Interviews de M. Gérard Longuet, ministre de l'industrie des postes et télécommunications et du commerce extérieur, dans "Le Figaro" à RTL et à France 2 le 15 mars 1994, sur l'ouverture économique du Japon, la privatisation de Bull et le résultat des mesures gouvernementales en faveur de l'industrie automobile.

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Média : Le Figaro - RTL - France 2

Texte intégral

Longuet : "Faire de Bull une entreprise autonome"

Le ministre de l'Industrie et du Commerce extérieur entend mettre "chacun des partenaires possibles face à ses responsabilités".

Le Figaro : Quels enseignements tirez-vous de votre voyage au Japon ?

Gérard Longuet : Nous avons pu confirmer et appuyer les récentes percées des entreprises françaises dans l'archipel. Je pense notamment à l'autorisation d'importation de la viande de porc obtenue cet été, ou encore à l'ouverture de certains marchés publics locaux. Qu'il s'agisse des marchés publics de travaux publics (GTM a été retenu sur la construction du centre de dédouanement de Yokihamo), ou de transport avec la vente récente d'un hélicoptère de l'Aérospatiale à la préfecture d'Hokkaïdo. Cette vente a valeur de symbole dans un pays où les hélicoptères européens détiennent 40 % du marché privé, sans jamais avoir décroché le moindre contrat public jusqu'à présent.

J'ai pu également constater que la campagne "Le Japon c'est possible" a permis à de nombreuses entreprises, souvent des petites, de s'implanter dans ce pays qui est la deuxième puissance économique du monde. Ainsi, au salon agro-alimentaire "Foodex", il y avait une quarantaine de ces sociétés qui ont franchi le premier obstacle avec succès et alimentent le développement du commerce courant.

Le Figaro : Avez-vous le sentiment que ce pays s'ouvre davantage ?

Gérard Longuet : Ce déplacement est intervenu à un moment où une rupture politique se manifeste au Japon, et où une autre rupture, économique celle-là, se profile. Il est clair que le nouveau gouvernement affiche des intentions d'ouverture vers l'extérieur qu'il nous appartient de saisir. Par ailleurs, il y a une volonté sensible de déréglementation à l'intérieur, notamment dans le commerce et la distribution. Il est bon que les entreprises françaises s'accrochent.

Enfin, mon rôle a été de faire comprendre aux autorités japonaises que nous condamnions toute forme d'unilatéralisme, comme par exemple la remise en vigueur de la section 301 par les États-Unis. Il faut privilégier la voix du dialogue. Cela dit, l'Europe sera très attentive à ce que le règlement du contentieux nippo-américain ne s'effectue pas au détriment de ses propres exportations.

Les Européens majoritaires dans Bull

Le Figaro : Vous avez créé une certaine surprise en France en déclarant qu'il n'y avait pas de limite à une prise de participation de NEC dans Bull. Faut-il comprendre que vous êtes prêt à vendre Bull à un Japonais ?

Gérard Longuet : La volonté du gouvernement est de faire de Bull une entreprise autonome dans laquelle l'État ne sera plus majoritaire. Dès lors, nous mettons chacun des partenaires possibles en face de ses responsabilités. C'est vrai pour les Européens comme pour NEC et pour IBM. Il s'agit de dire à NEC que nous ne le regardons avec aucune suspicion, qu'il n'y a pas de tabou, et que toute les offres seront les bienvenues. Il n'est pas vraisemblable que NEC soit candidat pour avoir à lui seul la majorité. Simplement, quand on ouvre le jeu, il n'y a aucune raison d'en limiter les règles.

Le Figaro : Ne souhaitez-vous pas, toutefois, que les Européens soient majoritaires ?

Gérard Longuet : Si. Je pense que les Européens vont rester majoritaires dans Bull. Et s'ils veulent s'y intéresser, mieux vaut qu'ils le fassent maintenant. Ils ne pourront pas nous reprocher après de ne pas les avoir mis en face de leurs responsabilités.

Le Figaro : Les responsables de NEC que vous avez rencontrés vous ont-ils fait des propositions ?

Gérard Longuet : Non, et je ne leur ai d'ailleurs pas demandé d'en faire. Il s'agissait simplement de leur confirmer que le jeu est ouvert. Que les partenaires qui sont intéressés le disent.

