans une telle orientation, dans le contexte européen et mondial actuel. Je souhaite qu'il modifie, je lui avais dit que ça mériterait un travail, un débat, de manière à prendre en compte les exigences d'aujourd'hui. Je crois qu'aujourd'hui il faut construire, il faut développer la construction européenne, mais pas Maastricht, pas les critères financiers uniquement, pas l'Europe libérale qui fabrique ses inégalités.

Christine Fauvet-Mycia : Mais alors, il reste qui ? Vous dites "une liste avec ceux qui ne veulent ni de l'Europe de Maastricht, ni du repli national" ?

Charles Fiterman : Chacun peut réfléchir et évoluer. Ma proposition c'est de regrouper. Je répète, ce qui compte c'est l'objectif, regrouper tous ceux qui ne veulent ni de Maastricht avec son contenu nocif, ni le repli national.

Sylvie Pierre-Brossolette : Ceux qui veulent de Maastricht, ce sont les socialistes ?

Charles Fiterman : Mais à chacun de se déterminer, moi je ne décide pas à l'avance, pourquoi décider à l'avance ? Les élections européennes, c'est au mois de juin…

Sylvie Pierre-Brossolette : Oui, mais Rocard a déjà annoncé qu'il mènerait une liste…

Charles Fiterman : Mais ça, s'il l'a annoncé, s'il a décidé, c'est sa…

Sylvie Pierre-Brossolette : Et vous pourriez aller sur sa liste, s'il évoluait sur le fond ?

Charles Fiterman : Mais je n'irai sur la liste de personne. D'ailleurs personnellement je ne suis pas candidat, ce n'est pas mon problème. Le problème c'est de construire ensemble, dans un dialogue entre partenaires égaux, et non pas ralliez-vous à mon panache blanc, rose, bleu ou vert, ou je ne sais quoi, de construire une liste d'entente, de regroupement à partir d'un contenu précis. Changeons de méthode aussi : vous allez avoir le PS, le PC, les Verts, Chevènement, la ligue communiste et je ne sais quoi encore ; six ou sept listes et chacun va dire "j'ai une petite place, venez chez moi, vous verrez comme vous serez bien".

Sylvie Pierre-Brossolette : En fait de rassemblement, ça va plutôt être l'éclatement…

Charles Fiterman : Exactement, c'est de ça que je ne veux pas. C'est ça que je trouve calamiteux. Sans attendre, luttons contre cette propension à l'atomisation, qui est caractéristique de la situation des forces de progrès actuelles, que ce soit en France ou dans le monde, et essayons de regrouper les forces à partir d'un objectif précis, sur un sujet précis qui est important et essentiel dans la situation actuelle. Travaillons au rassemblement et non pas à ce que chacun, sous sa propre bannière, avec sa petite boutique, fasse valoir sa propre vérité.

Christine Fauvet-Mycia : Tout à l'heure, vous reprochiez aussi à la classe politique de ne pas faire preuve d'audace sur l'emploi. Pensez-vous qu'il faille continuer à débattre des 32 heures ?

Charles Fiterman : Je crois que le gouvernement empoigne certaines idées et les massacre par le contenu qu'il leur donne. Je prends quatre choses que je ne fais qu'énumérer : pourquoi ne pas faire une relance sélective visant à satisfaire ou à tenter de résoudre les besoins du pays ? Par exemple, il y a eu 17 morts en Gironde sur une autoroute, qu'est-ce qu'on fait ?

Sylvie Pierre-Brossolette : Balladur a annoncé des crédits pour les autoroutes…

Charles Fiterman : Vous me faites perdre le fil de ce que je suis en train de dire.

Christine Fauvet-Mycia : Paul Quilès était notre invité dimanche dernier, il juge que le gouvernement fait preuve de laxisme en matière de sécurité routière…

