Point de presse conjoint de MM. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, Alain Lamassoure, ministre chargé des affaires européennes, et Edmond Alphandéry, ministre de l'économie, notamment sur le financement des grands travaux européens, le conflit du Rwanda et la situation politique en Algérie, Bruxelles le 16 mai 1994.

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Circonstance : Conseil affaires générales à Bruxelles le 16 mai 1994

Texte intégral

M. Juppé. – Nous souhaitons vous faire le point sur deux sujets : d'abord les discussions qui ont eu lieu aussi bien devant le Conseil des affaires générales que devant le Conseil ECOFIN de l'état d'avancement du Livre blanc. Je vais laisser à Edmond Alphandéry le soin de vous présenter les choses et puis je voudrais ensuite vous dire un mot du Rwanda dont nous avons parlé tout à l'heure entre ministres des affaires étrangères.

M. Alphandéry. – Sur le Livre blanc, le président de la Commission, M. Delors est venu à la fois ce matin devant le Conseil des affaires générales et devant le Conseil ECOFIN, et pour épargner votre temps, il nous a paru préférable de vous en rendre compte conjointement. Très rapidement, du bon travail a été fait depuis le Conseil de Bruxelles. Il nous semble que les choses sont en bonne voie pour faire du conseil de Corfou un rendez-vous tout à fait utile. Vous savez que le groupe Christoffersen a défini des priorités, ce sont de bonnes priorités pour nous, et vous savez que parmi les projets qui ont été retenus se trouve le financement du TGV-Est qui est parmi les projets auxquels la France tient beaucoup.

Pour ce qui est du financement de ces projets, nous avons rappelé que la France avait une attitude tout à fait ouverte et pragmatique. Vous savez que le plan de financement prévoit d'une part la mobilisation de financements dans le cadre du budget communautaire pour un montant de 5 milliards d'écus par an, auxquels s'ajouteront des prêts de la BEI pour 7 milliards, ce qui représente 12 milliards d'écus. Et si nécessaire, vous savez que nous avons envisagé de mettre jusqu'à 20 milliards d'écus par an pour le financement de ces projets. Nous verrons quels sont les compléments de financement qui sont nécessaires par la suite.

Il a été aussi question des travaux du groupe Bangemann sur les réseaux d'infrastructures dans le domaine de l'information et de la communication. Ces conclusions seront présentées au conseil de Corfou comme prévu. Donc, vous voyez que tout avance normalement.

Sur l'emploi, M. Delors a dégagé des pistes qui nous semblent porteuses. Aujourd'hui, nous assistons au retour à une plus forte croissance et des perspectives de création d'emplois qui s'améliorent, notamment, vous l'avez vu, les créations nettes d'emplois qui ont été observées en France pour la première fois depuis 1990 au premier trimestre de cette année. Pour autant, le Livre blanc nous y invite, nous allons poursuivre notre réflexion commune dans ce domaine structurel.

À Corfou, M. Delors pense poser la question des règles d'actions communes, notamment en matière de maîtrise d'évolution des revenus, ou de plus grande souplesse dans le fonctionnement du marché du travail.

Voilà, nous soutenons naturellement les orientations qui se trouvent définies dans le Livre blanc, et notamment le plan pour l'amélioration des infrastructures qui est prévu pour les 6 années à venir. Voilà, je crois que j'ai à peu près décrit des éléments essentiels concernant le Livre blanc.

M. Juppé. – Je voudrais simplement ajouter sur ce premier point que, depuis le début, c'est-à-dire en fait depuis le Conseil européen de Bruxelles où nous avons examiné les propositions contenues dans le Livre blanc, la France, par la voix du président de la République et du Premier ministre, a apporté un soutien tout à fait convaincu à cette initiative. Nous avons été parmi les pays de l'Union européenne sans doute celui qui s'est montré le plus actif pour soutenir cet ensemble de propositions, l'analyse qui la sous-tend et les actions concrètes sur lesquelles elle débouche.