Le Figaro : Mais pourquoi avoir décidé si vite de privatiser Bull ?

Gérard Longuet : Nous avons recapitalisé l'entreprise avec des objectifs à long terme. La privatisation de Bull doit s'organiser autour d'un partage équilibré du capital. C'est à l'entreprise de le proposer, et nous l'organiserons ensemble. L'État n'a pas vocation à sortir totalement du capital. Le personnel et tous ceux qui le souhaitent doivent être associés à l'opération, les actionnaires déjà présents, France Télécom, NEC, IBM sont sollicités. À eux de se manifester.

Le Figaro : Obligerez-vous France Télécom à participer à l'opération, et qu'est-ce qui intéresse NEC chez Bull ?

Gérard Longuet : NEC a beaucoup insisté sur les systèmes de communication multimédias. Il considère que Bull peut être son partenaire dans ce domaine. France Télécom est également présent dans ces métiers. Tout cela va se mettre en forme au service du développement de l'entreprise.

Le Figaro : Dans le domaine automobile, vous avez réclamé une prolongation de deux ans de l'accord Europe-Japon. Pourquoi ?

Gérard Longuet : L'année 1993 a été tellement difficile qu'il nous faut trouver le moyen d'étaler les effets de la récession dans le temps. La stricte application de l'accord pour 1993 n'était évidemment pas possible. J'ai donc suggéré que l'on prolonge l'accord de deux ans.

Renault : le temps de réfléchir

Le Figaro : N'avez-vous pas demandé également que le Japon s'ouvre davantage aux équipementiers français ?

Gérard Longuet : J'ai fait comprendre aux Japonais que les équipementiers français sont candidats pour fournir l'industrie japonaise. Le Japon n'a recours à l'extérieur que pour 1,4 % de ses approvisionnements en matière automobile. Nous devons quintupler le chiffre au plus vite. C'est d'autant plus logique que les constructeurs japonais connaissent parfaitement les équipementiers à travers leurs transplants.

Le Figaro : La privatisation de Bull, annoncée pendant votre voyage, a correspondu au report de celle de Renault. Êtes-vous déçu ?

Gérard Longuet : Pas du tout. La privatisation de Renault, personne ne la conteste. L'accord Volvo en rendait l'exécution rapide inéluctable. Aujourd'hui, l'accord avec Volvo se dénoue, et Renault doit évoluer en prenant le temps de réfléchir. Deux logiques étaient possibles. L'une était de dire : on privatise Renault et ils se débrouille pour construire ses alliances ; l'autre consistait à présenter aussi des perspectives d'alliance aux actionnaires qui vont être sollicités. C'est cette dernière option qui a prévalu.

Le Figaro : Renault doit-il trouver tout de suite un partenaire ?

Gérard Longuet : La surcapacité de production automobile en Europe est de l'ordre de 2 millions de voitures. Les plus petits et les plus faibles paieront le plus lourd tribut à cette situation. Renault n'a pas intérêt à être parmi eux.

Propos recueillis par Yann Le Galès et Arnaud Rodier


RTL

J.-M. Lefebvre : Le premier bilan est plutôt satisfaisant.

Gérard Longuet : C'est une affaire qui roule : il y a un véritable boum sur la consommation automobile : nous avons enregistré 54 000 ventes de plus en février qu'en janvier. Au mois de mars, on va tabler sur 70 000 véhicules supplémentaires. Sur la première mesure Balladur – les 5 000 francs – nous enregistrerons à la fin mars 125 000 véhicules de plus : c'est un beau succès. Si on ajoute à cela ce que l'on attend du déblocage des fonds de participation et l'amortissement porté à 100 000 francs pour les entreprises, l'automobile pourrait faire en France un bond de 10 % en 94. C'est un bon coup de pouce pour un secteur qui en avait besoin.

J.-M. Lefebvre : Cela pourrait avoir des effets constructifs pour d'autres secteurs ?

Gérard Longuet : Oui. Dans le sillage de l'automobile c'est le service, l'entretien, mais c'est aussi, en amont, la mécanique, la plasturgie, la sidérurgie pour les tôles. L'automobile représente 10 % des emplois industriels, cela donne un effet positif sur l'ensemble de l'économie lorsque ces 10 % commencent à se réveiller.

