Interviews de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, à Europe 1 le 14 mars 1994 et France-Inter le 21, notamment sur l'efficacité des ripostes aériennes en Yougoslavie, le climat social, le résultat du premier tour des élections cantonales 1994 et la politique du gouvernement.

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Circonstance : Elections cantonales les 20 et 27 mars 1994

Média : Europe 1 - France Inter

Texte intégral

Europe 1 : lundi 14 mars 1994

F.-O. Giesbert : E. Balladur a annoncé hier en Bosnie, que vous-même et F. Léotard, allez présenter des propositions pour rendre efficaces les ripostes aériennes. Ça veut dire quoi ?

Alain Juppé : Ça veut dire que la situation actuelle n'est pas satisfaisante. Tout le dispositif juridique – les résolutions du Conseil de sécurité – et opérationnel – les forces de l'Alliance Atlantique en ce qui concerne les avions – sont prêts.

F.-O. Giesbert : Le problème c'est le délai : 60 minutes entre le moment où on décide la riposte …

Alain Juppé : Je dirais même un peu plus. Le problème c'est le délai et aussi la volonté. On n'a pas l'impression que les responsables sur le terrain, ceux qui représentent le Secrétariat général de l'ONU, aient la ferme détermination d'utiliser la force chaque fois que c'est nécessaire. Or, c'est nécessaire. Malgré le tournant qui a été pris il y a un mois dans le conflit de l'ex-Yougoslavie, les choses restent souvent confuses sur le terrain et en tout cas dangereuses, on vient de le voir hélas, pour ce 19ème soldat français qui a payé de sa vie la tâche que nous faisons là-bas dans l'ex-Yougoslavie. Donc, il faut aller plus vite et être plus déterminé à utiliser la force chaque fois que c'est nécessaire.

F.-O. Giesbert : N'êtes-vous pas frustré, car au fond on a l'impression que tout ça se termine par une victoire des Serbes qui contrôlent 70 % du territoire et qui donneront ce qu'ils voudront.

Alain Juppé : Ce n'est pas du tout la réalité. Dans tous les plans de paix qui ont été élaborés y compris dans les efforts qui sont actuellement faits, il est acquis que les Serbes devront reculer et occuper au maximum 49 % du territoire, ce qui figurait dans le plan de l'Union européenne. Pourquoi serais-je frustré ? Un tournant a été pris il y a un mois, Sarajevo revit, les Croates et les Musulmans sont en train de discuter et ça progresse. C'est vrai que dans toute une série d'endroits, Bihac en particulier, les choses restent tendues, d'où une double nécessité : être beaucoup plus ferme et beaucoup plus rapide. Je n'y reviens pas pour l'utilisation de la force. Ensuite, je serais tenté de dire : recoller les morceaux en ce qui concerne le processus diplomatique car on négocie un peu dans tous les coins aujourd'hui. Il faut se remettre autour de la table. Américains, Russes, Européens. Si les trois parties concernées ne sont pas autour de la table, on n'aura pas un véritable règlement global.

F.-O. Giesbert : Vous n'avez pas accompagné E. Balladur dans sa visite surprise à Bihac. Pourquoi ? Vous aviez un engagement à Paris ?

Alain Juppé : Je ne suis pas ministre de la Défense.

F.-O. Giesbert : On a quand même l'impression que vos relations avec E. Balladur ne sont pas très bonnes…

Alain Juppé : C'est votre impression, ce n'est pas la mienne. Je m'efforce de dissiper cette idée fausse, mais je vois, sans succès.

F.-O. Giesbert : Lui, ne s'efforce pas en tout cas, il y a un petit côté comique-troupier dans tout ça par exemple : E. Balladur ne salue pas votre action après l'affaire du GATT, il oublie de vous citer à la télévision après votre initiative en Bosnie. Il y a quand même un gros problème quelque part…

Alain Juppé : Au risque de me faire mettre en cause au terme de la loi sur l'usage de la langue française, je dirais que tout ça c'est peanuts …

F.-O. Giesbert : Un exemple : le Premier ministre dit « il faut qu'A. Juppé soit tête de liste aux élections européennes » et aujourd'hui, plus question, il ne veut plus d'A. Juppé comme tête de liste …

Alain Juppé : Parce que je n'ai pas envie de l'être. Le Premier ministre a réfléchi et il est arrivé à la conclusion qu'il valait mieux que les membres du gouvernement n'en soient pas. Je le redis, je sais que ça reviendra sur le tapis : on a intérêt, l'opposition, à mettre du sel sur les plaies ou de l'huile sur le feu. Je le dis très clairement car c'est la vérité : les conditions de travail qui sont les miennes avec le Premier ministre, sont excellentes.

