Interviews de M. Gérard Longuet, ministre de l'industrie des postes et télécommunications et du commerce extérieur, le 9 mars 1994 dans "La Tribune Desfossés" et le 8 avril dans "Le Figaro", sur le conflit commercial entre les Etats-Unis et le Japon, la candidature de la Chine au GATT, et l'introduction d'une clause sociale dans les échanges internationaux.

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Média : La Tribune Desfossés - Le Figaro

Texte intégral

La Tribune des Fossés : 9 mars 1994

La Tribune : Vous aurez entériné lundi à Bruxelles une condamnation des Douze plutôt molle du recours par les États-Unis à l'arme du « super 301 » contre le Japon. À la veille de votre visite à Tokyo et à un mois de la signature des accords de l'Uruguay Round, n'est-ce pas une erreur ?

Gérard Longuet : Non. Les Douze ont estimé qu'il s'agissait d'une décision prise par les États-Unis pendant la période intérimaire qui nous sépare de l'entrée en vigueur de ces accords. En quelque sorte, que c'était le « dernier » recours au « super 301 ». Les Douze n'en ont pas moins exprimé leur vive inquiétude et répété leur vigoureuse opposition à toute forme d'unilatéralisme dans le règlement des différends commerciaux. La Commission européenne a, de surcroît, été chargée de s'assurer que les intérêts de la Communauté ne sont pas menacés.

La Tribune : Reste qu'un autre membre du Gatt, le Japon, est, lui, bel et bien menacé de sanctions commerciales unilatérales…

Gérard Longuet : Le ministre américain Mickey Kantor nous a fait savoir que cette décision avait été prise pour éviter, compte tenu de la façon dont le Congrès ressent ce conflit entre les États-Unis et le Japon, le recours à des mesures plus radicales. Dans ce bras de fer avec les Japonais, les Américains nous demandent même en quelque sorte si nous sommes d'accord pour leur donner un coup de main.

La Tribune : Quelle est la réponse ?

Gérard Longuet : Les Européens sont restés très prudents. Ils ont condamné l'unilatéralisme tout en reconnaissant qu'il y a un problème de fond avec le Japon qu'il faudra bien traiter un jour.

La Tribune : Prendrez-vous une initiative sur ce terrain pendant votre séjour à Tokyo ?

Gérard Longuet : Si j'avais une idée à proposer, ce serait de dire aux Japonais que les trois grandes puissances commerciales ont intérêt à parler ensemble. L'expérience montre que les tête-à-tête deviennent un peu vite conflictuels et qu'il serait peut-être plus judicieux de passer au « trilogue ». D'autant plus qu'un accord bilatéral Japon-États-Unis peut être utile mais, si cet accord doit se faire au détriment des autres partenaires, nous ne pouvons l'accepter. D'où, l'idée d'être à trois autour de la table. Il y a un blocage entre Washington et Tokyo et les deux ont besoin d'un allié. Les Américains pour ne pas se faire condamner pour leurs mesures unilatérales excessives, les Japonais pour essayer de faire comprendre aux Américains que, s'il y a un déficit dans les échanges, il y a peut-être des raisons structurelles qui ne peuvent être réglées par des mesures coercitives.

La Tribune : Pour la France, quels sont les objectifs de votre visite à Tokyo ?

Gérard Longuet : Je souhaite, tout d'abord, m'informer de la politique économique des autorités japonaises et de leurs objectifs, ensuite, de leurs projets d'investissements en Europe, enfin, les encourager sur la voie des ouvertures de marchés, modestes mais significatives, que nous avons obtenues. En effet, depuis six mois, le Japon a ouvert son marché à trois produits français : les travaux publics où GTM a décroché un premier contrat ; la viande de porc ; l'achat d'hélicoptères Eurocopter par les administrations japonaises.

La Tribune : En matière d'investissement, il en est au moins un qui doit vous intéresser au premier chef ?

Gérard Longuet : Bien évidemment. Comme représentant de l'actionnaire principale de Bull, je rencontrerai NEC, l'un des deux actionnaires privés de la compagnie française. Mais je parlerai aussi avec mes différents interlocuteurs des autres dossiers qui intéressent la France : l'automobile, les télécommunications, l'agroalimentaire, etc. Comme j'accompagne le Premier ministre en Chine, je suis aussi intéressé par les relations entre le Japon et la Chine.

La Tribune : À propos de la Chine, comment appréhendez-vous sa candidature au Gatt ?

Gérard Longuet : Cette négociation d'adhésion sera une bonne occasion d'introduire dans les relations avec ce grand partenaire les préoccupations sociales qu'on n'est pas encore en mesure de décréter et d'imposer dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce. On n'imagine pas, en effet, un soutien de l'Europe à cette adhésion qui n'ait pas pour contrepartie des engagements sérieux de la Chine en ce domaine. Cela revêtira peut-être un aspect un peu trop formel aux yeux de certains, mais il faut avoir à l'esprit que tout le système international est un processus de petits pas. L'Uruguay Round nous a pris près de dix ans. Les préoccupations d'environnement et les préoccupations sociales sont nos prochains objectifs de moyen terme.