J'ai pu constater comme Edmond Alphandéry que les choses progressaient. Le conseil de Corfou marquera une première étape, puis le conseil d'Essen, à la fin de cette année. Je voudrais simplement en profiter pour rappeler que la présidence française commencera le 1er janvier 1995 : l'emploi, les questions économiques, la croissance, le soutien que l'on peut lui apporter, sera l'une des deux grandes priorités de son action. L'autre priorité sera la sécurité et la stabilité puisqu'on sera durant ce premier semestre 95 dans la phase sinon conclusive, du moins de développement avancé de la conférence sur la stabilité qui va se tenir dans sa session inaugurale le 26 et le 27 mai prochains. Donc, l'emploi, la sécurité ; nous sommes bien là déjà dans l'axe des actions communautaires.

Q. – Quel est le degré de précision qu'on attend à Corfou ? Est-ce que vous pensez qu'il y aura une liste de projets avec le détail des financements ?

M. Alphandéry. – Il y aura la liste de projets mais je ne pense pas que nous aurons, à Corfou, le financement précis des projets. Mais il y aura la liste.

M. Juppé. – Sur Corfou, quand on dit qu'on en reste à des idées générales, ce n'est pas tout à fait mon sentiment. Le groupe Christoffersen a maintenant fait des listes, des listes de priorités et des listes qui sont chiffrées. Donc, on aura à Corfou, et c'est en tout cas ce que souhaite la France, la possibilité de choisir, sur cette liste, les priorités, de définir une enveloppe globale et il appartiendra bien sûr au conseil spécialisé, et principalement au Conseil ECOFIN ensuite, d'en définir les modalités plus précises de financement. Mais nous, nous attendons à Corfou autre chose qu'une vague déclaration sur quelques priorités. Il faut déjà une liste et une liste chiffrée.

Q. – Combien de projets à peu près ?

M. Juppé. – Une dizaine.

Q. – Apparemment, M. Delors n'était pas très satisfait de la marche du débat ?

M. Juppé. – Je vous ai dit que la France était l'un des pays les plus actifs, ce qui veut dire que d'autres le sont moins, par définition, et nous avons voulu, Edmond Alphandéry, Alain Lamassoure et moi-même, vous dire qu'en ce qui nous concerne nous soutenions avec beaucoup de conviction et que nous estimions que les choses, malgré quelques difficultés, cela va de soi, progressent convenablement et qu'on devrait à Corfou franchir l'étape que je viens de dire.

Q. – Est-ce qu'on ne va pas vous faire le reproche au fond de prendre des décisions d'annonce, sans être sûr qu'elles seront suivies de financement ? Cela fait un an – on ne voit rien venir ?

M. Juppé. – Ce n'est pas tout à fait un an. Bruxelles, c'était il y a six mois. Deuxièmement, compte tenu de l'ampleur des projets qui se chiffrent par milliards d'écus, il n'est pas absurde que six mois après la première pierre n'ait pas encore été posée.

M. Alphandéry. – Nous avons le chiffrage approximatif de la dizaine de projets qui est prévue par l'Union européenne. Donc, nous savons que nous entrons tout à fait dans les enveloppes qui sont prévues. Il n'y aura pas de problème pour le financement. Dans le cadre de ce qui est prévu, je ne pense pas qu'il y ait de grands problèmes.

M. Juppé. – Vous savez qu'aussi bien sur le budget communautaire que sur les enveloppes de la BEI, il y a déjà une partie très importante de financement disponible qui permet de commencer à travailler.

Q. – Il y a peut-être un problème non pas de masse d'argent disponible, mais de masse d'argent susceptible de s'investir dans ce genre de projets ou la rentabilité ?

M. Juppé. – C'est ce qu'on appelle une décision politique. Si on décide à Corfou, ce que nous souhaitons, c'est-à-dire voilà les projets prioritaires et voilà ce sur quoi les chefs d'État et de gouvernement demandent qu'il y ait des décisions de financement, je crois qu'on aura franchi un pas significatif.

Q. – Avez-vous l'impression que la position française est soutenue par d'autres États membres ou bien…

M. Juppé. – Disons les choses : il y a quelques réticences, ici ou là. Le rôle de la France justement est de faire bouger le jeu.

