Déclaration de M. Marc Blondel, secrétaire général de FO, à Genève le 14 juin 1994 publiée dans Force ouvrière hebdo du 6 juillet, et article dans Après-demain de juin 1994, sur la responsabilité de l'Organisation internationale du travail, et notamment du BIT, pour le respect des normes internationales du travail et son rôle en matière de progrès social.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : 81ème Conférence internationale du travail, à Genève du 6 au 24 juin 1994.

Média : FO Hebdo - Après demain

Texte intégral

Intervention de Marc Blondel à la conférence internationale du travail le 14 juin 1994

En avant-propos de mon intervention, je voudrais indiquer au Président combien nous sommes satisfaits et fiers de le voir assurer cette fonction. Qu'un syndicaliste libre préside cette Conférence est symbolique, car il est des moments particulièrement importants dans la vie d'une organisation.

C'est le cas aujourd'hui pour l'Organisation Internationale du Travail.

À soixante-quinze ans, on a accumulé une grande expérience, expérience bien plus grande que d'autres organisations.

À soixante-quinze ans, on a aussi acquis le respect et la sagesse.

À soixante-quinze ans, on peut commencer à se retourner et à regarder ce qui a été accompli. Et, l'OIT peut être fière d'avoir promu la liberté, d'avoir participé à élargir le droit d'association et de négociation, d'avoir contribué à ce que l'Apartheid disparaisse, d'avoir plaidé pour le développement économique et social.

Et l'on peut se féliciter que l'OIT, depuis son origine, ait réussi à faire libérer 10 000 syndicalistes dans le monde.

Soixante-quinze ans, c'est aussi un bel âge pour réfléchir à l'avenir et à ce qu'il faut faire pour être encore plus fort demain : retenir l'essentiel et y consacrer ses forces est une richesse qu'on peut se permettre après près de quatre générations d'existence. Et, d'une certaine façon, c'est ce à quoi est confrontée l'OIT aujourd'hui.

Deux phénomènes majeurs, interactifs, imposent cette réflexion.

En premier lieu, les événements intervenus dans la partie orientale de l'Europe dans les années 80, ont conduit à une remise en cause du modèle existant dans cette zone. Il faut d'ailleurs souligner que l'OIT a tenu sa place dans cette évolution, rien que sa place, mais toute sa place.

Nous ne vivons plus aujourd'hui dans la logique des blocs qui prévalait depuis les accords de Yalta.

En second lieu, l'extension tous azimuts du libéralisme économique, qui n'a rien à voir avec le libéralisme des lumières, a marqué le monde depuis le début des années 80.

Autant le modèle des pays de l'Est était source d'abus collectivistes, annihilant la liberté collective et individuelle, autant ce modèle néo-libéral est source d'abus individualistes, portant atteinte aux droits collectifs et aux droits individuels des plus défavorisés.

Ce que nous pouvons appeler le culte du libéralisme économique, par le recul du rôle des pouvoirs publics qu'il implique, par la promotion du libre marché en idéologie politique, a partout développé les inégalités, la pauvreté, le chômage.

Le "laissez faire, laissez passer" appliqué doctrinalement, conduit à la loi du plus fort et au rejet des plus faibles, dont l'organisation et les droits collectifs sont perçus et combattus comme des rigidités.

Dans ces conditions, la libéralisation des marchés, la déréglementation et la flexibilité, couplées avec la révolution du temps et de l'espace permise par les évolutions technologiques, induisent à préférer la compétitivité à la productivité, le consommateur au travailleur.

Encore faut-il cependant pouvoir consommer !

Une telle démarche est à proprement parler suicidaire, tant socialement qu'économiquement.

Elle est facteur d'exclusion, d'austérité, de misère. Or, l'expérience montre ici et là que la misère est le premier ennemi de la démocratie. Il est de notre rôle de rappeler le cycle cumulatif de la misère. Matérielle, celle-ci est également sociale et culturelle.

Quand on ne peut pas ou plus consommer, ce sont aussi les portes de l'intégration et de l'éducation qui se ferment, l'analphabétisme qui se développe.

Ce sont les tensions qui s'accroissent, y compris par le recours à l'obscurantisme ou l'intégrisme, qui constituent défait une exploitation politique de la pauvreté.