F.-O. Giesbert : Avec le président aussi ?

Alain Juppé : Avec le président ça se passe bien.

F.-O. Giesbert : Il paraît qu'il n'y a pas d'huile sur le feu du tout.

Alain Juppé : On pourrait aussi en jeter si on voulait.

F.-O. Giesbert : Il paraît que les relations sont bonnes.

Alain Juppé : Nous avons des relations de travail normales.

F.-O. Giesbert : Vous avez appris des choses de lui, vous aimez travailler avec lui ?

Alain Juppé : Compte tenu de son ancienneté dans le poste qu'il occupe, il aurait été étonnant que je n'apprenne rien.

F.-O. Giesbert : Vous avez gagné une élection partielle contre le Front national hier à Nice. Si un candidat socialiste s'était retrouvé au second tour, face au candidat lepeniste, auriez-vous appelé à voter PS ?

Alain Juppé : Pourquoi faire toujours des suppositions ! Le problème était que M. Barety portait nos couleurs et qu'il a fait barrage au FN. Il a remporté une belle victoire, n'allons donc pas faire d'autres hypothèses.

F.-O. Giesbert : Je repose la question : si c'était un candidat socialiste qui s'était retrouvé face à M. Peyrat, qu'auriez-vous fait ?

Alain Juppé : Je crois que le RPR a des relations avec le FN qui sont bien connues, nous le combattons.

F.-O. Giesbert : Comment expliquez-vous la chute d'E. Balladur dans les sondages ? C'était très bon il y a quelques mois et maintenant ils sont tous franchement mauvais …

Alain Juppé : Non, non, c'est un retour à la normale.

F.-O. Giesbert : Vous voulez dire qu'il est normal qu'il ne soit pas populaire ?

Alain Juppé : Pas du tout ! Regardez les chiffres avant de tirer de telles conclusions. C'est vrai qu'il y a eu une période d'état de grâce, peut-être un peu excessivement euphorique et ces sondages étaient exceptionnellement bons. Quand je dis qu'ils sont revenus à la normale, ça veut dire que le Premier ministre reste populaire mais compte tenu de la difficulté des temps, dans une mesure qui me paraît plus raisonnable.

F.-O. Giesbert : Populaire avec une cote négative selon le sondage du Journal du dimanche.

Alain Juppé : Selon un sondage, mais très largement placé, comme d'autres du reste, au moment des élections présidentielles. Donc, ne tombons pas d'un excès d'optimisme. Ce qui m'a frappé depuis 1 an, ça a été une période d'idolâtrie que je trouve un peu excessive et tout à coup, c'est une période de critiques systématiques. Il faut retrouver un peu raison dans tout ça.

F.-O. Giesbert : N'avez-vous pas le sentiment qu'à force de vouloir éviter l'explosion sociale qu'il craint, le Premier ministre n'est pas en train de la provoquer ?

Alain Juppé : Ceux qui parlent d'explosion sociale, sont ceux qui la souhaitent. Dans l'opposition, il faut bien se faire un petit fonds de commerce. Que la situation sociale aujourd'hui soit fragile et tendue certes, nous en sommes conscients. Il faut regarder pourquoi. De mon point de vue, ce n'est peut-être pas très original, il faut en revenir toujours aux faits : l'explication numéro 1 c'est la situation de l'emploi, le chômage qui est à l'origine de bien des comportements. D'abord des comportements économiques. Comme les gens ont peur de l'avenir, ils ne consomment pas, la demande ne repart pas et ça aggrave encore la crise économique. Dans le malaise des jeunes, j'ai moi-même eu l'occasion d'en rencontrer à la fin de la semaine dernière à Belfort, il y a cette angoisse de l'avenir sur le travail. 25 % des jeunes Français de moins de 25 ans sont au chômage, alors qu'en Allemagne, où le taux de chômage global est à peu près identique à celui de la France, le chômage des jeunes est 5 fois inférieur.  Et cela ne date pas d'avril dernier, c'est une situation dont nous avons hérité.