Q. – M. Alphandéry à Athènes avait rejoint la position allemande et anglaise selon laquelle les financements complémentaires ne seraient pas nécessaires.

M. Alphandéry. – C'est exactement ce que j'ai dit. Nous avons une attitude ouverte et pragmatique, c'est ce que je viens de dire, si vous m'avez bien entendu. C'est de dire qu'il y a déjà actuellement de disponible 5 milliards par an d'écus sur le budget communautaire et 7 milliards prévus dans le cadre de la BEI et du Fonds européen d'investissement. Cela fait déjà 12 milliards d'écus, une somme tout à fait considérable. Il est prévu une enveloppe maximum de 20 milliards d'écus. Nous disons évidemment : mobilisons d'abord les 12 milliards d'écus qui permettent de financer un très grand nombre de projets et, naturellement, s'il est besoin d'augmenter l'enveloppe, c'est la position officielle du gouvernement français, eh bien nous verrons, et nous compléterons les financements par les moyens appropriés. Mais commençons par mobiliser les ressources qui sont prévues tant dans le cadre du budget de la Communauté que dans le cadre de la Banque européenne d'investissement.

M. Juppé. – La démarche qui consiste à dire il n'y a pas assez d'argent, il faut en rajouter, avant même qu'on ait commencé à affecter la moindre partie de ce qui existe, c'est une démarche curieuse.

M. Lamassoure. – Peut-être un élément de complément pour répondre à l'une des questions. Au Conseil des affaires générales, les réticences qui se sont exprimées venaient essentiellement de la Grande-Bretagne et de l'Allemagne fédérale. La Grande-Bretagne disant « regardez ce qui s'est passé pour Eurotunnel, on a pu avoir un financement privé à 100 % et donc il n'y a pas de raison de mettre l'argent communautaire », l'Allemagne fédérale disant « on est prêt à mettre de l'argent communautaire, mais il ne faut surtout pas accroître le budget tel qu'il est à l'heure actuelle, compte tenu de ce qu'est le débat en Allemagne sur la contribution allemande au budget communautaire, on ne peut pas aller plus loin ». Et donc, il a été rappelé par le président Delors, par d'autres délégations, dont la nôtre, qu'en fait le financement dans les grandes masses avait été bouclé en décembre dernier, que tout ceci était parfaitement compatible avec les perspectives financières dégagées à Édimbourg et que ce qu'il fallait faire maintenant, c'est la liste des projets – alors il y a trois listes de dix projets – en retenant en priorité les projets qui paraissent le plus intéressant du point de vue économique pour l'Europe, donc le dossier techniquement le plus avancé et dont le financement est le plus aisé avec les moyens financiers classiques. Cela, c'est ce qu'a fait le groupe Christoffersen et ce qui devrait normalement être finalisé à Corfou. Après, on pourra passer à l'exécution.

Q. – Que pensez-vous de l'initiative allemande de charger un groupe d'experts indépendants de l'allégement de la législation secondaire ?

M. Alphandéry. – Oui, effectivement, ça a été l'objet d'un débat ce matin. Les Allemands ont effectivement proposé que l'on constitue un groupe d'experts indépendants pour voir dans quelle mesure la législation secondaire n'entrave pas la compétitivité de l'industrie européenne. Il faut voir toutes les mesures que nous pourrions adopter pour alléger cette législation secondaire et permettre par elle-même une plus grande souplesse de l'industrie européenne. Il y a eu un débat. La position de la France c'est que tout ce qui permet d'améliorer la compétitivité de l'industrie européenne est une bonne chose. Faut-il pour autant s'en remettre à un groupe d'experts indépendants ? Ce n'est pas forcément la meilleure formule. Il suffirait que le COREPER ou le comité de politique économique se saisisse du dossier et fasse des propositions dans ce sens. Ce qui permet à la fois de donner corps à la proposition allemande sans aller jusqu'à la constitution d'un groupe d'experts indépendants des institutions européennes.

