Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, accordée à France-Inter le 29 juillet 1998, sur le projet d'une réunion des "sauveurs de la paix" au Proche-Orient, son prochain voyage en Iran et sur la situation au Kosovo et en Afghanistan.

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Média : France Inter

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France Inter : Une idée ou peut-être faut-il dire un projet ? La France et l’Égypte, en tout cas, main dans la main, au chevet de la paix au Proche-Orient. C’est l’idée d’une éventuelle conférence. Il s’agit, si j’ai bien compris, de prendre la relève des États-Unis, en cas d’échec des efforts américains. À quel moment estimerez-vous qu’il y a échec ?

Hubert Védrine : S’ils échouent. Pour le moment, ce sont des efforts qui se poursuivent. Notamment, Madame Albright et un certain nombre de représentants américains essaient d’obtenir, malgré tout, un accord du gouvernement israélien, qui bloque tout depuis plusieurs mois, pour un redéploiement de 13 % qui est tout à fait insuffisant, par rapport aux engagements qui avaient été pris par les accords d’Oslo. Ce serait de 30 % à 40 %, mais ce serait déjà cela. S’ils n’y arrivent pas, la France et l’Égypte disent, comme les présidents Chirac et Moubarak l’ont dit il y a trois mois : nous pensons qu’il ne faut pas rester dans le vide et sans espoir. Donc, nous prenons la relève dans cette hypothèse.

France Inter : Mais y a-t-il un délai ?

Hubert Védrine : Non, parce que nous agirons en fonction de la situation. Mais comme les conversations décidément ne débouchent pas, et qu’on ne peut pas rester ainsi, sans penser à la suite, nous avons décidé d’entrer dans une phase de préparation plus active de ce projet de conférence. C’est pour cela que nous avons dit, avec le ministre égyptien qui était à Paris et moi-même, que c’était une idée, et cela devient un projet. Nous constituons un groupe de travail, et nous commençons à regarder ce que pourraient être les invités, le contenu, le déroulement, les conclusions. Le premier acte, c’est d’en parler avec les États-Unis, parce que nous voulons le faire avec eux, naturellement. Nous soutenons les efforts qu’ils continuent à faire, et s’ils débouchaient, tant mieux. Mais il faut être prêt à rebondir s’ils ne débouchent pas.

France Inter : Dans le journal « Le Monde » d’aujourd’hui, votre homologue égyptien, que vous évoquiez à l’instant, M. Moussa, déclare : « l’attitude d’Israël est inacceptable ». Dites-vous la même chose ?

Hubert Védrine : J’ai eu l’occasion de m’exprimer souvent sur ce blocage par le gouvernement israélien. Ce que j’ai dit, c’est qu’il ne faut pas baisser les bras et on ne peut pas laisser le processus de paix être ainsi asphyxié. Donc, tout le sens de notre action est d’exercer une pression positive, constructive, pour relancer les choses. Aujourd’hui, nous voyons bien pourquoi les choses sont bloquées. Donc, nous préparons la suite, nous exerçons une incitation à persévérer. Encore une fois, nous voulons le faire avec les États-Unis, même si nous comprenons qu’ils veuillent poursuivre leurs efforts propres pendant quelque temps encore, quelques jours, au maximum, quelques semaines. Pendant ce temps, nous peaufinons notre projet pour pouvoir le lancer sans tarder.

France Inter : On ne peut pas dire, aujourd’hui, que la France hausse le ton vis-à-vis de Benjamin Netanyahou ? Ce n’est pas le cas.

Hubert Védrine : Nous avons un ton critique. Cela fait plusieurs mois que nous critiquons le fait que le gouvernement israélien ne s’estime pas engagé par les accords d’Oslo et la suite, à travers toute une série d’arguments. Le monde entier voit bien que c’est l’origine principale – peut-être pas exclusive – du blocage. Mais le problème n’est pas de savoir quelles sont les positions ; le problème est un problème d’action. Nous ne voulons pas en rester là, et nous préparons ce projet qui prendrait le relais le cas échéant.

France Inter : Donc, pas de calendrier précis pour l’heure ?

Hubert Védrine : Non, cela dépendra de la façon dont évolueront les dernières conversations en cours. Mais cela ne nous empêche pas de préciser, de perfectionner notre projet de réunion des sauveurs de la paix.

France Inter : L’idée de cette conférence des pays prêts à sauver la paix au Proche-Orient avait déjà été énoncée en mai dernier par les présidents Chirac et Moubarak. Vous la prolongez. Cela veut dire, décidément, que la cohabitation va bien ?