En ayant comme fonctions originelles le développement économique et social, la justice sociale et la paix, le respect des libertés individuelles et collectives, comme moyen les normes internationales du travail, comme cadre spécifique le tripartisme, l'OIT a aujourd'hui une place et une responsabilité essentielles.

Il lui appartient de promouvoir au niveau mondial des procédures de régulation porteuses de progrès social et de concurrence loyale.

Notre défi c'est celui de l'harmonisation vers le haut, contre l'alignement par le bas.

C'est le respect des individus et des peuples contre l'arbitraire, quel qu'il soit. Relever ce défi est indispensable, y compris si nous ne voulons pas qu'à son tour, l'OIT soit perçue comme une rigidité et détournée de son rôle et de ses missions.

Concrètement, nous avons une opportunité à saisir, opportunité que nous a confirmé le Secrétaire général de l'ONU dans son discours du 9 juin 1994.

Asseoir le rôle international de l'OIT en promouvant sa place vis-à-vis d'autres structures internationales comme le FMI, la Banque Mondiale, le GATT, ou l'OMC dans l'adoption de clauses sociales et dans leur mise en œuvre – je dis bien des clauses sociales – et je refuse de vous faire peur.

Contrairement à ce que d'aucuns peuvent affirmer, il ne s'agit pas, par exemple, de définir un salaire minimum mondial.

Ce serait ridicule et faire injure aux membres de la Conférence que de penser que tel pourrait être l'objectif.

Il s'agit plus simplement et plus sérieusement de s'assurer que les normes internationales essentielles du travail soient effectivement respectées, en particulier celles concernant la liberté d'association, la liberté de négociation, l'interdiction du travail forcé et du travail des enfants, la non-discrimination.

Faut-il rappeler à cette tribune que cette idée est le produit d'une conférence de haut niveau, initiée en son temps par le BIT et par le prédécesseur du Directeur général actuel et qu'elle faisait suite aux réclamations et revendications des pays en développement par rapport à la dette et aux méthodes du FMI.

Faut-il rappeler qu'à l'époque, déjà, nous réclamions qu'il soit tenu compte du degré d'application des normes dans les interventions des organismes financiers internationaux.

Faut-il encore rappeler que les pays qui semblent s'effrayer de cette initiative sont déjà, pour partie, tenus d'appliquer les normes dont il s'agit.

Faut-il enfin rappeler ici, aux syndicalistes de ces pays, que nous ne pratiquons pas le protectionnisme, mais au contraire la solidarité et que nous voulons promouvoir ce faisant, l'accroissement de la demande globale par une plus grande solvabilisation des travailleurs.

Cela, bien entendu, doit s'accompagner de dispositifs pratiques et progressifs dans lesquels l'OIT doit avoir un rôle important, mais qui implique aussi, par exemple, que les modes et niveaux de fixation des prix des matières premières soient revus.

Cela implique également que les pays industrialisés renoncent à concurrencer les pays en voie d'industrialisation en développant l'outil protectionniste de la flexibilité.

Cela implique de fixer rapidement la nature de nos relations avec l'OMC.

Dans vingt-cinq ans, l'OIT fêtera son centenaire. Cela se prépare dès aujourd'hui afin qu'en 2020, ceux qui participeront à la Conférence, puissent se féliciter du travail de l'Organisation dans ses résultats obtenus en matière de liberté, de progrès social, de développement économique, de justice sociale et de paix.

L'OIT a pour elle la durée, son mode de fonctionnement et son caractère international. À nous de savoir la faire fructifier dans l'intérêt bien compris de tous.

La synthèse est plus facteur de compromis que de consensus. La vie est tension. Du débat, de l'ambition et des convictions naît le progrès.

 

Après-demain

CGT Force Ouvrière

Marc Blondel

BIT : Le bureau de l'essentiel

Lorsque l'OIT fut créée en 1919, au lendemain de la première guerre mondiale qui avait dévasté humainement, socialement et économiquement plusieurs pays, les objectifs étaient multiples et complémentaires :
    – passer d'une économie de souffrance à une ère de progrès économique et social ;
    – favoriser les échanges internationaux de manière plus équitable comme moyen de développement et d'apaisement des tensions ;
    – promouvoir une régulation des conditions de concurrence en évitant ce qu'on appelle aujourd'hui le dumping social ;
    – irriguer l'idéal de "justice sociale".