Q. – (Sur la subsidiarité.)

M. Lamassoure. – Nous avons eu un débat également avec le président Delors au Conseil des affaires générales. La présidence grecque travaille de manière un petit peu bizarre, puisque deux conseils qui ont lieu au même moment traitent les mêmes sujets. Heureusement que nous nous coordonnons bien entre nous. Nous avons mis en garde nos amis allemands contre ce que j'appelle une opération Pénélope. On ne peut pas avoir un système communautaire qui fait des réglementations et des directives pour bien faire fonctionner le grand marché et, parallèlement, un groupe d'experts qui propose de défaire ce qui a été tricoté. L'année dernière, nous avions fait un exercice « subsidiarité », nous Français, avec les Anglais, pour essayer de définir dans les 60 projets de directives qui étaient sur la table, notamment au Conseil marché intérieur, ceux qui en vertu de la subsidiarité pouvaient être renvoyés au niveau national. Nous avions fait avec les Anglais une proposition de renvoyer une vingtaine de textes au niveau national. Et la Commission européenne nous avait d'ailleurs suivis pour l'essentiel.

Nous avions proposé aux Allemands de participer à cet exercice. Nous avons découvert que les Allemands, eux aussi, faisaient une liste, mais qui était très différente de la nôtre, et qu'en gros ils proposaient de remettre en cause l'acquis communautaire dans des domaines où les normes européennes retenues étaient plus proches de celles des entreprises françaises que des entreprises allemandes. Donc, comme le dit M. Alphandéry, sur la philosophie de l'exercice, nous sommes tout à fait d'accord, tout ce que l'on peut faire pour alléger la réglementation que supportent nos entreprises est une bonne chose à partir du moment où ça libère la créativité, notamment pour la création d'emplois, mais nous devons être très vigilants pour nous assurer que cet exercice n'a pas un effet Pénélope et n'est pas contraire aux intérêts des entreprises françaises.

M. Juppé. – Un mot sur le Rwanda, rapidement car la séance va reprendre. D'après toutes les informations concordantes dont nous disposons, et vous les avez vous aussi, je pense en ce qui me concerne en plus au rapport de mission de l'ambassadeur Marlaud que j'avais envoyé sur place et qui a rencontré un grand nombre de responsables de la région. Il a rencontré donc les deux parties rwandaises, le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies, le Premier ministre tanzanien et les trois chefs d'État d'Ouganda, du Burundi et du Zaïre.

Ce qui est en train de se perpétrer au Rwanda actuellement mérite le nom de génocide. Les massacres sont épouvantables, principalement dans la zone qui est tenue par les forces gouvernementales.

Dans la déclaration de l'Union européenne, qui vous sera distribuée tout à l'heure sur le Rwanda figurera d'ailleurs ce mot de génocide que je souhaitais y voir introduire.

Les deux camps font preuve de la plus totale intransigeance et refusent le cessez-le-feu qui a été proposé à plusieurs reprises par les différents médiateurs, et notamment les pays de la région, tout spécialement le président tanzanien.

Face à cette situation insupportable, que peut faire la communauté internationale et que fait la France ?

Premier point, intensifier son aide humanitaire. Nous avons déjà, et dans des délais relativement brefs, fait beaucoup de choses. C'est ainsi que 300 tonnes de marchandises ont d'ores et déjà été acheminées sur place et nous avons dégagé en l'espace d'une quinzaine de jours un crédit de 20 millions de francs. Ceci est très insuffisant, ceci reste très au-dessous des besoins immenses qu'implique l'accueil de plus d'un million de réfugiés.

C'est la raison pour laquelle j'ai écrit hier au président en exercice de l'Union européenne et au président de la Commission pour appeler l'Union européenne à augmenter elle aussi son aide humanitaire. Vous savez qu'elle y a consacré un crédit de 73,8 millions d'écus depuis le 1er janvier 1993. Il faut faire plus, compte tenu de la dégradation épouvantable de la situation que j'évoquais tout à l'heure.