Hubert Védrine : C’est une idée, en réalité, qui avait été examinée par M. Moussa et moi-même en septembre dernier, à New York.

France Inter : Vous aviez la primeur, alors ?

Hubert Védrine : Bien sûr, oui.

France Inter : Vous irez en Iran en août. On a connu hier les dates de ce voyage (22 et 23 août). Le moment est-il bien choisi pour un voyage officiel en Iran ?

Hubert Védrine : D’abord, c’est le travail du ministre des affaires étrangères d’être au contact d’un maximum de dirigeants, pour voir ce que la France peut apporter d’utile dans les différentes situations compliquées. En Iran, il y a eu un changement considérable avant l’élection du nouveau président, qui avait été élu contre les pronostics et contre les différents partis « conservateurs ». La plupart des pays occidentaux sont en train de réfléchir à une adaptation de leur politique envers l’Iran. Le président iranien Khatami envoie des signaux d’ouverture et de dialogue, non seulement aux Européens, mais aussi aux États-Unis. Et nous avons pensé que la France devait être présente dans ce mouvement. Déjà, le président du Conseil italien s’est rendu en Iran, plusieurs ministres y ont été ; la France ne peut pas être absente, mais elle doit le faire avec lucidité, avec prudence naturellement. Naturellement, quand j’irai en Iran, je parlerai des perspectives du développement des relations, de la reprise des relations entre les deux pays. Mais j’aborderai tous les sujets délicats, comme je le fais dans ce type de voyage.

France Inter : Lesquels, par exemple ?

Hubert Védrine : Est-ce le bon moment ? Certainement, oui, compte tenu du contexte. L’évolution n’est pas jouée. Il y a plusieurs éléments en présence. Mais il faut continuer.

France Inter : Je pensais notamment à la condamnation du maire de Téhéran, qui est un réformateur, condamné à cinq ans de prison. C’est la guerre réformateurs-conservateurs. Il y a des manifestations en ce moment à Téhéran.

Hubert Védrine : Oui, il est clair que cette nouvelle ligne plus moderne, l’ouverture, ne va pas s’imposer facilement.

France Inter : Et comment faire pour que votre voyage n’apparaisse pas comme un soutien au régime actuel ?

Hubert Védrine : Mais il n’y a aucune raison. D’ailleurs, c’est une question que l’on n’a pas posée au président du Conseil italien. Et quand Madame Albright répond, quand les dirigeants américains répondent aux appels iraniens, personne ne se pose la question. Il s’agit d’accompagner un changement positif. Donc, nous disons : nous sommes d’accord pour développer nos relations, à condition que la politique de l’Iran évolue elle-même sur un certain nombre de poids. C’est un dialogue pour accompagner cette évolution.

France Inter : Est-ce que cette visite annonce la prochaine… ?

Hubert Védrine : Vous savez, nous dialoguons tout le temps dans la vie internationale, avec des gens dont on ne partage pas toutes les options ou parfois très peu d’options.

France Inter : Oui, mais vous savez aussi que…

Hubert Védrine : Sinon à qui parle-t-on ?

France Inter : Mais vous savez aussi que la politique se fait avec des symboles et qu’il faut les manier avec…

Hubert Védrine : Le symbole, c’est celui du dialogue et de l’accompagnement, d’un changement qui peut être positif et qui sera d’autant plus positif que nous aurons su peser de notre poids dans ce changement.

France Inter : Votre prochain voyage annonce-t-il la venue en France du président iranien ? Il paraît que la presse iranienne l’évoque déjà.

Hubert Védrine : On ne peut pas dire cela encore. C’est trop tôt. La perspective – si les choses vont bien, si la politique de ce pays évolue dans le sens que nous souhaitons, et que nous souhaitons encourager –, est celle d’un développement. Mais pour le moment, aucune autre étape n’est fixée. Mais ce sont des questions dont je parlerai là-bas.

France Inter : J’aimerais que l’on parle, ce matin, de la situation au Kosovo. On n’entend pas grand monde – je veux parler des voix internationales – alors qu’il se passe des choses graves au Kosovo. Comme vous le savez, les forces serbes grignotent du terrain ; elles se sont emparées, hier, d’un important bastion des rebelles albanais. Depuis février dernier, rappelons-le, plus de 500 morts dans ces combats, en grande majorité des Albanais. Que fait la communauté internationale ? On regarde ?

