Texte intégral
Jack Lang : Tu as donné jusqu’à présent l’image d’un homme qui s’intéresse à l’entreprise, à l’économie, à la vie sociale. Aujourd’hui, j’ai été le témoin de ton intérêt pour la culture. Je t’ai vu écouter avec une attention soutenue (et une patience d’ange !) des intellectuels et des artistes venus du monde entier exprimer leurs espérances en une Europe culturelle. Mais toi, quelle est ton approche personnelle de l’art de la création ?
Gerhard Schröder : Mes origines sont très modestes. J’ai vécu la lutte pour le pain, dans le sens où l’entend Bertold Brecht. Je l’ai menée quotidiennement. Dans ma famille, le contact avec la culture était bien loin d’être évident. J’ai donc dû me frayer moi-même un chemin vert l’art, la littérature, la peinture. Je ne suis pas né dedans. Mais cette approche m’a permis de donner un sens personnel au mot culture et de mesurer à quel point elle apporte un enrichissement à l’individu. C’est pourquoi je veux que la haute culture européenne ne soit pas l’apanage de quelques-uns. Même ceux qui ne sont pas nés avec une cuillère d’argent dans la bouche doivent pouvoir accéder facilement à la peinture, aux livres, à l’art sous toutes ses formes.
Jack Lang : Cet après-midi et ce soir encore, des voix se sont élevées, celles de Ben Kingsley, de Volker Schlöndorff et tant d’autres, pour t’exhorter, si tu es élu, à prendre des initiatives en faveur d’une Europe de la culture. Es-tu d’accord ?
Gerhard Schröder : Totalement. Je pense qu’un gouvernement social-démocrate ne doit pas accepter que la culture soit toujours opposée en termes financiers à l’économie et au social. Dans ce combat, elle sera toujours perdante. Les pays européens sont suffisamment riches pour comprendre que la culture, au-delà de sa valeur économique, a une dimension humaine intrinsèque. Elle enrichit l’individu, mais aussi la société toute entière.
Jack Lang : Tu connais le différend qui nous oppose, nous Européens, aux Américains sur l’audiovisuel. Grâce à une directive européenne, 50 % des films diffusés en Europe à la télévision doivent être des productions de la Communauté. C’est un combat de Sisyphe que je mène avec opiniâtreté non contre les Américains, mais pour les Européens. Seras-tu à mes côtés ?
Gerhard Schröder : Je crois qu’il est juste de vouloir favoriser le cinéma en France, en Allemagne, partout en Europe. Est-il efficace d’instaurer des quotas ? J’en doute, compte tenu de la configuration du marché et des relations entre les compagnies, qui deviennent de plus en plus déterminantes ; je suis néanmoins décidé, et j’y veillerai, à ce qu’on agisse pour renforcer nos propres industries cinématographiques, en Allemagne, en Italie, en France, en Grande-Bretagne, si possible par des coopérations. Seulement, il ne faut pas perdre de vue que l’accès au marché mondial est beaucoup plus facile aux productions d’outre-Atlantique. Nous ne pourrons pas gagner cette bataille si nous ne trouvons pas des formes d’entente avec les Américains, notamment au niveau de la distribution.
Jack Lang : Tu es un homme du Nord, tourné vers la Grande-Bretagne, vers l’Amérique, plus que vers la France. En France, on craint que tu oublies le Sud, qui, moi, me tient très à cœur.
Gerhard Schröder : Cette crainte est sans fondement. Il n’y a pas d’alternative en Europe à la coopération franco-allemande. Elle est et restera une très importante composante de l’Union européenne. Mais je trouve qu’on doit prendre en compte l’évolution politique en cours en Grande-Bretagne. Le Parti travailliste s’efforce véritablement d’intégrer la Grande-Bretagne à l’Europe. Les Français comme les Allemands, sur la base même de leur coopération, ont le devoir de lui faciliter la tâche autant que possible. Tel est le sens de mes déclarations sur ce sujet. Elles n’ont jamais été dirigées contre le couple franco-allemand, dont le rôle est ancré dans l’histoire passée et présente.
Jack Lang : Tu es tout de même assez proaméricain…
Gerhard Schröder : J’estime que l’Europe ne peut pas vivre sans un dialogue permanent, des relations très poussées avec les États-Unis. Ces relations seront fondées sur la conscience que chacun possède si identité propre. Et cette conscience sera d’autant plus forte et claire que les Européens seront plus unis.