Le Figaro : 8 avril 1994

Le Figaro : L'alliance Europe-États-Unis sur le thème de la clause sociale ne risque-t-elle pas d'entraîner à Marrakech un blocage des PVD qui ont déjà avalé les autres exigences en matière d'agriculture et d'environnement ?

Gérard Longuet : Dans le cadre de la longue conversation que j'ai eue avec Mickey Kantor, le 30 mars dernier, nous nous sommes mis d'accord pour mettre « le pied dans la porte ». Il ne s'agit pas pour autant de forcer nos partenaires à entrer dans un système que d'ailleurs nous n'avons pas encore défini. La France et les États-Unis veulent une prise en compte de la dimension sociale des échanges internationaux. Il ne s'agit pas de freiner l'expansion des pays en développement ou de remettre en cause la concurrence avec les pays à bas salaires, mais de faire partager par nos partenaires des préoccupations – donc des objectifs – de nature sociale.

De même que la démocratie, la liberté de l'information et les droits de l'homme sont des impératifs, de même un certain respect du travailleur doit exister. Avec un minimum et une limite, le minimum, c'est l'OIT, c'est ce qui concerne le travail forcé ou le travail des enfants. Je dirais volontiers que c'est une « clause humanitaire sans laquelle le commerce mondial ne serait pas – moralement – acceptable. La limite, c'est qu'il n'est pas question d'imposer à d'autres notre mode de protection sociale. En revanche, il doit y avoir une proportionnalité, une relation entre le niveau de développement et le degré de protection sociale.

Le Figaro : Pourquoi parler maintenant de cette clause sociale ?

Gérard Longuet : Le dossier du Gatt s'ordonne autour de trois considérations majeures : les solidarités entre blocs régionaux (et nous avons obtenu gain de cause sur la reconnaissance de l'identité européenne), le respect de l'environnement et la clause sociale. Ce sont les conditions d'une loyauté des échanges. En effet, les pays qui ne respectent pas les normes internationales en matière d'environnement ne doivent pas bénéficier d'un avantage anormal, injuste. En sens inverse, la protection de l'environnement ne doit pas être un prétexte pour adopter des mesures protectionnistes. C'est pour cela que nous demandons la mise en place, à titre permanent, d'un comité de l'environnement. Nous l'avons obtenu.

En revanche, avant le 15 décembre, nous n'avons pas voulu remettre en cause la solidarité européenne en exigeant, à l'époque, une clause monétaire ou sociale. Aujourd'hui, les États-Unis demandent l'introduction d'une clause sociale. C'est l'occasion de prendre la balle au bond et d'essayer d'infléchir la position européenne en ce sens. Là aussi, notre position progresse, comme le montre le compromis adopté hier à Genève.

Vis-à-vis des pays du tiers monde, si nous leur imposions des restrictions, ils auraient raison de les refuser. Mais ce n'est pas le cas : la clause sociale est le complément logique des dispositions commerciales de l'accord du Gatt : le démantèlement progressif de l'AMF (NDRL : l'accord multifibre), l'abaissement des droits de douane et – si la Chine rejoint un jour le Gatt – le démantèlement des règles contingentaires.

Cela dit, à qui s'adresse la clause sociale ? Aux nouveaux pays industrialisés, certes, comme aux pays développés qui misent sur la délocalisation comme élément de conquête.

Le Figaro : N'est-ce pas ouvrir un autre débat alors que les propositions formulées depuis Genève sont en retrait et qu'un certain nombre de dossiers ne sont pas réglés ? Ne masque-t-on pas les insuffisances de l'accord du Gatt ?

Gérard Longuet : Entre la date du 15 décembre et aujourd'hui, il y a eu quelques retraits sur un petit nombre d'offres tarifaires.

Mais, globalement, l'accord du Gatt est et reste positif : les droits de douane vont diminuer de 40 % ! C'est pour le commerce mondial une formidable perspective. En termes d'accords sectoriels, on savait qu'il y avait quelques dossiers difficiles : l'aéronautique et les services financiers, par exemple. Même sur ces deux dossiers, des négociations sont programmées pour l'après-Marrakech.

Je considère que progresser entre le 15 décembre 1993 et le 15 avril 1994 sur les dossiers sociaux est bien plus important que de constater avec tristesse, que nous n'avons pas reçu de nouvelles offres de diminutions douanières. Bien s'entendre avec les Américains sur le social et l'aéronautique me paraît également un bon investissement. Sur l'AMF, je voudrais être certain que l'absence de proposition d'offre d'ouverture des marchés textiles de la part des pays à bas salaires – Pakistan et Inde par exemple – sera bien compensée par un démantèlement plus lent en faveur de ces pays.