Hubert Védrine : Ce qu’on appelle « la communauté internationale », en l’occurrence, c’est le groupe de contact, c’est-à-dire six pays qui, depuis le début mars, sont mobilisés de façon constante, qui travaillent en permanence, même s’il n’y a pas de déclaration tous les matins. Leur action est très connue. Cela a été dit plusieurs dizaines de fois depuis début mars. Ces pays, ce sont les États-Unis, la Russie, la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie. Et notre position est que le statu quo est intolérable. Nous ne pouvons pas, en conscience, ce ne serait pas raisonnable, soutenir la demande d’indépendance qui entraînerait une déstabilisation de toute la région, via l’Albanie, la Macédoine et d’autre pays. En revanche, il faut imposer une véritable autonomie très substantielle. Donc, le travail qui est fait depuis plusieurs semaines, consiste à faire pression sur Miloševic pour qu’il accepte d’entrer dans une négociation d’autonomie – ce qu’il ne voulait pas au début et qu’il finit par accepter de mauvais gré. L’autre partie du travail qui est fait par les membres du groupe de contact – à certains moments, c’est surtout les États-Unis, ou la France, ou les Russes, cela dépend : il y a une sorte de jeu de relais, si vous voulez, à l’intérieur de ce groupe – consiste à rassembler du côté albanais une délégation qui associe tous les représentants, et pas uniquement M. Rugova, qui en est le symbole, mais qui n’a pas le contrôle de toutes les forces et notamment pas de l’UCK, l’armée de libération du Kosovo. Le travail fait en ce moment est celui-là et nous espérons toujours que ce travail va prendre de vitesse et va rattraper l’engrenage de la force.

France Inter : Vous aurez peut-être du mal à prendre de vitesse…

Hubert Védrine : Je ne crois pas, parce que je pense que s’il n’y avait pas eu cette mobilisation très forte, et les sanctions, et les menaces, et le travail de l’OTAN pour préparer une intervention éventuelle, la situation aurait explosé dans de beaucoup plus grandes largeurs.

France Inter : Il nous reste peu de temps. Je voudrais qu’on dise un mot des grosses difficultés que rencontrent actuellement les organisations humanitaires. C’est vrai au Kosovo – vous savez qu’il y a une Anglaise qui fait la grève de la faim dans une prison au Kosovo ? –, c’est vrai aussi en Afghanistan. Tout cela n’est-il pas très alarmant ?

Hubert Védrine : Les organisations non gouvernementales et les organisations humanitaires font un travail admirable dans des conditions extrêmement difficiles. À certains moments, on s’en rend mieux compte qu’à d’autres. À l’heure actuelle, il y a plusieurs cas où cela se voit bien. Vous avez parlé du Kosovo. En Afghanistan, la plupart des ONG ont dû s’en aller – 35 sur 35 – ont dû partir parce que les Talibans, qui contrôlent notamment la région de Kaboul, leur imposent des conditions inacceptables. Or, c’est par ce biais humanitaire qu’on arrive quand même à soulager les misères de ces populations. L’Afghanistan est un pays qui est dans la guerre et les troubles depuis 25 ans au moins et depuis que les Talibans contrôlent les deux tiers du pays, c’est encore pire. Donc que faire ? Il y a un moment où rester est une caution à une situation intolérable. Mais partir, c’est aggraver les malheurs des gens. Nous les aidons, nous les accompagnons, et l’action du gouvernement par rapport à cela est de renforcer les moyens humanitaires. Nous venons de décider des mesures d’urgence sur l’Afghanistan, comme sur le Soudan où il y a une famine épouvantable dans le genre de la Somalie, il y a quelques années, qui est le résultat de la guerre. Et là, compte tenu du fait qu’il n’y a pas de routes et qu’il y a une saison des pluies, on ne peut envoyer des vivres que par parachutage. Donc, ces vivres sont un peu fracassés au sol, on ne sait pas ce que cela devient. Sur ces cas-là, nous sommes en liaison avec les ONG – nous, je veux dire les gouvernements. Nous les soutenons, nous décidons des mesures d’urgence – 3 millions de francs à nouveau sur le Soudan, via l’UNICEF et via les Croix-Rouge. D’autre part, nous avons un travail politique, parce que dans des pays comme le Soudan ou l’Afghanistan, on ne remontera jamais le terrain, si on n’arrive pas à rétablir les conditions de la paix. Ce ne sont pas des drames naturels, ce dont on parle, mais des catastrophes qui découlent d’affrontements qui durent depuis 25 ans en Afghanistan, quasiment 40 ans au Soudan, sauf qu’il y a 15 ans de paix. Je souligne le fait que nous sommes dans une attitude de coopération étroite et constante avec les ONG qui font tout ce travail.