Texte intégral
Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Monsieur l'Ambassadeur,
Je suis particulièrement heureuse d'être aujourd'hui à Mayence, en Rhénanie Palatinat, à l'invitation d'une association telle que la vôtre, qui s'est assignée la mission, en perpétuant la mémoire de Gustave Stresemann, de promouvoir, à l'intention des nouvelles générations, une formation précieuse aux disciplines internationales, et particulièrement européennes.
Vous comprendrez l'émotion que j'éprouve en recevant cette médaille, lorsque je vous aurais dit que déjà durant la deuxième guerre mondiale, aux heures les plus tragiques de ma vie, il m'arrivait d'imaginer ce qui aurait pu se passer et de penser à tout le malheur qui aurait été évité, si son message qui était aussi celui d'Aristide Briand, avait été entendu et si leur projet lucide et courageux avait pu se réaliser.
L'idée d'une Europe unie loin d'être nouvelle. Du Grand Empire de Charlemagne aux États-Unis d'Europe de Victor Hugo, il n'a pas manqué de plans visionnaires pour mettre fin au morcellement de notre petit continent et aux guerres fratricides entre des peuples périodiquement condamnés à mêler leur sang sur les champs de bataille.
Pour que l'idée d'Europe prenne sérieusement forme. Il a fallu l'affreuse boucherie des combats de 1914-1918, les millions de morts, les tranchées de Verdun et du chemin des Dames, lieux héroïques mais maudits parce que des générations entières de jeunes gens y ont trouvé la mort.
Il a fallu Stresemann et Briand, osant surmonter les haines et l'idée de revanche pour que l'espoir de réconciliation anime ceux qui ne voulaient pas croire à la fatalité de la guerre et de la mort. Comme l'écrivait Chamberlain en 1935 "Il y eut un grand Allemand et un grand Français qui, sur les ruines d'un passé rouge de sang, ont cherché à élever un temple de la Paix".
Peut-être était-il alors trop tôt alors pour qu'ils y parviennent, peut-être fallait-il que l'Europe aille jusqu'au bout de l'horreur et de la barbarie pour que ce dessein enfin s'accomplisse.
C'est pourtant leur exemple qui inspira, après la deuxième guerre mondiale, ceux qui cherchèrent à reconstruire l'entente franco-allemande dans le cadre européen et dans la démocratie. Au cœur de la renaissance de l'idée européenne, il y eût en effet, la certitude que l'avenir de l'Europe passait par la réconciliation franco-allemande.
Dès 1950, Robert Schuman, dans leur sillage, en suivant l'inspiration de Jean Monnet, comprit que l'Europe se construirait sur des bases concrètes, des solidarités de fait. La Communauté Européenne du charbon et de l'acier traduisait aussi la volonté que toute guerre entre la France et l'Allemagne, comme le soulignait R. Schuman, devienne "non seulement indispensable mais matériellement impossible".
De ce côté du Rhin – Rhénan lui-même – Konrad Adenauer devait symboliser l'engagement résolu de l'Allemagne nouvelle dans la construction européenne. L'Europe retrouvait ainsi, par un effort proprement dialectique, un moteur et une ambition : le couple franco-allemand, ultérieurement consacré par le Traité de l'Élysée en 1963, rendait enfin possible ce que Briand et Stresemann, et au siècle précédent, Goethe et Victor Hugo, n'avaient pu que rêver – une Europe capable de surmonter les déchirures du passé et d'offrir à sa jeunesse des horizons nouveaux.
Vous avez ben voulu rappeler, Monsieur le Président, la constance de mon engagement européen.
Il est né, comme je l'ai dit au cœur de la terrible nuit qui était tombée sur l'Europe, dans ma première jeunesse – petite lueur qui ne veut pas s'accommoder du malheur et se refuse à désespérer tout à fait des hommes, petite lueur qui n'a cessé de croître avec le temps, bon an mal an, sans jamais toutefois admettre le doute.
Présidente du Premier Parlement européen élu au suffrage universel, en 1979, j'ai toujours souligné que l'Europe devait accomplir sa révolution démocratique, si elle voulait résister à la rigueur des temps. Je suis certaine, avec vous, que l'heure est venue – pour aller plus loin ensemble – d'associer davantage les peuples d'Europe à leur destin.
Je ne mésestime pas la grave crise d'identité que traverse aujourd'hui l'Europe communautaire. Le paradoxe est cruel : d'un côté, l'achèvement du marché unique et l'entrée en vigueur du Traité d'Union Européenne et de l'autre, un sentiment populaire de méfiance et de désillusion.
Il est vrai que la méfiance vis-à-vis de la Communauté et de ses institutions n'est pas seule en cause. Le chômage, la crise économique, le rejet des immigrés, les changements très rapides de notre environnement social suscitent des peurs, qui sont autant de menaces pour la paix sociale et la démocratie dans certains de nos pays.
Il y a surtout, sans doute, la déception et l'inquiétude ressenties face à l'impuissance de note Europe de l'Ouest à réagir, face à la montée des nationalismes. À la stabilité qu'imposait l'oppression communiste ont parfois succédé des formes de guerre particulièrement barbares que l'on croyait désormais impossibles sur notre continent. Chaque soir les populations de nos pays assistent en direct, par télévision interposée, au martyr de Sarajevo.