J.-M. Lefebvre : Vous rentrez du Japon. L'ouverture du marché, cela devient une réalité ou c'est toujours, "demain en verra" ?

Gérard Longuet : Avec les pays asiatiques, il faut beaucoup de persévérance, beaucoup d'opiniâtreté. Je rends hommage aux entreprises françaises qui ont réussi en 1993 à résorber une partie du déficit commercial. Nous avons arraché l'année dernière des perspectives. Les producteurs de cochon ont désormais le droit de vendre au Japon.

J.-M. Lefebvre : Le japonais NEC pourrait rentrer dans le capital de Bull ?

Gérard Longuet : NEC est déjà actionnaire de Bull à 4,4 %. Ils ont confiance en Bull et NEC nous a dit très clairement : on considère que Bull est un bon partenaire, ils ont une très bonne compétence dans un certain nombre de domaines de pointe, vous essayez de le remonter, nous on regarde. De là à augmenter leur participation… Ce sont des Asiatiques. Ils sont prudents. Ils n'ont pas dit oui, ni non.

J.-M. Lefebvre : Pour Renault, vous dites "Avant la privatisation il faut savoir où elle en est" ? Ne s'agit-il pas plutôt d'éviter les tensions sociales avant les présidentielles ?

Gérard Longuet : Très honnêtement, lorsque Renault avait bâti son alliance avec Volvo – alliance utile et bonne, mais tant pis c'est le passé – on pouvait avancer rapidement vers la privatisation puisqu'on savait qui serait le partenaire de Renault demain. Aujourd'hui Renault est une entreprise solide, le divorce se dénoue à l'amiable mais il faut que Renault réfléchisse à ses partenaires, à ses alliances, et très honnêtement, pour parler de privatisation, il faut être en mesure de donner un éclairage sur ce que sera l'avenir à long terme de Renault.

J.-M. Lefebvre : Comment le gouvernement va-t-il tenter de sortir de l'affaire du CIP ?

Gérard Longuet : Avec beaucoup de clarté. Il y a des jeunes qui n'ont pas de formation professionnelle ni d'expérience professionnelle et qui constituent aujourd'hui 25 % des chômeurs de 18 à 25 ans. Ceux-là ont vraiment droit à une première chance. Le CIP pour les sans diplômes est quand même une porte ouverte. Je suis en faveur du droit à l'expérience. On a le droit de râler et de manifester, mais on a aussi le droit de donner une première chance aux jeunes pour leur faire franchir les portes de l'entreprise au moins une première fois. Et puis, il y a naturellement ceux qui ont un diplôme, depuis el CAP jusqu'au BTS. Ce que M. Giraud a proposé, c'est de dire : 80 % du salaire conventionnel et toujours au-delà du SMIC. Ceux qui vont manifester – j'ai beaucoup de respect pour eux – n'ont pas apporté beaucoup de solutions depuis 20 ans au problème du chômage. De part et d'autre, un peu de modestie ! Il y a une chance pour les jeunes : essayons-la. On verra bien ce que cela donne. S'il y a des excès on pourra toujours les combattre.

J.-M. Lefebvre : Pensez-vous, comme P. Balkany, qu'il est temps qu'E. Balladur affiche ses ambitions présidentielles ?

Gérard Longuet : P. Balkany a un avantage sur moi : il n'est pas au gouvernement. Moi, je suis au gouvernement et je souhaite que le gouvernement travaille et réussisse avec l'appui de sa majorité. J'applique la consigne : on parlera des présidentielles le moment venu. Pour moi, président du PR, le moment n'est pas venu. On a une année de travail. On va sortir des propositions de réforme. On va travailler jusqu'au bout et quand viendra le moment de la campagne – par exemple à la fin 1994 – à ce moment-là, chacun s'exprimera avec ses préférences. Le plus important est l'appréciation des Français sur les personnalités. Les positions des uns et des autres, c'est bien gentil : le jugement des Français est le plus important pour éclairer le choix du candidat.

J.-M. Lefebvre : Pensez-vous, comme P. Balkany, que l'action du gouvernement est "parasitée par la cacophonie actuelle" ?