Charles Fiterman : Moi je pense qu'on ne fait pas ce qu'il faut. On va faire plus d'autoroutes pour qu'il y ait plus de morts, et après ? La solution ce n'est pas ça, c'est un programme massif qui tende à améliorer les transports publics dans ce pays, que ce soit dans les villes ou que ce soit dans l'interurbain. Et s'agissant des autoroutes, parce qu'il en faut, s'agissant de la voiture, la priorité donnée aux équipements de sécurité, à tout ce qui permet de rouler comme il faut mais dans des conditions de sécurité meilleures. Il y a des investissements massifs à faire, que ce soit en matière de navigation fluviale, en matière de transports ferroviaires ou de transports urbains. Deuxièmement, on parle de partage, moi je suis pour le partage, mais actuellement le pays va mal et dans le même temps vous avez la capitalisation boursière qui depuis le premier janvier a augmenté de plus de 20 %. Il y a là un paradoxe invraisemblable. Pourquoi ne pas décider un prélèvement ou un emprunt à très faible taux d'intérêts sur les opérations boursières, sur les plus-values des opérations financières ? On trouverait là de quoi financer. Troisièmement, les 32 heures, c'est un choix de société, et bien évidemment, si vous massacrez les salaires de ceux qui n'ont pas assez pour vivre, ça ne résoudra rien parce que les gens n'achèteront plus. Donc, 32 heures liées aux quatre jours de travail par semaine, mais appliquées très près de là où le problème se pose, négociées dans les secteurs, énormément de souplesse. Et en même temps, avec des mesures qui en fassent un vrai choix de société, des moyens de formation, d'animation sociale, de façon à ce que les gens fassent autre chose de leur vie. Il y a de quoi faire, et de créer des centaines de milliers d'emplois, voire plus d'un million d'emplois. Et puis, ré humaniser les services : on a trop fait d'électronique, d'automation, et ça n'est pas vrai dans tous les pays. Il y a des tas de services où il n'y a plus personne, c'est le désert, et c'est sinistre, alors il faut créer des emplois. Il y a quatre mesures qu'on peut décider dans la semaine qui vient, est-ce que Balladur va le faire cet après-midi, s'il le faisait je dirais bravo et je le soutiendrais.

Sylvie Pierre-Brossolette : Et s'il ne le fait pas, y aurait-il un véritable risque d'explosion sociale dans ce pays ?

Charles Fiterman : Il ne le fait pas parce que il est gelé, parce que c'est le gouvernement, quand même, de la fortune, du monde de la fortune, donc il en est prisonnier. Et puis parce qu'il gère tous freins serrés en visant l'élection présidentielle. Alors je ne crois pas que ce gouvernement soit capable de faire cela…

Sylvie Pierre-Brossolette : Il s'expose à une explosion sociale ou pas ?

Charles Fiterman : Absolument, si on ne transforme pas, si on n'a pas l'audace, si le monde politique n'a pas l'audace de proposer des objectifs que la situation appelle, je pense que le risque, la possibilité d'une explosion sociale est tout à fait à envisager dans ce pays, parce que ils ne supporteront pas éternellement cette situation sans perspective, sans avenir, d'inégalités profondes. C'est vrai à l'échelle du monde d'ailleurs, ce monde du libéralisme sauvage ne tiendra pas.

Christine Fauvet-Mycia : Comment expliquez-vous qu'Édouard Balladur bénéficie d'une si grande popularité ?

Charles Fiterman : Mais je l'explique tout simplement parce que c'est par défaut.

Christine Fauvet-Mycia : Ça veut dire que personne d'autre n'est capable aujourd'hui ?

Charles Fiterman : Actuellement oui. Il y a eu rejet de la gestion précédente et c'est compréhensible, et il n'y a pas adhésion à quelque chose de neuf parce qu'il n'est pas proposé pour l'instant. Parce que la gauche souffre d'un manque d'audace, d'imagination, de volonté de se remettre en cause, et de proposer des objectifs.

Sylvie Pierre-Brossolette : Mais même la moitié de l'électorat socialiste trouve Balladur très bien.

Charles Fiterman : Mais qu'est-ce que vous voulez, la vie est difficile, le monde est difficile, il y a des périls partout, c'est comme ça en France. Alors quelquefois on s'en remet à M. Prudhomme ou à un monsieur aisé qui a des sous, qui a réussi…

Sylvie Pierre-Brossolette : C'est le nouveau Danton ?

Charles Fiterman : Non, c'est Guizot, c'est la France molle, la France rassurante, confortable. Comme il a su bien gérer sa fortune, les braves gens se disent "nos affaires il les arrangera aussi". Mais c'est mièvre tout ça, et c'est cynique parce que derrière il y a une remise en cause brutale d'acquis du pays, de structures démocratiques…

Sylvie Pierre-Brossolette : Mais vous l'approuvez au moins quand il dit qu'il ne signera pas le GATT à moins d'un changement des positions américaines ?

Charles Fiterman : Le GATT, ou bien il y a discussion, évidemment il faut tout faire pour qu'il y ait discussion et prise en compte des exigences légitimes de la France : l'exception culturelle, la possibilité d'avoir en Europe une agriculture de proximité, familiale, de qualité. Ou bien la discussion permet cela, ou alors il faut dire non, il faut utiliser le droit de véto de la France. Non pas pour se lancer dans je ne sais quelle guerre, mais pour entrainer les européens dans la défense d'exigences légitimes, ça c'est la vocation pas seulement de la France mais de l'Europe, qui doit exister, qui doit jouer un rôle. Et ça serait une manière de la constituer finalement, parce que pour l'instant elle n'existe pas cette Europe, elle est sous la table, et c'est souvent comme ça la politique.

Christine Fauvet-Mycia : M. Fiterman, merci d'avoir participé à ce Forum.