Nous nous sommes réjouis haut et fort de la "divine surprise" de l'année 1989 – année mémorable qui devait culminer à Berlin, et que chacun de nous a vécue comme le prélude à des temps nouveaux. Certains, souvenez-vous en, parlèrent même alors de la "fin de l'histoire".
Mais, à présent que les murs sont tombés, que les hommes et les marchandises devraient pouvoir circuler sans entraves, que l'Europe centrale et orientale voit dans notre richesse le débouché naturel de sa soif de "rattrapage", ce sont autant de regards qui se détournent, d'entraves qui s'érigent ici ou là, de fins de non-recevoir qui se multiplient, d'égoïsmes qui éclatent au grand jour.
Et pourtant, comment l'Europe peut-elle espérer prendre un jour, aux yeux du monde, toute la place qui lui imposent son histoire et sa puissance économique, si elle devait tourner le dos à cette part d'elle-même dont l'absence, entre 1945 et 1989, consacrait une division contraire à son histoire, sa géographie et sa culture.
Ferons-nous l'économie d'une réflexion sur le type de relations que l'Europe communautaire entend développer avec les pays de l'ancien camp socialiste, alors même qu'entre 40 et 80 % des échanges commerciaux de ces pays se sont, en quelques années à peine, réorientés vers le CEE ?
Saurons-nous répondre aux aspirations de ces peuples qui ont gagné la liberté en détruisant de leurs mains les fils de barbelés et les murs ? Saurons-nous répondre à leurs espoirs, alors que durant des années la communauté européenne et nos démocraties ont été pour eux des modèles ?
Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, les Pères fondateurs ont su faire preuve d'intelligence et d'imagination pour mettre en place des institutions originales qui, malgré des crises et des contentieux inévitables, nous ont permis, grâce à leur souplesse et à leur pragmatisme, de préserver un espace de liberté et de prospérité dans un monde déchiré. Face aux bouleversements intervenus en Europe Centrale et de l'Est, loin de se déliter comme certaines "Cassandre" l'auraient souhaitée, les gouvernements ont affirmé leur détermination à renforcer la communauté en adoptant le Traité d'Union Européenne. Vous, Monsieur le ministre Genscher, avez, parmi les premiers, souligné la nécessité pour la communauté de savoir répondre aux évènements avec une lucidité et un engagement qui soient à la dimension des évènements historiques intervenus à l'Est et des espoirs suscités par la chute du communisme.
Cette construction européenne, cette aventure extraordinaire, qui a, depuis quelques décennies, renversé le cours de l'histoire et refusé une fatalité devenue suicidaire, est aujourd'hui menacée, car les peuples peinent à trouver leur place dans l'Europe en chantier. Il faut oser le dire – il faut oser réagir.
Nous ne pouvons que nous réjouir de la démarche faite mercredi dernier à la veille du Conseil Européen extraordinaire qui s'est tenu hier à Bruxelles, par le Chef de l'État français et le Chancelier Fédéral.
Plus que jamais, en ces temps où le doute ronge la charpente communautaire, notre Europe a besoin d'initiatives concrètes, susceptibles de relancer un moteur enrayé.
La politique étrangère et de sécurité commune, dont Français et Allemands, pour la première fois dans l'histoire de l'Europe, esquissant les priorités – paix et stabilité en Europe, Proche-Orient, ex-Yougoslavie, Russie – en les assortissant d'actions précises, participe sans aucun doute de cette "relance", tant nos opinions publiques nous ont reproché certains récents atermoiements en la matière.
La France et l'Allemagne partagent l'éminente responsabilité de donner à la construction européenne le nouveau souffle dont elle a besoin. Par-delà leur diversité politique, il me semble, Monsieur le Ministre-Chancelier, que tous les gouvernements qui se sont succédé dans nos deux pays ont fait ce qu'il fallait pour que cette flamme ne s'éteigne pas.
Cela suffira-t-il à redonner confiance aux Européens dans la capacité des institutions communautaires, à répondre à leurs interrogations et à leurs inquiétudes ? Cela suffira-t-il, pour apporter aux populations d'Europe Centrale et de l'Est les assurances qu'ils attendent sur leur vocation à être associés à nos décisions avant de nous rejoindre dès que leur situation le permettra ?
Cela suffira-t-il à rendre tangible à chacun cette réalité dont je n'ai, pour ma part, jamais douté depuis quarante ans ?
N'oublions pas que dans un monde où les États-Continents s'affirment chaque jour davantage, l'Union de l'Europe apparait non seulement comme une chance, mais surtout comme une nécessité pour chacun de nos pays, s'il veut être entendu et continuer à jouer un rôle au sein de la Communauté Internationale.
Il faudra sans doute davantage. Il faudra qu'à nouveau de grande voix s'élèvent pour faire entendre le discours de la raison et aussi celui de la passion, pour ne pas laisser dépérir ce que nous avons commencé à construire, pour donner à nos enfants et nos petits-enfants une Europe capable d'affronter les défis du 21e siècle.
Ayant su se réconcilier pour construire une Europe démocratique, les Européens auront vocation à parler d'une seule voix pour faire entendre un message qui ne doit pas seulement l'expression de leurs propres intérêts économiques et politiques, mais qui s'inspire d'une vision humaniste, fondée sur des valeurs de portée universelle.