F.-O. Giesbert : Pourquoi alors, le gouvernement après avoir lancé son projet de CIP, l'a retiré ?

Alain Juppé : Pour remonter la pente, il faut du temps. Le gouvernement n'a pas retiré son projet. Il reste attaché à l'idée qui était la sienne. Quelles sont les causes fondamentales du chômage 1/ nous n'avons pas assez de croissance et après 93 qui a été une année noire de ce point de vue, il faut reprendre le chemin d'une croissance de 2,5 à 3 %, ce à quoi nous essayons de travailler.  2/ nous avons trop de charges qui grèvent directement les salaires et le gouvernement a commencé à s'y attaquer. 3/ nous avons un problème majeur de formation des jeunes. D'où l'idée : et elle n'est pas nouvelle, de leur permettre d'entrer dans l'entreprise, pour compléter leur formation et d'alléger les charges de l'entreprise. C'est cela qui est à l'origine de l'idée du CIP. Peut-être l'a-t-on mal expliqué, peut-être fallait-il prendre plus de précaution que ce qui n'a été fait ? Nous sommes en train de corriger le tir sur ce point-là. Mais l'idée générale et la ligne directrice, tout le monde s'accorde à le reconnaître, doivent être suivies, c'est une des solutions au problème du chômage des jeunes.

F.-O. Giesbert : Et quand J. Chirac dit : « Ce n'est pas la société qui est bloquée aujourd'hui, c'est sa technostructure, ses élites » ?

Alain Juppé : Il a en grande partie raison. Une chose me trouble : je ne suis pas sûr que nous ayons en face de nous, des interlocuteurs syndicaux et professionnels qui soient capables véritablement d'exprimer ce que ressent la base.

F.-O. Giesbert : Chirac vise tout le monde : les syndicalistes, les ministres ...

Alain Juppé : Entre autres.

F.-O. Giesbert : C'est toujours votre candidat pour la présidentielle de 95 ?

Alain Juppé : On verra le moment venu.

F.-O. Giesbert : Et vous, car vous montez sérieusement dans les sondages. N'êtes-vous pas en train de devenir peu à peu présidentiable ? Pas pour cette fois-ci, peut-être pour 2002 ?

Alain Juppé : 2002, on a le temps d'en reparler.

F.-O. Giesbert : Et pour 1995 ?

Alain Juppé : Là aussi, il faut raison garder.


France Inter : lundi 21 mars 1994

I. Levaï : Majorité confortée, gauche réveillée. Des satisfaits de tous les côtés. Ou bien on a mal lu, ou bien les Français ont « neutralisé » la classe politique et l'on condamnée à attendre une autre heure de vérité. Votre analyse ?

Alain Juppé : Elle ne recoupe pas tout à fait la vôtre. 1/ Première observation sur la participation. On nous avait expliqué que la campagne était très molle, qu'il ne se passerait rien, que les Français n'étaient pas intéressés par cette élection. La participation est honorable. On a fait campagne, je me suis rendu moi-même dans un certain nombre de départements et j'ai vu que nos candidats étaient très actifs sur le terrain. De ce point de vue, c'est bon pour la démocratie. 2/ Le comportement du corps électoral vis-à-vis de la majorité et du gouvernement qu'elle soutient. Je me souviens encore des titres qui fleurissaient sur tous les journaux parisiens de la semaine dernière : « Un test pour le gouvernement », « Avertissement… », « Sanction… », Et bien il n'y a pas eu sanction et il y a eu consolidation de la majorité qui retrouve le score de 1993, celui des législatives de l'année dernière que tout le monde avait présentée comme un véritable raz-de-marée. De ce point de vue, le RPR, dont je suis le secrétaire général, la majorité et le gouvernement, sortent renforcés de cette élection.

