Texte intégral
Monsieur Balladur récuse l'expression de "Smic-jeunes". D'une certaine façon, il n'a pas tort, ce n'est pas un Smic, c'est un sous-Smic ! L'impudence de cette décision a-t-elle franchi les bornes ? Aucune organisation syndicale même parmi les plus modérées n'a pu rester en arrière de la protestation. Est-ce dès maintenant le déclic ? C'est au moins, dans ce grand mouvement de fond où mûrit le refus, d'où monte le sursaut, un coup de projecteur cru sur ce que vit notre société, sur ce que le libéralisme lui prépare le glissement vers une situation de surexploitation du salariat. La mondialisation de l'économie occasionne un nivellement par le bas : vous serez tous des Sud-Coréens ; ou plutôt, les Sud-Coréens ayant commencé à regimber, vous serez tous des Vietnamiens. Il y avait eu, voilà peu, l'attaque contre le droit des femmes au travail, avec les projets que mijote la future ministre (?) RPR, Mme Codaccioni. La cible principale, c'est naturellement notre système de protection sociale.
"Tiers-mondiser" les salariés
Les dirigeants du patronat mènent crânement campagne, et Raymond Barre, affranchi des précautions gouvernementales, a théorisé cette nouvelle phase de l'offensive antisociale du libéralisme (le 27 février au "Grand jury" RTL-Le Monde).
C'est la recette de John Major : "la protection sociale ou l'emploi". Plus généralement : le travail au rabais ou le chômage. Et, par un sinistre masochisme, les salariés eux-mêmes, au fond du désespoir, de la détresse, de la résignation… réclament cette recette ! Ce courrier, cité par Hutin du Loup, directeur d'Ouest-France, le 1er mars, est atterrant, où un père demande à un chef d'entreprise de donner un emploi à son fils, pour "n'importe quel salaire" … en somme, à n'importe quel prix! Quel terrible aveu du formidable déséquilibre actuel du rapport de forces aux dépens du monde du travail. Pendant trente ans, dans une économie de croissance et à la faveur de l'exploitation du tiers monde par les pays riches, le rapport de forces favorisait les salariés occidentaux. Ces derniers ont alors réalisé de grandes conquêtes sociales. Avec la crise et la mondialisation, le rapport de forces s'est inversé : maintenant, ceux qui dominent l'économie libérale, s'aidant de la pression des masses sous-prolétarisées du tiers monde, veulent reprendre ces conquêtes. "Vous n'aurez plus d'emploi qu'au rabais!" La trajectoire ne vise plus à promouvoir les travailleurs du tiers monde, mais à "tiers-mondiser" les salariés des pays occidentaux!
Il n'y a plus d'échappatoire pour ceux qui prétendent parler au nom des forces du travail. Le choix ne porte plus sur des recettes programmatiques : il est stratégique, entre la soumission et une confrontation sociale de grande ampleur. Se prépare-t-on à cela?
C'est pourquoi les récents débats du PS, qui reste la principale formation politique de la gauche française, pour intéressants qu'ils aient été d'un point de vue "technique", ont, parfois, semblé irréels politiquement.
Nous devons rompre avec la logique d'hier
Les trois axes du plan Strauss-Kahn-Taddeï pour l'emploi seront-ils plus efficaces que ceux du plan Giraud ? On peut le penser. Mais est-ce la vraie question? La vraie question n'est pas l'efficacité "technique", mais la "faisabilité" politique! Comment faire prévaloir, comment imposer les dispositions de ce plan, et d'abord sa pièce maîtresse, la réduction du temps de travail ?
La majorité de droite "introuvable" de mars 1993 ne manque pas de ricaner, d'ironiser : "Comment réussiriez-vous demain ce que vous avez manqué hier ? Notre logique est la même qui vous guida : c'est celle des TUC." Et de fait, on a peu de chances de réussir demain sans rompre avec la logique d'aujourd'hui, qui aggrave certes, mais dans le prolongement de celle d'hier. Logique de gestion ou logique de confrontation ? Et, du simple point de vue de la crédibilité politique et donc, demain, du "rendement" électoral ! si l'on reste enfermé dans la logique de gestion, l'opinion n'est pas près de croire que nous gérerons mieux demain ou après-demain que nous ne l'avons fait hier et que ne le font ceux d'aujourd'hui !
Il faut changer de braquet, il faut changer de terrain. Ne nous trompons pas d'enjeu. Quand Dominique Strauss-Kahn dit, en se référant aux propositions Balladur sur l'emploi : "Ce sont les recettes de toujours des conservateurs français", qu'il me pardonne, mais cette approche me semble archaïque, routinière. Non, justement, ce n'est plus Pinay… ou Tardieu. Nous vivons une tout autre époque, celle où le libéralisme ne peut assurer son avenir que par une remise en cause globale des rapports sociaux tels qu'ils s'étaient organisés en Occident au long de plusieurs générations.
Dès lors, ce n'est pas affaire simplement de changement de majorité, de gouvernement, et, plus tard, de choix de président ; il ne s'agit pas seulement de Balladur. Et ce n'est pas une affaire qui se règle petitement dans l'Hexagone. Le choix entre la non-stratégie de résignation et la stratégie de confrontation pour le contrat social, c'est pour le moins l'affaire des forces du travail de l'Europe des Douze.