Gérard Longuet : Je ne suis pas gêné : je travaille tous les jours, je relance l'industrie automobile, je me bats pour l'exportation, je maintiens le dialogue social dans les secteurs en difficulté. J'ai d'autres chats à fouetter pour l'instant. Je le fais sous l'autorité du Premier ministre qui est un homme qui tient le cap. Juste un exemple : on était un peu inquiets en novembre en se disant que, sur Air France, il ne se passerait rien. E. Balladur a fait le choix d'abandonner un plan qui n'était pas bon, de mettre en place, avec l'aide de Bosson, un président qui est solide. Aujourd'hui, on a un programme de redressement pour Air France qui est compris et qui sera accepté et appuyé par le personnel. C'est la méthode Balladur : on garde le cap, mais on ne se jette pas la tête contre les murs. Cela me paraît raisonnable.

 

France 2

D. Bilalian : Jusqu'à présent, cette opération en faveur de l'automobile a coûté 250 millions à l'État, c'est-à-dire au contribuable. C'est spectaculaire, est-ce que c'est rentable, à terme ?

Gérard Longuet : C'est tout à fait rentable. D'un côté, il y a 5 000 francs par voiture, comme nous espérons 150 000 voitures au titre de la mesure Balladur, ça fait 750 millions. C'est beaucoup d'argent. Mais de l'autre côté, il y a des voitures nouvelles qui font des rentrées de TVA. 150 000 voitures nouvelles qui font des rentrées de TVA, ça rapporte beaucoup plus que 750 millions. Je puis vous dire que le contribuable français aura aidé au démarrage de l'automobile mais il n'en sera pas de sa poche pour cette relance.

D. Bilalian : Il y a un dopage qui est relativement artificiel, qui relance la consommation mais, est-ce qu'à votre avis ça va durer, est-ce qu'on peut envisager une hausse du marché de l'automobile cette année ?

Gérard Longuet : Oui, tout à fait. En 1993, l'année a été épouvantable, c'était moins de 18 % d'immatriculations. Je pense très honnêtement qu'on va passer de 1 720 000 de plus en 1993 à 1 900 000, sans doute. On va en avoir 172 000 de plus, c'est à peu près l'ordre de grandeur. C'est un dopage qui correspond à un vrai besoin parce que les Français, les jeunes ménages en particulier, avaient besoin de voiture pour travailler et ils ne pouvaient pas acheter. C'est pour cela que 75 % des achats vont sur les voitures bon marché, d'accès immédiat. En termes de sécurité d'environnement, ce sont de vieilles voitures qu'on va retirer de la circulation et par conséquent, on va améliorer le niveau moyen du parc français. Je crois que c'était vraiment une mesure simple, efficace, et qui rapporte.

D. Bilalian : À l'origine, c'est une idée danoise. Pourquoi la France ne propose-t-elle pas cela au niveau européen ? Ce matin, le président de Ford France disait que ce serait fantastique au niveau européen.

Gérard Longuet : Pourquoi pas ? Le succès appelle le succès. J'ai vu des chefs d'entreprise allemands qui regardent la France avec beaucoup d'admiration. Dans l'affaire du Danemark, c'était effectivement un problème d'environnement, ils voulaient sortir les vieilles voitures. Nous, nous avons fait les deux et on a élargi la mesure. Donc je pense, très honnêtement, qu'on est en train de redonner un coup de pouce et d'apporter la démonstration que, dans ce pays, il y a des ressources fantastiques s'il y a un petit peu de confiance. Dans l'automobile, il y a de la confiance, il y aura certainement plus de 10 % d'augmentation de la consommation en 1994, c'est-à-dire des emplois maintenus, c'est-à-dire du chômage partiel évité, c'est-à-dire tout un ensemble économique qui reprend goût au travail. Cela me réjouit fortement.

D. Bilalian : Ne pourriez-vous pas mettre ce sujet de conversation au milieu du déjeuner de la majorité du mardi, afin de l'étendre à d'autres domaines ?

Gérard Longuet : Je suis aussi ministre du Commerce extérieur. Les entreprises françaises, c'est 80 milliards d'excédents en 1993, parce qu'elles ont su gagner des parts de marché. On a des produits qui sont bons, des équipes qui sont bonnes, des ouvriers, des techniciens, des commerciaux. Ce qu'il faut, c'est une peu de confiance. Vous voyez la démonstration de l'automobile : quand on donne un coup de starter, ça marche. Il faut aller dans la même direction dans d'autres secteurs.