Ce n'est pas un hasard si parmi les premières conventions adoptées figurent celles concernant la durée du travail, le chômage, le travail de nuit des femmes et le travail des enfants.

Ces objectifs sont confirmés à travers la mise en place du tripartisme au niveau de l'exécutif de l'OIT, à savoir le Bureau International du Travail. Un tripartisme qu'il faut analyser, outre l'égalité de ses composantes, comme un engagement des gouvernements concernés au développement de la pratique contractuelle dans les pays membres.

Pour être "valables", les conventions internationales doivent en effet recevoir l'accord des interlocuteurs sociaux et l'aval des gouvernements.

Ce sont les gouvernements, les représentants des travailleurs et ceux des employeurs qui discutent et élaborent les conventions qui seront ensuite ratifiées par les pays membres.

Un tripartisme mondial unique à ce niveau et cependant non démultipliable au niveau des différents pays.

Alors qu'à la suite du second conflit mondial et des accords de Yalta, la Société des Nations devient Organisation des Nations Unies et que d'autres organismes se transforment ou se créent, il est significatif de voir que l'OIT soit restée dans sa structure et son rôle originels.

Depuis la seconde guerre mondiale, deux données majeures ont caractérisé le travail du Bureau International du Travail.

En premier lieu cette période des "trente glorieuses" a permis un travail intense au plan normatif.

En second lieu, la logique des deux blocs a fortement influencé les positionnements à l'intérieur de I'OIT, créant des solidarités de fait entre pays occidentaux d'un côté, pays communistes d'un autre, avec des alliés parfois fluctuants au sein des pays en voie de développement.

Ce fut aussi une époque où deux logiques idéologiques s'affrontaient régulièrement, les pays communistes considérant que les normes "capitalistes" ne pouvaient s'appliquer au système socialiste.

Ce clivage existe d'ailleurs encore aujourd'hui même s'il est déplacé, hormis des pays comme la Chine ou Cuba, vers des pays où l'intégrisme musulman est maintenant dominant.

Ces difficultés n'ont toutefois pas empêché le Bureau International du Travail de fonctionner et de diligenter des plaintes et commissions d'enquête. Ce fut notamment le cas avec la Pologne après le coup d'État de décembre 1981.

De ce point de vue, le rôle du BIT fut important, à la fois en mettant un pays publiquement en accusation pour non-respect des droits fondamentaux des travailleurs, dont certains relèvent des droits de l'homme (en l'occurrence le droit des travailleurs), mais aussi en protégeant des militants.

Pendant toute cette période, différents individus ont marqué le Bureau International du Travail, et ce dès sa naissance. De par ses traditions historiques et relativement plus internationalistes, la France, en la personne de plusieurs de ses ressortissants, aura accompli sa part de travail. C'est le cas en particulier pour Albert Thomas, premier Directeur général, Léon Jouhaux qui fut durant longtemps vice- président travailleur ainsi plus tardivement que Gabriel Ventejol, tous deux militants de la CGT-Force Ouvrière. Ce fut le cas, au niveau patronal, de Pierre Waline, et maintenant de Jean-Jacques Oeschlin. Ce fut aussi le cas pour Francis Blanchard qui fut pendant 15 ans Directeur général du BIT.

En cette fin du XXe siècle, le BIT est assurément en période charnière entre l'assoupissement et l'élan. Différents éléments ou événements expliquent cette situation.

D'abord l'effondrement du communisme en Europe de l'Est, effondrement qui modifie les données géopolitiques et dilue les solidarités de fait.

Ensuite, sous l'effet de l'internationalisation croissante, de la victoire "à la Pyrrhus" du capitalisme, du culte du marché et du libéralisme économique, le BIT dans son action et son rôle, a subi le dogme de la compétitivité qui conduit un peu partout à déréglementer, flexibiliser, décentraliser les négociations.

Amorcé dans les années 80, sous le poids du patronat et de certains gouvernements, le chemin vers la flexibilité n'a pas épargné le Bureau International du Travail, y compris concernant certaines conventions de base, historiques, comme celle concernant le travail de nuit des femmes où, si l'extension au travail de nuit en général a pu être obtenu, l'entrée des contraintes économiques n'a pas pu être totalement évité.