Cette aide humanitaire, comment l'acheminer ? D'abord aux réfugiés rwandais qui se trouvent au nord du Burundi. C'est un des points d'application de l'aide humanitaire de la France. Ensuite, au Rwanda même par le canal du CICR, le Comité international de la Croix-Rouge, qui est l'organisation non gouvernementale la plus présente sur le terrain actuellement au Rwanda.

Deuxième axe d'effort, il faut tout faire pour que puisse se déployer le plus vite possible sur le terrain une force internationale à vocation humanitaire qui soit une force des Nations unies, puisque c'est la seule qui pourra avoir la rapidité d'intervention et l'efficacité nécessaire. Il y a eu, et la France l'a beaucoup regretté, des tergiversations à New York sur ce point depuis 15 jours. Le secrétaire général vient de faire de nouvelles propositions portant sur une force de 5 500 hommes environ, avec, donc, des effectifs et des moyens renforcés. Nous souhaitons que le nouveau projet de résolution qui a été rédigé dans cet esprit et qui pourrait être présenté au Conseil de sécurité puisse être voté le plus vite possible et appliqué ensuite. La France fait tous ses efforts pour convaincre ceux qui hésitent encore.

Troisième axe d'effort : soutenir les médiateurs de la région, c'est-à-dire les pays que j'ai cités tout à l'heure et qui déploient leurs efforts pour qu'un cessez-le-feu intervienne le plus vite possible. De ce point de vue, l'idée d'un sommet des chefs d'État de la région qui permettrait d'enclencher la reprise des négociations sur la base des accords d'Arusha est soutenue par la France.

Enfin, quatrième axe d'effort, compte tenu de ce qui s'est passé depuis quelques semaines maintenant, tout particulièrement dans les derniers jours, il faudra s'attacher à rechercher et à punir les coupables, car les violations des droits de l'homme ont atteint un degré que j'ai qualifié déjà d'insupportable, en les qualifiant également de véritable génocide. Nous comptons demander au haut commissaire aux droits de l'homme de faire des propositions en ce sens. Cette idée figure également dans la déclaration de l'Union européenne sur le Rwanda.

Voilà un certain nombre de précisions que je voulais vous apporter. Nous sommes bien entendu à la fois bouleversés par ce qui se passe au Rwanda et en même temps, sinon paralysés, du moins tout à fait gênés dans l'action que nous pouvons conduire. Mais dans les quatre directions que j'ai indiquées, nous allons intensifier encore tout ce qui a été fait depuis quinze jours.

Q. – La Russie ?

M. Juppé. – Vous faites allusion, je pense, à l'accord de partenariat.

Nous allons en parler cet après-midi, mais la France considère que même si on a fait des progrès dans la bonne direction, le dossier n'est pas encore tout à fait mûr. Je vais donc demander que la décision soit ajournée au mois de juin prochain. Vous savez qu'il reste deux difficultés : la première concerne les services financiers, et notamment les discriminations dont les établissements bancaires de l'Union européenne pourraient être l'objet en Russie.

Deuxième sujet, qui est très important pour la France, c'est celui du commerce des matières nucléaires. On est frappé de voir à quel point, dans ce domaine comme dans d'autres, il y a souvent deux poids, deux mesures en matière commerciale. Les États-Unis sont parvenus à négocier avec la Russie un accord qui prévoit des quotas d'importations. L'Union européenne, pour l'instant, n'est pas parvenue à obtenir un traitement équivalent, si je puis dire. Or, c'est important pour la France, puisque, vous savez qu'elle assure à peu près 60 % du commerce de ces produits sur le territoire de l'Union européenne. Compte tenu des disponibilités très importantes qu'aura la Russie, qu'elle a déjà, et des difficultés par ailleurs de faire respecter les prix du marché, nous sommes très inquiets. Il y a là un enjeu très important.

Nous aurions souhaité que cet aspect soit carrément dissocié de l'accord de partenariat. On nous propose une solution qui consiste à prolonger jusqu'en 1997 le système en vigueur depuis 1989. Je ne suis pas tout à fait fermé à cette idée, à condition que nous obtenions des améliorations, ces améliorations pouvant porter sur la clause de sauvegarde, et d'autre part sur les perspectives après 1997, car si nous admettons une prorogation temporaire, qu'est-ce qui se passe après ? Est-ce qu'on bascule dans le droit commun, sans aucune protection ? Ou est-ce qu'on met à profit la période intérimaire pour négocier un système de quotas ? C'est ce que nous souhaitons et c'est ce que nous voulons donc voir clarifié avant de donner un accord définitif d'ici début juin.

