Interviews de MM. François Léotard, ministre de la défense, et Bernard Kouchner, ancien ministre de la santé et de l'action humanitaire, à TF1 le 18 mai 1994, sur la libération des otages de "Première urgence" en Bosnie, l'annonce du retrait des troupes de la zone de Bihac et sur l'éventualité d'une liste "Sarajevo" pour les élections européennes.

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Circonstance : Libération des otages de l'association "Première urgence"

Média : TF1

Texte intégral

P. Poivre d'Arvor : En savez-vous un peu plus sur le fond de cette affaire ?

F. Léotard : Il n'y a rien de bizarre. Il y a ce qu'on fait et ce que vous demandez comme questions et auxquelles on ne peut pas toujours répondre. Les journalistes font leur métier, essayent de poser des questions, de savoir, et pendant toute cette crise, heure par heure, nous savions ce qui se passait, où étaient les otages, dans quelles conditions ils étaient. Ce qui s'est passé a supposé de la part de tout le monde, les familles, les avocats, le gouvernement, de chacun, une très grande homogénéité, un esprit d'équipe, et une très grande discrétion dès le premier jour. Il faut bien comprendre que dans ce genre d'affaire, moins on parle, mieux c'est. Bien entendu, il faut que par ailleurs il y ait une pression de l'opinion publique, ce que vous avez fait vous, les médias, ce qui a été fait à travers les manifestations, ce qui a été fait à travers l'association Première urgence. Ces deux choses ne sont pas contradictoires. Il faut une pression de l'opinion sur des gens qui sont des dictateurs, et en même temps, du côté de l'exécutif, c'est-à-dire du gouvernement, une extrême discrétion. Nous savions tout cela, ce qui s'est passé, la façon dont cela s'est passé, les conditions dans lesquelles ils ont été libérés, et depuis longtemps. Simplement, nous avons affaire à des gens qui jouent avec le statut d'otage, pour essayer de faire pression sur le gouvernement français. Il était donc très important de ne pas céder à cette pression.

P. Poivre d'Arvor : Est-ce qu'il y a eu une contrepartie à cette libération ?

F. Léotard : Nous avons respecté le droit, alors qu'eux ne le respectaient pas trop. Nous avons respecté le droit de l'ancienne république Yougoslave qu'ils nous ont imposé. Il fallait à la fois qu'ils ne perdent pas la face, et en même temps préserver les formes apparentes du droit auquel ils nous soumettaient. L'essentiel, ce que nous voulions avec acharnement, A. Juppé et moi, car nous avons été en parfaite coordination, c'est mettre en permanence l'accent sur le soin à apporter aux otages eux-mêmes. Ils ont été vus presque tous les jours à la fin, et je rends un hommage particulier à l'Ambassadeur de France et aux médecins. Nous avons à chaque instant pu faire passer un certain nombre de messages, tout en sachant que s'il le fallait, nous étions disposés à faire des opérations plus rudes.

P. Poivre d'Arvor : Mais le Quai d'Orsay a fait savoir qu'il n'appréciait pas le principe de la caution ?

F. Léotard : Oui. Mais ce qui était en cause dans cette affaire, c'était l'objectif de libération. Nous savons depuis le Liban que lorsque les choses traînent, elles deviennent extrêmement difficiles. Au bout de quelques semaines, de quelques mois, vous n'y arrivez plus, parce que chacun se tient ferme sur sa position. Les otages sont dispersés, vous ne pouvez plus faire d'opération de force pour les récupérer. Donc, il fallait aller vite, cela a été fait, moi je me réjouis de cette situation et surtout de l'esprit d'équipe qui a permis aux Français en général, pas simplement le gouvernement, d'obtenir la libération de leurs enfants. Je trouve cela formidable, c'est une belle joie ce soir, ne la ternissons pas.

