Article de M. Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, dans "Le Monde" du 17 mars 1998, sur l'impact de la mise en oeuvre de la monnaie unique et de l'Union économique et monétaire sur le monde du travail, intitulé "Europhorie.. .à risques !"

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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RAREMENT jugements et commentaires, anticipant un évènement aussi important que la mise en place d'une monnaie unique entre dix ou onze pays, n'auront été aussi euphorisants sans d'ailleurs que des réflexions de simple prudence n'en viennent atténuer les excès. A lire et entendre tout ce monde, nous irions vers la réalisation de ce bouleversement, sans précédent dans l'histoire des sociétés actuelles, sans état d'âme et sans problèmes.

Voilà donc une monnaie unique mise en oeuvre dans un contexte d'économies disparates entre les pays concernés - les écarts de PIB par tête d'habitant sont considérables, les régimes fiscaux différents, les coûts salariaux également - et dans un environnement européen où la concurrence prime largement sur la coopération.

Tout cela sur fond de pressions grandissantes du capital sur le travail visant à obtenir une part toujours plus importante des richesses produites et à partir de mécanismes inquiétants. En effet, cette monnaie va être placée sous l'autorité d'une banque centrale supranationale, indépendante des gouvernements mais dont les décisions seront, à l'évidence, prises à l'aune des intérêts du pays le plus puissant. A en croire les thuriféraires quotidiens de l'opération, il suffirait donc d'accumuler les handicaps pour les transformer en atouts. En est-on bien sûr, ou fait-on semblant de l'être ? Le champ est large pour les économistes qui ont commencé d'en découdre à ce sujet.

Je suis plus attentif par ce que l'on peut d'ores et déjà percevoir des sujets préoccupants pour le monde du travail, salariés - toutes catégories confondues -, retraités, chômeurs, exclus, bref, tous ceux et toutes celles qui n’ont pas accès aux marchés financiers. Et qui n'en finissent pas de subir les conséquences des secousses spéculatives qui, en quelques heures, donnent des sueurs froides à tous les chantres de la reprise.

Qu'on le veuille ou non, les capitaux continueront de lorgner vers les pays où la fiscalité, même calculée en euro, leur semblera le plus favorable et de jouer avec les pays de l'Union européenne non assujettis à la monnaie unique. Renoncer aux possibilités de profits spéculatifs ne fait pas partie de « l’éthique » des marchés financiers.

Les critères imposés pour la marche en avant de la monnaie unique vont perdurer par la grâce du pacte de stabilité, et continuer de réduire les marges de manoeuvre des gouvernements nationaux... si tant est qu'existe la volonté politique d'aller résolument vers un autre partage des richesses ou, tout au moins, de conserver un rôle de régulation.

Les exigences qu'expriment les dirigeants des grands groupes dans les pays concernés restent plus que jamais flexibilité du travail, baisse des coûts salariaux, réforme des systèmes de Sécurité sociale. La Commission européenne, elle-même, confirme qu'elle n'aura aucune capacité d'intervention (elle ne le demande d’ailleurs surtout pas) pour jouer au niveau européen un quelconque rôle de régulation.

Dès lors, des questions fortes viennent naturellement. L'appréciation des salaires dans une seule monnaie va rendre les comparaisons plus faciles et intensifier la tentation d'une mise en concurrence encore plus forte sur les salariés, bien sûr, mais également sur leur environnement, et notamment la Sécurité sociale, durée et conditions de travail, nature du contrat de travail, précarité, et j’en passe.

Hors un rapport de forces différent de ce qu'il est aujourd'hui, et que le traumatisme de changement de monnaie risque de rendre plus difficile encore - 30 % de la population se réfèrent encore, selon les circonstances, aux anciens francs -, il est aisé d’imaginer de quel côté va pencher la balance. Par-delà le caractère foncièrement antidémocratique du processus, les retombées sociales ont été soigneusement écartées des discussions, et la Commission européenne ne se prive jamais de rappeler que l'instauration de l'euro, conjuguée avec la concurrence mondiale, nécessitera des politiques rigoureuses, notamment en matière de flexibilité du travail, d'harmonisation fiscale et de réforme des systèmes de protection sociale.

Au profit ou au détriment de qui ? Il nous appartient de poser la question. Veut-on nous persuader que l'harmonisation se fera vers le haut ? Les laudateurs du marché unique n'avaient-ils pas affirmé que douze millions d'emplois allaient être créés dans son sillage ? Tous ces aspects méritent une autre approche démocratique que les brevets d'autosatisfaction actuellement déversés.

N'est-il pas urgent de mettre à l'ordre du jour un système de garanties collectives protégeant les salariés contre tous les mécanismes de mise en concurrence ? Or les ambitions de « délocalisation » des niveaux de négociation vers l'entreprise ou vers tes groupes deviennent des perspectives à haut risque, favorisant l'explosion des inégalités entre salariés des grands groupes, qui pourront peut-être imposer des normes sociales de groupe, et la masse des salariés des PME/PMI, qui se retrouveront dans la situation du pot de terre.

A la lumière de ces risques, la conception d'« employabilité » renvoie les rapports sociaux à ce qu'ils étaient au XIXe siècle. Que dire alors du champ considérable de fusions, restructurations, délocalisations qu'ouvre la mise en place de la monnaie unique ?

Le syndicalisme ne peut rester dans la situation de quémandeur, au risque d'avoir un jour des comptes à rendre aux salariés. Ce sont des exigences qu'il doit maintenant faire émerger du monde du travail. Exigences de démocratie, de droits nouveaux, concernant aussi bien le droit de regard sur les restructurations, le droit de bloquer des délocalisations, d'intervention sur les investissements, sur l'utilisation des profits.

L'articulation entre droits acquis, qu'il faut sauvegarder, et droits à acquérir se pose dans tous les pays européens. Le récent conflit des chômeurs en France - et son impact dans les pays alentour - témoigne d'aspirations nouvelles auxquelles il va falloir répondre, aussi bien pour ceux et celles qui souffrent de ne pas avoir d'emploi que pour ceux et celles qui souffrent au travail. Les manifestations de 1997 : Vilvorde, Paris, Luxembourg, confirment les potentialités de mobilisation. Elles témoignent de possibilités de convergences syndicales, notamment dans la CES.

Encore faut-il que, dans sa diversité, le syndicalisme européen s'affirme porteur d'un élan dynamique capable d'imposer la prise en compte de ces exigences. L'échéance du prochain sommet de Cardiff doit être un nouveau rendez-vous pour les syndicats et pour le gouvernement. Le sommet de Luxembourg est loin d'avoir répondu aux ambitions de développement de l'emploi, le gouvernement lui-même a pu mesurer la difficulté de la tâche.

Le moment n'est-il pas venu de procéder, en France, à un large échange de vues entre gouvernement et acteurs sociaux pour tenter de préciser les objectifs pour l'emploi qu'il convient de poser avec force à Cardiff, d'autant que le gouvernement doit présenter avant le 15 avril le plan national d'action de la France ?

Pour jouer un rôle d'impulsion à la hauteur des enjeux, il est essentiel que le syndicalisme français prolonge l'élan unitaire qu'il a su générer en 1995, 1996 et 1997. C'est à cet objectif urgent que la CGT est décidée de travailler.