Si la Russie fait preuve de flexibilité sur ce point, il n'est pas du tout exclu que nous puissions nous mettre d'accord au mois de juin, bien entendu, et qu'à ce moment-là l'accord puisse être signé ou paraphé à Corfou.

Q. – Sur la Bosnie ?

M. Juppé. – La Bosnie, nous en parlerons dans un instant si vous voulez bien nous libérer. C'est à l'ordre du jour. Je voudrais simplement dire sur la Bosnie une chose : le communiqué auquel nous sommes parvenus à Genève vendredi dernier est, du point de vue de la France, et je crois, sans anticiper sur le débat de cet après-midi, du point de vue de l'Union européenne, le meilleur que nous ayons pu obtenir. Il est exactement sur la ligne du plan d'action de l'Union européenne, puisque je voudrais vous rappeler qu'outre un appel à la cessation générale des hostilités sur l'ensemble du territoire de la Bosnie il précise les grandes lignes d'un règlement politique qui sont les suivantes : d'abord la réaffirmation de l'existence d'un État de Bosnie-Herzégovine, membre des Nations unies, dans des frontières internationalement reconnues.

Deuxièmement, il prend acte du fait que dans cet État de Bosnie-Herzégovine il y a trois communautés qui souhaitent s'administrer librement. Il préconise donc un arrangement constitutionnel qui soit dans l'esprit de ce qui avait déjà été agréé au mois de septembre dernier, qui serait compatible avec la création de la Fédération croato-musulmane qui est intervenue depuis l'accord de Washington du 18 mars, et qui impliquerait, bien entendu, que cette Fédération croato-musulmane se confédère avec une République serbe de Bosnie dans le cadre de ce système institutionnel souple que j'ai évoqué.

Le troisième point très important, c'est que ce communiqué, donc conjoint, États-Unis, Russie, Européens, appelle les parties à un arrangement territorial qui soit compatible, enfin cohérent plus exactement, avec l'arrangement institutionnel, et nous rappelons qu'il y a peu de mois, en novembre et décembre derniers, les parties avaient accepté des pourcentages qui aboutiraient à réserver 51 % à la Fédération croato-musulmane et 49 % à la République serbe de Bosnie. Nous avons souhaité très clairement dans le document qui fait foi que ce soit sur cette base que les parties discutent maintenant pour arrêter la carte définitive.

Enfin, quatrième point, qui est dans ce communiqué et qui est très important, il prévoit que dans l'hypothèse où un accord serait signé et où les Serbes auraient mis en application son volet territorial, c'est-à-dire qu'ils se seraient retirés dans les 49 % du territoire qui leur sont réservés, à ce moment-là on s'engagerait dans la voie d'une suspension progressive des sanctions. Voilà ce que nous recommandons aux parties et qui me paraît être aujourd'hui la seule voie permettant de sortir de l'état de guerre pour aller vers l'état de paix.

Est-ce que c'est une solution juste ? Je le crois. Compte tenu de ce qui s'est passé depuis trois ans en Bosnie-Herzégovine, et sauf à vouloir poursuivre la guerre pour changer les équilibres, je la crois aussi équilibrée que possible et c'est pour cela que je me suis réjoui – le mot a pu paraître fort mais je l'emploie à nouveau – de ce qui s'est passé ; mes entretiens à Washington avec Warren Christopher et avec le président Clinton dans les jours qui ont précédé la rencontre de Genève avaient été sur ce plan très positifs.

Alors on nous dit, mais les parties jusqu'à présent ont refusé. C'est moins simple que cela. Je vous invite à regarder les déclarations successives venant à la fois du côté serbe et du côté croato-musulman. C'est d'abord le refus, puis ensuite une position beaucoup plus ouverte.

