Interview de M. Michel Rocard, premier secrétaire du PS, à France 2 le 23 mars 1994, sur le contrat d'insertion professionnelle dit "SMIC Jeunes".

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Média : France 2

Texte intégral

P. Amar : M. Rocard que faut-il faire pour mettre fin à cette crise ?

M. Rocard : Retirer le décret. Les choses deviennent très simples, nous sommes en présence d'un décret qui a été publié, c'est presque un coup de force, mercredi, suite à un résultat honorable aux cantonales, ce qui n'a rien à voir avec le problème. Or, il s'agit d'une mesure dont les jeunes ne veulent à aucun prix, dont leurs parents ne veulent pas non plus, et dont le patronat lui-même, s'accommode assez mal, il a pris ses distances et il affirme que cela ne créera pas d'emplois. Dans ces conditions, le maintien de cette dénomination, CIP, le maintien de ce décret, c'est un chiffon rouge et on énerve la jeunesse avec cela. Quand on veut se faire comprendre de la jeunesse, il faut d'abord commencer par la comprendre.

P. Amar : Pourtant, la mesure initiale a été édulcorée, le gouvernement a fait des concessions ?

M. Rocard : II a fait des concessions, mais il reste que quand on est jeune et qu'on n'a pas de qualification, on peut très bien être embauché dans une entreprise en dessous du salaire minimum. C'est-à-dire que la jeunesse vous vaut une pénalisation par rapport au salaire reconnu minimum dans notre législation. C'est à la fois dévaloriser le fait même d'être jeune, c'est créer de la frustration et c'est mettre le patronat dans la situation de pouvoir choisir de temps en temps de chasser des travailleurs pas qualifiés, mais payés plein tarif, pour prendre des jeunes. Souvenez-vous du slogan que chantaient les jeunes : "les enfants sous-payés, les parents licenciés."

P. Amar : Hier, N. Sarkozy a dit aux jeunes avec qui il a dialogué : si ça ne marche pas, on revoit tout en septembre, comment jugez-vous cette attitude ?

M. Rocard : Le fait que ça ne marche pas est déjà une évidence, je suis inquiet parce que dans cette affaire il y a du désespoir, et le désespoir porte à la violence. Nous venons de voir à quel point les jeunes la rejettent, mais il y a toujours des risques et au nom de l'ordre public, comme du respect que l'on doit à la jeunesse, il vaudrait mieux retirer, avant de s'apercevoir que ça ne marche pas, on le sait déjà. C'est pour le gouvernement une affaire de prestige, c'est un prestige mal placé.

P. Amar : Vous savez que la majorité vous reproche d'exploiter le désespoir des jeunes ?

M. Rocard : C'est un reproche non pertinent, on a tout de même le droit de dire que l'on n'est pas d'accord avec une mesure, c'est insensé d'interdire aux gens de porter critique, sous prétexte que ce serait une exploitation politique. Le problème est social et syndical, je ne suis ici qu'un responsable politique qui porte un jugement, et un jugement fort en effet. Le gouvernement a fait une grosse faute, et nous n'aurons la paix civile et le retour d'un dialogue entre les jeunes et le reste de la société française, qu'après le retrait de ce chiffon rouge.

P. Amar : La responsabilité de la colère des jeunes incombe au gouvernement, mais aussi à tous les décideurs qui n'ont pas pris les mesures contre le chômage, c'est à dire aussi à vous ?

M. Rocard : Aucun pays d'Europe n'a réussi à résorber le chômage et nous avons plus de jeunes que les autres, nous le savons. Nous l'avons même payé d'une lourde défaite électorale, nous y avons réfléchi et je fais moi-même des propositions plus audacieuses, d'une certaine façon, que celles que nous retenions il y a encore deux ans. Mais aujourd'hui, la colère de la jeunesse, elle est contre une insulte qu'elle a reçu en plus. Les jeunes ne se font pas d'illusions, mais ils n'acceptent pas qu'on leur dise puisque vous êtes jeunes, vous n'avez même plus ce qu'on admet de rémunérer comme travail non qualifié sur le marché du travail.

P. Amar : Après les résultats de dimanche dernier et la satisfaction générale, on a le sentiment qu'il y a un décalage entre les propos des hommes politiques et l'angoisse du pays ?

M. Rocard : Il y a un décalage puisque les cantonales ne concernent pas le destin national du pays, ni la politique générale du pays dans son ensemble, c'est une élection qui est destiné à mettre en place les présidents de Conseils généraux et à faire tourner nos départements. Ces élections ne pouvaient pas répondre au fond. Le problème de la société française est grave, il appelle des solutions beaucoup plus fortes et c'est l'objet de mon propos en ce moment. Mais ce que je constate à travers le résultat de ces cantonales, c'est que nous avons refait la moitié du terrain que nous avions perdu. L'UDF et le RPR consolident seulement leur situation. Par conséquent, je remercie les électeurs qui nous ont fait confiance.