Enfin, comme les autres organisations internationales, dans une période où l'ultralibéralisme gagne du terrain, où les questions économiques, commerciales, monétaires et sociales sont de plus en plus traitées de façon cloisonnée, où le monde vit plus que jamais en état de déséquilibre, une organisation comme l'OIT doit voir son rôle renforcé.

En premier lieu cela passe par une réaffirmation du fait que ce sont les pays qui sont membres de l'OIT Cela pose notamment, pour me faire comprendre, le cas de l'Union européenne.

Sachant que l'Union européenne, d'inspiration essentiellement économiste, n'est pas un État européen en tant que tel, il serait pour le moins inopportun que la Commission européenne, à Genève, puisse engager au nom de l'Europe les États membres. Ce serait un recul du poids du BIT ainsi qu'une entorse à la démocratie.

Nous l'avons encore vu récemment – pour ne prendre que cet exemple – avec le dossier de la clause sociale.

Corrélativement, un pays comme les États-Unis devrait s'engager à ratifier en tant que telles les conventions et recommandations, sans s'en remettre à la subsidiarité fédérale.

En second lieu, la nature tripartite du BIT doit être préservée. C'est notamment elle qui garantit que le BIT ne dérivera pas vers ce qu'on a appelé en France un "Humanitarisme spectacle" où les droits de l'homme servent de caution à l'inaction des gouvernements.

Le fait que les organisations de travailleurs et d'employeurs aient leur place au BIT pondère le caractère diplomatique de l'instance internationale et conduit à s'intéresser de près aux réalités sociales dans les différents pays.

De plus, et y compris si certains droits sociaux s'apparentent effectivement aux droits de l'homme, la notion de droit social est à la fois complémentaire et plus large. Elle s'appuie par ailleurs sur les modalités spécifiques de mise en œuvre, dont la pratique contractuelle.

Enfin, le rôle du BIT doit être renforcé vis-à-vis des autres organismes et instances internationales.

Il s'agit notamment du rôle qu'il devrait être amené à jouer en matière de clause sociale.

La notion de clause sociale, dans laquelle la CGT-Force Ouvrière s'est fortement impliquée avec la Confédération Internationale des Syndicats Libres, vise à décloisonner les questions commerciales, économiques, financières et sociales.

Son contenu est simple et connu : c'est tout le travail de normalisation accompli par le Bureau International du Travail. Prioritairement ce sont ce que l'on pourrait appeler les conventions essentielles, celles qui effectivement s'apparentent aux droits de l'homme, à savoir : la liberté d'association, la liberté de négociation, la non-discrimination, le droit à la protection sociale, l'interdiction du travail des enfants et du travail forcé.

D'autant – et l'expérience le montre tous les jours – que les positions des divers pays composant l'Union européenne ne sont pas toujours homogènes à ce niveau.

Son rôle vise à intégrer dans des accords comme ceux du GATT – a fortiori dans la future Organisation Mondiale du Commerce – ou dans les critères d'intervention d'organismes tels que le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale ou la BERD, une clause imposant le respect de ces normes internationales.

Sa mise en œuvre pourrait impliquer une action de rapport et d'observation du BIT, des procédures de réclamation et de plainte, des sanctions possibles au plan commercial ou financier en cas de non-respect manifeste.

De fait, une telle orientation conduirait des organismes comme le FMI ou des accords comme ceux du GATT, à être différents.
Elle est effectivement incompatible avec une logique économique faisant de la compétitivité, de la flexibilité et de l'allègement du coût du travail la priorité.

Il ne s'agit donc pas, comme l'expliquent certains adversaires, de faire du protectionnisme. Au contraire, il s'agit à la fois d'éviter le protectionnisme et l'ultralibéralisme, tous deux facteurs de tensions et conflits graves.

Il ne s'agit pas, par exemple, d'empêcher toute délocalisation mais de s'assurer qu'en se délocalisant une entreprise n'exigera pas du pays d'accueil l'absence de syndicats et/ou l'utilisation du travail forcé.

C'est là, pour la CGT-FO, l'un des gros chantiers du BIT pour les années à venir.

Finalement, les conditions changent, mais les buts demeurent les mêmes : assurer les progrès social et économique, la liberté et la paix.

Mais, n'est-ce pas là finalement l'essentiel ?