Donc, notre devoir aujourd'hui c'est d'enfoncer le clou, si je puis dire. C'est de dire qu'il y a là la seule base aujourd'hui d'un règlement de paix et d'une cessation générale des hostilités et donc il faut maintenir la pression. Je viens d'en parler, avant que nous n'ayons un débat plus formel cet après-midi autour de la table du Conseil des ministres, avec les Allemands, les Britanniques, qui sont totalement sur cette ligne et qui considèrent qu'il y a eu là un acquis et un pas extrêmement important.

Q. – Sur l'Algérie ?

M. Juppé. – Oui, on a longuement parlé de l'Algérie aussi pendant le déjeuner. C'est même le point qui nous a le plus longtemps occupés. Une fois de plus, j'ai essayé, je dois le dire avec un certain succès, puisque autour de la table il n'y a pas eu d'avis divergent, de convaincre nos partenaires de la gravité extrême de la situation.

Il est évident que le basculement de l'Algérie dans un régime islamiste aurait des conséquences pour la France, pour les pays méditerranéens, de l'Union européenne et pour l'ensemble de l'Union, des conséquences incalculables. La seule carte que nous pouvons raisonnablement jouer aujourd'hui est la carte économique. Compte tenu des décisions prises par l'Algérie, il faut aujourd'hui que nous relayions les efforts qu'elle a entrepris par un rééchelonnement de la dette et par une nouvelle aide à sa balance des paiements et à son développement économique.

Ce qui me navre, le mot est peut-être un peu fort, c'est qu'on prend des décisions de principe mais qu'entre les principes et puis la réalisation il s'écoule des semaines pour ne pas dire des mois. Cela fait déjà un mois qu'on a pris la décision de principe de débloquer les 150 millions d'écus qui représentent la deuxième tranche d'un prêt déjà promis en 1991. Ce prêt avait été promis dans l'hypothèse où il y aurait un accord avec le FMI. L'accord, en tout cas la lettre d'intention algérienne est partie, l'accord est en voie d'être finalisé. Je souhaite que les 150 millions d'écus arrivent le plus vite possible. Je crois que les ministres des Finances doivent en délibérer cet après-midi.

Par ailleurs, nous avions chargé le mois dernier, lors du dernier Conseil des ministres, la présidence de la Commission de faire une proposition pour une nouvelle tranche. Le chiffre de 200 millions d'écus a été évoqué aujourd'hui, évoqué, je dis bien, parce que nous n'étions pas en situation de décider. C'est la limite basse de ce qu'il faut faire.

Alors on me dit ici ou là, mais est-ce que cet argent ne sera pas perdu ? Est-ce qu'on est sûr de la réalité des réformes économiques en Algérie ? Et est-ce que le biais économique est un bon moyen de favoriser les réformes politiques ? Ce à quoi je réponds : est-on vraiment sûr que les réformes économiques en Ukraine sont en marche, et pourquoi, si on ne croit pas au levier économique, avoir promis 43 milliards de dollars à la Russie ? Alors, je crois qu'il ne faut pas là obscurcir le débat. J'ai trouvé chez tous nos collègues méditerranéens, portugais, italien avec notre nouveau collègue M. Martino, et également les Espagnols, une très grande convergence d'analyse. C'est très bien de faire des efforts considérables sur la frontière est de l'Union européenne, je pense à l'Europe centrale et orientale, encore ne faut-il pas négliger sa frontière sud et tout ce qui se passe sur le pourtour méditerranéen.

Q. – Quelles sont vos impressions sur M. Martino ?

M. Juppé. – Il m'a paru très sympathique.

Q. – Sur Tchernobyl ?

M. Juppé. – Tchernobyl, c'était ce matin. On a décidé sur l'Ukraine de mettre le paquet, et ça c'est une idée à laquelle la France tient beaucoup, qu'elle défendra d'ailleurs au G7 également, sur l'aspect nucléaire des choses, c'est-à-dire fermeture de Tchernobyl et simultanément ouverture de nouvelles tranches pour que l'alimentation énergétique de l'Ukraine soit assurée.