I. Levaï : Et la santé des autres ? Quel est votre sentiment d'observateur ?

Alain Juppé : Il y a une certaine stabilité du corps électoral. Par rapport à 1993, pour ce qui concerne le RPR et l'UDF, nous retrouvons ce score très élevé que nous avions fait. Du côté de la gauche, je vois aussi une stabilité globale avec une certaine redistribution des cartes. Les écologistes – même s'il faut tenir compte du fait qu'ils ne présentaient pas des candidats dans tous les cantons – reculent néanmoins. Sans doute y-a-t-il un retour de l'électorat de gauche – qui en 1993 avait sanctionné le PS – vers sa famille politique d'origine, ce qui explique la remontée du PS.

P. Le Marc : Quelle est la part d'E. Balladur dans ce succès ? Est-ce que sa méthode, son bilan qui sont approuvés ? Ou bien est-ce les candidats qui ont gagné cette élection ?

Alain Juppé : On peut raisonner à contrario : si nous avions fait moins de 40 % des voix, on aurait immédiatement désigné le gouvernement et son chef comme responsables de cette défaite.

P. Le Marc : Est-ce la méthode Balladur qui a été approuvée ?

Alain Juppé : Incontestablement. Il n'y a pas désaveu. Les formations politiques de la majorité – RPR et UDF, puisque c'étaient eux deux qui étaient sur le terrain – ont globalement réussi cette élection. Ils soutiennent un gouvernement auquel ils se sont identifiés pendant toute la campagne. J'en ai fait moi-même l'expérience. C'est donc aussi le gouvernement qui sort renforcé. Est-ce à dire qu'il y a là une sorte de quitus et que le gouvernement peut dormir sur ses lauriers ? Certainement pas ! Il y a un trouble dans le pays, on le voit bien, on l'a vu à l'occasion de cette campagne. La prochaine session parlementaire doit être l'occasion pour le gouvernement de « mettre le turbo » et d'engager un certain nombre de réformes. Ce sera l'avant-dernière session parlementaire avant l'élection présentielle et en fait la dernière session utile puisque la session d'automne est très généralement consacrée au budget. Nous avons un programme de travail tout à fait chargé, avec un grand nombre de textes relatifs à tout ce qui concerne l'autorité de l'Etat, la justice et la police, la protection sociale avec le projet de loi sur la famille, et enfin l'aménagement du territoire. Il y a donc là un débat qui va s'ouvrir pour le gouvernement dans de bonnes conditions. Si la majorité avait fait moins de 40 %, l'ouverture de la session parlementaire aurait donné lieu à quelques turbulences. Nous allons repartir avec une cohésion majorité-gouvernement qui est de bon augure.

I. Levaï : Avec un E. Balladur moins usé que chacun le pensait…

Alain Juppé : Je n'ai jamais pensé qu'il était usé au point où certains commentateurs le disaient. De même que l'espèce d'euphorie qui a régné pendant quelques mois me paraissait un peu excessive. Il faut en revenir à une juste appréciation des choses.

A. Ardisson : Cette élection ne donne-t-elle pas le reflet d'une France tronquée ? Les agriculteurs vous donnent quitus – ce qui n'était pas évident – mais le problème se situe du côté des villes ?

Alain Juppé : La moitié de la France a voté, pas simplement la moitié rurale de la France.

A. Ardisson : Mais la mobilisation est plus forte chez les agriculteurs.

Alain Juppé : C'est traditionnel. Ce n'est pas une consolation, mais on vote plus dans ce type d'élection dans les cantons ruraux que dans les villes, car le conseiller général est une figure que l'on connaît et que l'on approche plus facilement que dans les cantons urbains. Mais on a voté aussi dans de grands départements de l'Ile-de-France qui sont des départements urbains. Je n'ai pas regardé la participation en détail, canton par canton, mais je ne pense pas qu'on puisse dire qu'il y ait là un clivage. Les Conseils généraux mènent des politiques actives dans le milieu urbain.