P. Poivre d'Arvor : B. Kouchner, une liste Sarajevo, vous seriez dessus ?

F. Léotard : Écoutez, je crois avoir lancé l'idée, j'ai failli être dessus et j'ai même failli la diriger. Pour des raisons que je peux vous expliquer, j'ai choisi d'être plus constructif mais je suis heureux qu'il y ait un débat constructif, c'est le rôle des intellectuels. Cette liste fait bouger, fait réfléchir, fait peut-être crier, c'est pas mal.

F. Léotard : Faut-il répéter ce que nous répétons depuis des semaines, ou on négocie ou on fait la guerre ? Qui veut faire la guerre actuellement à la Serbie ? Quel est le Français, quels sont les centaines de milliers de Français qui feraient leur paquetage aujourd'hui, y compris parmi ceux qui sont à la Mutualité, pour aller faire la guerre à la Serbie ? Ça n'est pas du renoncement ce que j'exprime aujourd'hui. C'est simplement de dire que nous négocions pour obtenir la paix. Pas la paix dans n'importe quelles conditions, mais une vraie paix qui soit fondée sur un accord équitable. Mais l'autre partie de l'alternative, c'est la guerre, mais la guerre totale avec le contingent, en Yougoslavie. Alors il faut savoir ce qu'on dit quant on affirme un certain nombre de choses de ce genre. Comprenez que quelquefois nous sommes un peu irrités, il y a la voix de la conscience, elle est nécessaire. Mais il y a aussi la voie de l'irresponsabilité, celle-là est tout à fait inutile.

P. Poivre d'Arvor : Mais parmi les propositions de B.-H. Levy et de ses amis, il y a la levée de l'embargo sur les armes.

F. Léotard : Bien entendu, on peut faire ça. Dans le quart d'heure qui suit, les forces françaises partiront. Il faut bien le savoir. Parce que livrer des armes, ça veut dire étendre le conflit. C'est évident. Et on ne peut pas à la fois mettre des soldats pour qu'ils s'interposent entre des belligérants et donner des armes à l'un des belligérants, ou aux autres, bien entendu. Alors il faut bien savoir que si on livre des armes, et c'est clair, dans le quart d'heure qui suit, moi je prendrai la décision, avec l'accord bien sûr du Premier ministre et du président de la République, de faire partir les soldats français.

P. Poivre d'Arvor : Justement, sur le retrait des troupes françaises, on a entendu des positions un peu contradictoires. Quelle est votre position ?

F. Léotard : Elle est très simple et elle est commune, bien évidemment, et au gouvernement et à l'ensemble de l'exécutif. Nous avons pris la décision de retirer un bataillon, à Krajina. C'est à peu près 1 000 hommes, pour simplifier. Nous allons retirer aussi d'ici la fin de l'année, si la situation ne change pas, c'est-à-dire si nous sommes toujours dans une impasse diplomatique, un deuxième bataillon, celui de Bihac, dans une poche où d'ailleurs des Musulmans se battent entre eux. Ce que je veux dire dans cette décision, qui est bien celle que j'ai annoncée et que le Premier ministre a confirmée, c'est qu'il y a une chose qu'on ne peut pas accepter pour des militaires, c'est qu'ils soient dans des missions vis-à-vis desquelles on ne leur donne pas les moyens de les exécuter et de les réussir, qu'on soit dans des situations où l'honneur même du pays qu'ils représentent, leur uniforme, leur drapeau, soient bafoués, où ils soient dans des situations d'humiliation et d'impuissance. Ça, on ne peut pas l'accepter. Or, c'est petit à petit ce qui est en train de se faire avec la FORPRONU. Et ma responsabilité, celle qui m'a été confiée, c'est non pas de protéger à l'extrême des soldats qui ont choisi l'engagement, le courage, l'abnégation, mais de faire en sorte qu'ils ne soient pas mis dans des situations humiliantes, dans lesquelles on leur refuse les moyens d'exercer leur métier, c'est-à-dire de protéger des gens. Or c'est la situation d'aujourd'hui et ça, il faut bien qu'on le comprenne, la France ne l'acceptera pas indéfiniment.