Le Figaro : Pour en revenir à Marrakech, pensez-vous que tous les États présents vont signer ?

Gérard Longuet : Oui. Je crois qu'il faut bien prendre la mesure de l'événement. La création de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) marque une nouvelle ère des relations entre les pays. Après la fin de la guerre froide et de l'affrontement militaire entre blocs, la création de l'OMC témoigne d'une période où le développement concerté de l'activité humaine l'emporte sur les affrontements idéologiques et territoriaux.

Le Figaro : Risque-t-il d'y avoir un problème de ratification dans certains pays, notamment aux États-Unis ?

Gérard Longuet : Je pense que si Mickey Kantor, qui a réussi à obtenir un vote favorable du Congrès américain en faveur de l'Aléna, réclame cette clause sociale, c'est qu'il a parfaitement compris que pour faire ratifier l'accord du Gatt, il était utile que cette clause existât.

Le Figaro : N'y a-t-il pas contradiction entre le fait de saluer les accords du Gatt, en expliquant qu'ils sont bons pour la France, et en même temps entériner l'entrée des règles du jeu international des nouveaux pays industrialisés (NPI) où les salaires sont dix à vingt fois inférieurs au nôtre ? Cela ne va-t-il pas accélérer le processus de délocalisation ?

Gérard Longuet : En matière de développement, les NPI d'Asie ont fait le plus facile : produire des biens de consommation de façon compétitive. Il faut maintenant qu'ils passent à l'étape suivante : celle des infrastructures, qui sont coûteuses, qui nécessitent de la technologie et des capitaux, et pour lesquels nous sommes très compétitifs. C'est un rattrapage qui leur prendra dix ou vingt ans.

Pendant cette période, nous allons continuer à leur vendre notamment des biens d'équipement. Mais l'expérience montre que ces pays devront faire face à une montée assez rapide du coût du travail chez eux. Leur capacité à mobiliser une main-d'œuvre peu coûteuse n'est pas illimitée, alors que les besoins de consommation sont immenses. Déjà, les progressions salariales sont considérables à Hongkong, Chen Zeng et Singapour. Nous sommes donc engagés dans une course pendant laquelle ces pays sont à la fois nos clients et nos concurrents. Mais ils seront de moins en moins concurrents à mesure que leurs coûts de production deviendront comparables aux nôtres, et de plus en plus clients à mesure que leur pouvoir d'achat augmentera. Dès maintenant, l'entrée en vigueur des règles sur la contrefaçon de la propriété intellectuelle contribuera à faire converger ces pays vers le modèle occidental.

Le Figaro : Le problème, c'est, pour nous, le coût de la transition, qui se mesure notamment en termes de délocalisation…

Gérard Longuet : Quand le consommateur français bénéficie d'une augmentation de son pouvoir d'achat par la diminution des prix des produits, le producteur français, lui, ne bénéficie pas d'une diminution de ses coûts de production, compte tenu du coût de la main-d'œuvre, que personne n'envisage raisonnablement de diminuer. Le balancier penche en faveur du consommateur au détriment du producteur. Ne faut-il pas aujourd'hui rechercher un meilleur équilibre ? C'est ce que nous faisons par la budgétisation de certaines charges sociales. On allège en effet la pression sur le producteur et on la reporte sur le contribuable, donc le consommateur, dont le pouvoir d'achat se trouve amputé. Si l'on charge la barque sur des secteurs non exposés à la concurrence mondiale – je pense à la distribution de l'essence, par exemple, en engageant des pompistes –, on pénalise un peu le consommateur, mais on privilégie l'emploi. Je crois que c'est aujourd'hui une priorité.

Le Figaro : Depuis des années, les participants tentent d'introduire une dimension monétaire dans les accords du Gatt. Or les Américains n'en veulent pas. Qu'est-ce qui est le plus important : stabiliser le dollar ou signer des accords au Gatt ?

Gérard Longuet : Si l'on pouvait faire les deux, ce serait parfait, mais la stabilisation du dollar nous échappe largement. Nous participons à l'organisation du Gatt et à la création de l'OMC, et l'OMC va devenir un facteur de stabilité dans un univers qui en manque terriblement. Cela dit, quelles est, au fond, la meilleure façon de stabiliser le dollar ? C'est la monnaie européenne, qui permet d'offrir un refuge « as good as dollar », comme disait mon ami Jacques Toubon.

Le Figaro : Quelle est la position française sur l'adhésion de la Chine au Gatt ?

Gérard Longuet : Nous n'avons pas l'hostilité de principe. Mais, compte tenu de la taille de la chine et des problèmes qui sont posés, il faut vraiment que les conditions de cette adhésion soient précisées. Et il faudra que la Chine accepte toutes les règles de l'OMC.