Jack Lang : Tu ne contestes certainement pas que le chancelier Helmut Kohl a accompli une grande œuvre historique pour l’Europe. Certains, et j’en suis, appellent de leurs vœux la création des États-Unis européens. Si tu l’emportes en septembre, la social-démocratie sera la clef de voûte de la construction européenne et le pouvoir dominant. Pourrons-nous aller jusque-là ?
Gerhard Schröder : Nous allons vers une Europe politiquement intégrée. Je ne parle pas encore des États-Unis d’Europe. Avant d’en arriver là, il y a encore un long chemin à faire. Mais la mise en place de l’union économique et monétaire exige l’union politique. Sinon, ça ne marchera pas. Cette union politique doit reposer sur une conception commune de nos relations étrangères et de notre défense. C’est le prochain objectif à atteindre. Et puisque nous avons parlé de culture, je dirai qu’elle a un rôle très important à jouer dans cette partie.
Henry Kissinger s’est plaint un jour de ne pas avoir à qui il pouvait téléphoner quand il avait un problème à régler au niveau européen. Il avait raison. Tant que nous n’aurons pas développé ce degré de communauté notre force économique et politique en pâtira. Et, à l’égard des États-Unis, l’intégration politique en Europe sera déterminante.
Jack Lang : Justement, à l’heure actuelle, nous sommes dans une impasse. Il nous faut un exécutif européen doté d’une véritable ambition collective, alors que le traité d’Amsterdam n’est qu’une petite chose sans âme et sans relief. Comment allons-nous en sortir ?
Gerhard Schröder : C’est vrai, nous devons développer ce traité jusqu’à l’union politique. L’intégration doit être menée parallèlement et non pas contre l’élargissement de l’Union à d’autres pays européens. Et je voudrais dire à ce propos que la demande française de renforcer la politique commune de l’économie, de la culture et de l’emploi recevra notre soutien aussitôt que nous gouvernerons. La politique européenne ne doit pas être un succédané de politiques nationales et les mesures doivent être concentrées sur le terrain de la lutte contre le chômage.
Jack Lang : Gerhard, tu es le candidat du parti social-démocrate, mais pour travailler avec toi demain, en cas de victoire, tu as fait signe à deux hommes, Jost Stollmann, un brillant homme d’affaires, et Michael Naumann, un grand homme de culture qu’on situe plutôt au centre. Te considères-tu, toi, comme un homme de gauche ?
Gerhard Schröder : Cela dépend du contenu que l’on donne à ce mot ! Ce matin, quand j’ai présenté Jost Stollmann à des chefs d’entreprise et aux membres du parti, nous nous sommes justement posé cette question : qu’est-ce que la gauche ? Si l’on entend par là plus de démocratie, de solidarité et de justice sociale, alors oui, je suis de gauche. Si l’on entend par là une transformation révolutionnaire des modes de production, alors, je n’en suis pas.
Jack Lang : Tu tiens des discours très fermes sur la sécurité, les immigrés. En quoi, te différencies-tu de Helmut Kohl ?
Gerhard Schröder : Je compte proposer aux étrangers de la deuxième ou de la troisième génération qui vivent sur notre sol la double nationalité. Il leur sera ainsi possible de devenir allemands sans avoir à abandonner leur propre nationalité. Ce sera un projet important qui les intégrera davantage dans notre pays.
Jack Lang : Ce que tu annonces est une petite révolution, puisque la tradition allemande de la nationalité est fondée sur le droit du sang…
Autre sujet enfin, dans tous les pays, le tien comme le mien, la classe politique est coupée de sa jeunesse. Cette génération qui a beaucoup souffert de la crise attend un souffle nouveau. Quel message apportes-tu à ces jeunes ?
Gerhard Schröder : Pour remobiliser la jeunesse, il faut des actes, et non des discours. Les jeunes se méfient des promesses qui ne seront pas tenues. Si nous réussissons à satisfaire leurs besoins de formation, à leur fournir des jobs, ils s’intéresseront à nouveau à la politique. C’est pourquoi nous avons fait figurer en priorité dans notre programme la création de 100 000 emplois pour les jeunes.
Jack Lang : Oui, c’est le rôle de l’État de faire fleurir les initiatives, si j’ose dire les utopies concrètes, et de mettre le cap vers l’audace.
Gerhard Schröder : Cette reconquête des jeunes est pour moi le véritable enjeu de la lutte contre l’extrémisme de droite, qui mine nos deux pays. La remobilisation de la jeunesse grâce à des actions précises, ciblées, est la meilleure façon d’assurer la vie et la survie de nos sociétés. Tout au long de la campagne, je n’ai cessé de le répéter : il est urgent d’innover.