Texte intégral
Quand on survole l'immense continent maternel, fait de sable, de latérite, et de terre rouge, et recouvert d'un damier de savanes clairsemées et de forêts primaires, on n'aperçoit nulle trace de frontières. Ce sont tous les Africains noirs qui seront, pendant cette journée, à l'écoute de leurs transistors pour guetter les échos de la cérémonie qui marque l'achèvement de la destinée extraordinaire de l'un d'entre eux, parti de la brousse pour atteindre le sommet de la réputation internationale.
Les nombreuses personnalités qui témoigneront de leur considération pour l'Afrique, en venant assister à ses obsèques, le feront en raison des hautes fonctions qu'elles exercent. J'y assisterai seulement en raison de mes souvenirs.
Ma première rencontre avec Félix Houphouët-Boigny remonte au temps où il était ministre du gouvernement français, dans les dernières années de la Ve République, puis dans le premier gouvernement de la République. Le général de Gaulle l'avait nommé ministre conseiller pour les Affaires étrangères, et je le retrouvais le mercredi au Conseil des ministres, où je siégeais en bout de table, comme secrétaire d'État aux Finances.
Le palabre comme méthode de gouvernement
Son allure m'impressionnait. Vêtu avec beaucoup de soin dans des costumes de couleur sombre, il gardait toujours une attitude réservée. Modeste, sans être effacé, son visage reflétait la bienveillance. Ses yeux légèrement saillants, à demi-recouverts de paupières lasses, vous observaient avec une curiosité amusée, il parlait lentement, sans jamais forcer la voix, et il s'exprimait dans un français soigné, précis, qu'il prononçait en soulignant les consonnes, comme s'il mâchait des amandes grillées. Il inspirait à chacun de nous la déférence et l'affection. Et je pensais qu'il disposait des qualités auxquelles Confucius reconnaît le signe d'humanité : la fermeté, la persévérance, la simplicité, et la discrétion.
Plus tard, dans nos nombreux entretiens, à Abidjan, à Yamoussoukro et à Paris. Il m'a parlé de son enfance, de l'Afrique et de la mort.
« J'appartiens à la tribu Faaloué, m'a-t-il raconté un soir pendant que tombait la nuit africaine, une des huit tribus entre lesquelles la reine des Baoulés avait réparti son territoire. Quand le chef de la tribu, mon oncle, le frère de ma mère est mort, je suis devenu chef coutumier à cinq ans. J'avais tous les pouvoirs. On se sent réellement le maître quand on peut procéder aux sacrifices humains sans l'autorisation de personne, ce qui était mon cas. À onze ans, quand j'ai été baptisé, j'ai juré que je ne verserais plus le sang de personne.
« À cette époque, les chefs ne croyaient pas à la pérennité du pouvoir des Blancs. Aussi, ils n'envoyaient pas leurs enfants à l'école. Pour répondre aux pressions de l'administration coloniale, qui souhaitait scolariser les Africains, on s'était contenté d'envoyer trois petits esclaves à l'école de Bonzi. Ma tante, qui avait épousé un lieutenant français, a pensé qu'il serait bon pour moi d'aller à l'école et elle est venue me chercher pour m'y conduire. Autrement j'aurais été analphabète. Jusqu'en 1939, j'étais le seul descendant de chefs à avoir fréquenté l'école. »
L'arbre des sacrifices humains est toujours présent dans l'enceinte de sa résidence. C'est à son pied qu'on égorgeait les esclaves qui, à l'annonce de la mort du maître s'étaient enfuis dans la forêt et qu'on avait réussi à reprendre. Le Conseil de famille fixait le nombre de ceux qui devaient être immolés.
J'irai revoir cet après-midi, l'arbre des sacrifices. Je le connais : il me l'a montré. C'est là que l'enfant aux yeux dilatés d'effroi a appris l'horreur de verser le sang.
Le président Houphouët-Boigny parlait volontiers des Africains :
« Les Africains ont de grandes qualités, qui sont souvent méconnues. Ils ont un sens développé des relations humaines, bien davantage que les Européens. Ils cherchent à comprendre le point de vue des autres et ils souhaitent leur faire plaisir. Pour eux, tous les problèmes peuvent être résolus par de longues discussions. L'affrontement n'est pas nécessaire. C'est le sens qu'ils donnent au palabre. »
Il a largement utilisé lui-même le palabre comme méthode de gouvernement. Quand le mécontentement grondait à Abidjan, il lui est arrivé d'inviter plusieurs milliers de personnes sur l'esplanade située devant son palais. Et là, une interminable discussion s'engageait et se poursuivait tard dans la nuit, car chacun avait le droit de s'exprimer sans être interrompu.
Le président Houphouët-Boigny écoutait toutes les doléances, avec une patience infinie, et paraissait les absorber intérieurement. Puis il répondait d'une voix sourde, longuement, jusqu'à ce qu'il ait convaincu ses interlocuteurs.
Il adoptait la même méthode dans les conférences internationales auxquelles il participait. Il commençait par laisser les autres s'exprimer, sans jamais chercher à parler en premier. Puis, quand la discussion commençait à s'épuiser et que venait son tour d'intervenir, il proposait une synthèse patiente, dans laquelle il intégrait les suggestions de chacun des participants, et qu'il complétait, lorsque c'était nécessaire, par une proposition de contribution de la Côte-d'Ivoire.
« Les morts continuent à vivre »
Personne n'était tenté de reprendre la parole après lui.
« Je suis chrétien, m'a-t-il confié, mais si vous gratter un peu, chez tous les Africains noirs au sud du Sahara, vous trouverez l'animisme. Ce qui simplifie les choses, c'est que les animistes respectent les mêmes commandements que les chrétiens, mais les sanctions sont différentes. Pour les animistes, la mort est toujours la sanction d'une faute. Sans la faute, on ne peut pas mourir. Quand il y a un décès, on recherche toujours la faute qui la causé. »
Quelle faute a donc bien pu commettre Félix Houphouët-Boigny pour que la mort l'ait frappé à son tour ? C'est sans doute d'être allé si loin et si haut que seule la mort pouvait le ramener au pays des Baoulés.
« Les gens pensent que les morts continuent à vivre, a poursuivi le président Houphouët-Boigny. Leurs corps sont enterrés dans des galeries, où on croit qu'ils se déplacent entourés de leurs serviteurs, plus on met de temps à les enterrer, plus on leur rend les honneurs. Autrefois c'était sept ans. Pour ma maman cela a été encore trois ans. »
Pour lui, ce sera deux mois.
Pendant qu'on célébrera ses obsèques, dans l'immense et étrange cathédrale de Yamoussoukro, je penserai au double destin qui l'attend désormais : celui de son esprit et de sa conscience, qui vont venir partager le sort de la communauté chrétienne mondiale, dont il a choisi de faire partie, et celui de son corps, libre désormais d'aller reprendre, juste sous la terre, la vie que la vie que continue à y mener les siens, tels qu'il les a connus, quittés, et enfin retrouvés.