I. Levaï : Que vont faire selon vous les électeurs du FN pour le second tour ? Vous les appelez, ou votre succès vous évite-t-il de le faire ?

Alain Juppé : Chacun est toujours au deuxième tour placé devant ses responsabilités. On l'a vu à Nice. Les électeurs ont fait leur choix et nous avons gagné. De la même manière, il y aura peut-être un certain nombre de triangulaires – ou en tout cas de duels – et ce sera aux électeurs et aux électrices de se prononcer.  Veulent-ils faire le jeu de ceux qui – objectivement – font battre la majorité ?

P. Le Marc : Si E. Balladur est le principal bénéficiaire de cette élection, J. Chirac n'en est-il pas finalement, implicitement, la principale victime ?

Alain Juppé : Sûrement pas. Je suis convaincu depuis le début qu'aucun candidat à la prochaine élection présidentielle – quel qu'il soit – ne sera élu si le gouvernement échoue. Nous sommes solidaires. C'est la majorité et le gouvernement ensembles qui ont été jugés. Je partage vos analyses. Nous sommes très excités par ce petit jeu ! Mais, au fond de nos provinces, majorité/gouvernement, on ne fait pas le distinguo, on va gagner ensemble ou perdre ensemble.

A. Ardisson : Je suppose que vous allez regarder attentivement le rapport de forces là où il y avait des primaires ?

Alain Juppé : Entre RPR et UDF ? C'est un autre problème ! On était en train de parler de relations au sein du RPR !

P. Le Marc : Le Premier ministre bénéficie d'une prime à travers cette élection.

Alain Juppé : Bien sûr ! Je m'en réjouis ! Cela renforce la majorité.

I. Levaï : Il y a des gens qui rêvent d'une autre politique. Ceux-là ont reculé hier, non ?

Alain Juppé : Je vais vous faire une confidence. M. Levaï : je suis persuadé que ces gens-là n'ont pas changé d'avis ! Ils vont continuer – c'est leur droit après tout et cela anime le débat – de prôner une autre politique. Il ne faut pas aller trop loin dans l'interprétation de cette élection. Tout d'un coup, parce que le gouvernement sort renforcé, on a l'air de penser que tous les problèmes sont réglés ! Or, on, à retrouver sur la table un certain nombre de difficultés. Chacun continue à défendre son point de vue. Je ne tombe pas à nouveau – parce que le résultat est bon – dans une espèce de douce euphorie. Cela va être difficile. Le chômage n'est pas réglé par le résultat des élections cantonales. Il faut être lucide.

P. Le Marc : Vous avez l'air presque aussi mesuré que l'était tout à l'heure M. Rocard. On a l'impression que vous boudez l'un et l'autre votre plaisir ?

Alain Juppé : Les électeurs jugeront. Je viens de dire que c'était un grand succès pour la majorité et le gouvernement. Chacun réagit en fonction de son tempérament. Je suis toujours mesuré comme vous le savez. C'est un beau résultat. Il faut prendre appui sur ce résultat pour conforter maintenant l'élection du gouvernement.

A. Ardisson : Même question que celle posée tout à l'heure à M. Rocard. N'y-a-t-il pas un décalage formidable entre cette satisfaction affichée par tous les groupes politiques et les manifestations de la semaine dernière et celles de la semaine à venir ?

Alain Juppé : Il y a là une question qui mérite d'être posée. Dans les urnes on ne sent apparemment pas ce malaise alors qu'il existe. Il y a un décalage. Il faut l'analyser et essayer d'y répondre. Le gouvernement doit continuer à prendre des initiatives, à dialoguer, à prendre des initiatives, à se concerter, et ne pas considérer que les dossiers sont refermés parce que les élections cantonales ont été bonnes pour nous.