P. Poivre d'Arvor : Mais êtes-vous d'accord pour dire que si ces Casques bleus français et autres étaient arrivés plus tôt, par exemple au moment du référendum, tout cela ne serait peut-être pas arrivé ?

F. Léotard : Bien sûr, nous sommes là quelques-uns à le penser, je pense que B. Kouchner pense de la même manière que moi. Nous avons, en 1991, je dis bien la date, à la fin de l'année 91, accepté qu'une ville européenne soit rayée de la carte pour la première fois depuis 1945, c'était Vukovar. Quand nous avons accepté cela, nous avons mis le doigt dans un engrenage infernal parce que personne, à ce moment-là, n'a compris ce que cela signifiait. Nous avions accepté que des populations entières soient meurtries, rejetées, traquées. Et la ville a été détruite et personne, ou à peu près, n'a dit quoi que ce soit à ce moment-là. Alors maintenant, bien sûr, petit à petit, c'est un film, par une photo, cette guerre. Il faut reprendre la chronologie de tout ce qui s'est passé. Après on a mis des soldats au sol. Dès qu'on a mis des soldats au sol, la frappe aérienne devenait très difficile puisqu'ils étaient des otages. Ce qu'on a vu avec nos compatriotes, ça peut arriver demain avec nos soldats qui sont quelques fois 10, 15 ou 20 entourés par 200 ou 300 adversaires.

Et donc, il faut être très responsables dans cette affaire. Et moi je ne prendrais pas la responsabilité de mettre des soldats dans des situations de vulnérabilité qu'ils n'ont pas méritée puisqu'ils sont venus, comme les humanitaires, pour protéger, pour aider. C'est inconcevable.

B. Kouchner : J'écoute avec beaucoup d'attention et je crois, je ne me fais pas l'interprète de B. H. Levy, mais je crois qu'il ne s'agit pas pour la France de défendre seule ou d'envoyer son contingent. Il s'agit qu'à un moment donné, et vous-même venez de le dire, si la négociation que nous souhaitons tous, si le plan diplomatique qu'il faudra bien un jour, celui-là ou un autre, appliquer en se demandant si on doit participer…

F. Léotard : De ce côté-là, il n'y a pas de problèmes, nous ferons l'effort nécessaire.

B. Kouchner : On est d'accord, mais si ça ne marche pas. Supposons que ça ne marche pas et que les Serbes continuent comme ils l'ont fait à Tuzla aujourd'hui et hier. Est-ce que oui ou non cette mesure élémentaire de dignité et d'égalité qui consiste à laisser ces Bosniaques se défendre, ne viendra pas à l'ordre du jour ? Le Sénat américain a répondu à F. Léotard, ce ne sont pas des gens qui sont indifférents.

F. Léotard : Probablement, mais alors à ce moment-là, il faudra partir. Je le dis avec beaucoup de force…

B. Kouchner : Attendez, si nous ne pensons qu'à la France. Je comprends bien que vous soyez responsable. Mais théoriquement, c'est une opération internationale. F. Mitterrand a lui-même toujours dit : tout avec l'ONU, rien seul.

F. Léotard : Et nous sommes en parfait accord sur ce sujet.

B. Kouchner : D'accord. Vous avez dit que nous avons laissé faire à Vukovar, c'est vrai, mais nous n'avons pas laissé faire à Dubrovnik. Nous y étions. Nous avions protégé la ville. Et la réponse à cela, mais malheureusement c'est trop tard, simplement pour la prochaine, parce qu'il y en aura, il faut arriver avant les massacres. Et donc là sûrement, fondamentalement, nous sommes d'accord. Mais je ne crois pas que B.-H. Levy et ses amis voulaient dire que la France seule fasse la guerre. Ça non.