A. Ardisson : Le dialogue est-il possible ? N'est-on pas dans une société où d'un côté il y a ceux qui votent et d'autres qui « votent avec leurs pieds », qui cassent…

Alain Juppé : Il ne fout pas assimiler les manifestations qui se sont passées il y a quelques jours à Paris au phénomène des casseurs. Le fait que chaque fois qu'il y a une manifestation dans Paris on voit se rameuter tous les loubards spécialisés dans ce genre de cassage, c'est hélas un trait de notre société. Il ne faut pas sous-estimer ce phénomène, mais je n'y vois pas une signification politique majeure que l'on puisse relier aux élections cantonales. Ce qui est sûr, c'est que le dialogue est difficile. Je suis persuadé qu'un certain nombre de gens qui ont voté hier pour la majorité aux élections cantonales continueront dans un certain nombre de cas de se montrer parfois exigeants vis-à-vis du gouvernement. Il ne faut pas considérer que par une sorte de grâce d'Etat les problèmes seraient réglés. Ce serait une fausse interprétation.

P. Le Marc : On ne change pas une équipe qui gagne, mais on peut la consolider. Souhaitez-vous que le gouvernement soit étoffé et renforcé par un remaniement ?

Alain Juppé : C'est la décision du Premier ministre. Pour ma part je n'en vois pas la nécessité, mais il a peut-être d'autres éléments d'appréciation.

I. Levaï : Depuis des années le corps électoral vote tranquillement et calmement.

Alain Juppé : C'est ce que je disais : il y a une certaine stabilité, une certaine raison qui s'exprime lorsque les Français votent.

I. Levaï : N'êtes-vous pas surpris par la manière dont les Français ont équilibré hier leurs votes entre le RPR et l'UDF. C'est incroyable !

Alain Juppé : Non, ce n'est pas incroyable. C'est très difficile à analyser. Dans cette élection, nous avons eu, dans l'immense majorité des cas, des candidats d'union. Il n'y a rien de plus difficile dans une élection cantonale que de classer les diverses droites : certains sont plutôt de sensibilité RPR, d'autres plutôt de sensibilité UDF. Certains même sont des RPR où des UDF à peine déguisés. Il est très difficile de dire à la décimal près que le RPR a fait 15,6 %, l'UDF 15,3 %. Ce qui est clair, c'est que le RPR, qui était traditionnellement un parti national et moins un parti local, a profondément changé depuis quelques années. Il s'est enraciné, on l'a vu, aux élections régionales. On voit maintenant que c'est un parti qui compte parce qu'il a réussi à irriguer la vie locale.

A. Ardisson : Vous avez le sentiment de « grignoter » sur vos partenaires ?

Alain Juppé : Si nous progressons, cela veut dire effectivement qu'un certain équilibre se produit. On verra au moment du « troisième tour », lors de la présidence des Conseils généraux. Il est encore trop tôt pour en tirer des conséquences après le premier tour.

P. Le Marc : La prochaine échéance électorale, ce sont les élections européennes du 12 juin. Est-t-il toujours exclu que vous soyez tête de liste de la majorité ?

Alain Juppé : Oui. Pour une bonne raison : je n'ai pas envie de l'être. Ce qui me parait une raison déterminante.

I. Levaï : Les journaux français et étrangers continuent à parler de la France et de l'Allemagne. Le couple franco-allemand va-t-il bien ?

Alain Juppé : Il va très bien. Je vais vous faire une confidence : j'ai passé encore une demi-heure hier soir au téléphone avec K. Kinkel pour préparer les prochaines réunions européennes. Il y en a une demain à Bruxelles et une en fin de semaine en Grèce. Nous avons tenu à avoir une attitude commune. Le couple va bien, qu'il s'agisse des ministres des Affaires étrangères, du Chancelier, du président, du Premier ministre français. Pourquoi êtes-vous amené à poser cette question ? D'abord parce que le fait qu'il y ait un couple ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de temps en temps quelques divergences d'appréciation. On le sait bien, hélas dans les couples. Nous sommes tout à fait déterminés à maintenir ce lien entre la France et l'Allemagne. C'est la base de la construction européenne. Cela ne fait problème, ni en France, ni en Allemagne même si de temps en temps nous avons des différences d'appréciation. Le deuxième élément qui entre en ligne de compte c'est qu'il y a des élections en Allemagne. À l'occasion d'élections, il y a un débat interne qui resurgit parfois sur les relations franco-allemandes. Mais rien d'essentiel – ni au niveau des hommes, ni au niveau du fond – n'est en cause.