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Social : La crise
Le printemps 1994 n'est pas le printemps 1968. En 1968, les jeunes manifestants refusaient la société. Aujourd'hui, c'est la société qui les refuse.
Certes, on peut dire que quelques dizaines de milliers de manifestants dans les rues, quelques dizaines de jeunes sur un plateau de télévision, sont loin de représenter toute la jeunesse. Pas plus que les grévistes d'Air France ou les marins pêcheurs ne représentent l'ensemble de l'économie.
Il faut cependant prendre la crise au sérieux. Ce qui menace la société. Ce n'est pas seulement la perte d'emploi, c'est aussi la perte d'espoir. Jamais autant de Français ne se sont mis à redouter l'avenir.
Ce qui favorise la tension sociale, ce n'est pas la défunte « fuite des classes », mais la « lutte des places ». Aujourd'hui, plus de cinq millions de Français sont exclus du travail. Ils sont à comparer aux quatorze millions d'entrepreneurs et de salariés du secteur marchand, créateur de richesses et d'emplois. En 1996-1997, 500 000 jeunes s'engageront chaque année dans les études universitaires, 250 000 obtiendront un diplôme bac + 4, quand la France ne pourra guère offrir, tous secteurs confondus, plus de 60 000 places correspondant à ces diplômes.
Or, la promesse de l'ascension sociale constitue le fondement même de notre pacte républicain : par le travail, le mérite, et sans doute aussi une part de chance, on peut un jour améliorer sa situation et, en tout cas, « élever » ses enfants, c'est-à-dire leur offrir une situation meilleure que celle que l'on a soi-même connue. Quand la promotion sociale par l'école et par le mérite ne fonctionne plus, le pacte social se déchire.
Lorsque la machine à créer des emplois se grippe, lorsque l'ascenseur social est en panne, chacun combat pour sa place, la conquérir ou la garder. C'est « la lutte des places ». Dans une économie en stagnation, ce qui est gagné par les uns est perdu par les autres; la société se divise alors en groupes hostiles qui s'entre-déchirent au lieu d'échanger les fruits de leur travail.
Confusément, tout le monde sent bien que l'on ne peut plus continuer ainsi. D'un côté, les Français les plus vulnérables paient par l'impôt, du chômage ou de l'exclusion, la facture de nos blocages et de nos rigidités. De l'autre, les Français les plus actifs supportent des charges et des contraintes croissantes qui découragent l'initiative, l'effort et le risque.
La crise actuelle de la société française n'est pas sans rappeler la fin de l'Ancien Régime.
Ce qui caractérise en effet l'Ancien Régime à la veille de la Révolution, c'est le poids des corporations, la multiplication et la complexité des règlements du commerce et des manufactures, qui font obstacle à la liberté du travail et à la liberté d'entreprendre.
C'est aussi l'impossible remise en question des privilèges et des avantages acquis. Ceux qui occupent les meilleures places par leur naissance ou par la faveur du pouvoir s'ingénient à bloquer toute réforme. Sous la pression démographique, le système aurait dû s'ouvrir ; il s'est refermé.
C'est enfin l'impasse financière d'un État qui vit au-dessus des moyens des Français. Les impôts sont devenus trop complexes et sont ressentis comme trop inégalitaires pour que l'on puisse une fois de plus y avoir recours. Pour la première fois, en temps de paix, l'État doit emprunter pour rembourser ses dettes.
Tout cela ressemble par bien des aspects à la crise actuelle de la société française : l'impasse financière de l'État-Providence, les obstacles réglementaires et fiscaux à l'emploi et à la croissance, la constitution d'une nouvelle aristocratie d'État.
C'est comme à l'Est : « Le sommet ne peut plus, la base ne veut plus »
Cette appropriation de l'État par une nouvelle aristocratie a été parfaitement décrite par Edouard Balladur : « L'appropriation par un groupe restreint du pouvoir administratif, du pouvoir économique et donc, dans une certaine mesure, de l'influence politique, est l'une des marques les plus caractéristique de la société dans laquelle nous avons vécu depuis quarante ans. Groupe mandarinal qui se croit de bonne foi, porteur du bien. » (Cf. Je crois en l'homme plus qu'en l'État).
On peut dire, comme on le répétait il n'y a pas si longtemps à l'Est : « Le sommet ne peut plus, la base ne veut plus. »
De quelque côté que l'on regarde la société française, on trouve avant tout au cœur de nos problèmes la crise de l'État et de nos systèmes publics. C'est elle et elle seule qui explique nos difficultés. C'est l'État-patron ou l'État-actionnaire qui est en cause dans les désastres de Bull, d'Air France ou du Crédit lyonnais.
L'État encore, quand, faute de réformes profondes, notre système de protection sociale dérive et notre appareil de formation reste inadapté. L'État toujours, lorsque le chômage s'aggrave ; les dépenses publiques trop élevées étouffent l'investissement et l'emploi. Leur corollaire de charges sociales et d'impôts aggrave le chômage, qui à son tour, aggrave les dépenses publiques. De même, la politique monétaire a trop longtemps imposé des taux d'intérêt trop élevés à l'économie française, favorisant les placements financiers à court terme et sans risque au détriment de l'investissement à long terme dans l'entreprise, et donc de l'emploi.
Cette crise de l'État est elle-même le reflet d'une crise de nos mécanismes de décision publics. Trop de choses sont décidées par le pouvoir politique. Trop de choses sont décidées au sommet. Progressivement, nos mécanismes démocratiques sont devenus des machines à distribuer des avantages, voire des faveurs sous la pression des intérêts particuliers, qu'ils se montrent influents dans les antichambres du pouvoir ou menaçants dans la rue. Lorsque, dans trop de domaines, la concurrence politique remplace la concurrence économique, les politiquement fort en viennent à exploiter les politiquement faibles.
Aujourd'hui, cette machine à décider et à redistribuer est en panne d'argent. Le système a longtemps fonctionné grâce à la planche à billets, c'est-à-dire grâce à l'inflation. Ce système s'est aussi nourri de l'augmentation constante des prélèvements obligatoires, d'autant plus supportables qu'ils étaient le plus souvent des prélèvements indirects, donc cachés, ou des impôts directs supportés par une minorité de Français. Ce système s'est enfin prolongé par la fuite en avant d'un endettement public qui atteindra bientôt 3 000 milliards de francs. Mais rien ne va plus au royaume de l'État-Providence.
L'interconnexion des économies et des marchés financiers a éloigné durablement le recours à l'inflation et à l'endettement, et interdit, – critères de Maastricht obligent – d'aller beaucoup plus loin dans l'endettement. De même, la concurrence des États nous crée l'ardente obligation de maîtriser, et même de baisser nos prélèvements obligatoires.
Si l'État n'a plus grand-chose à distribuer, les groupes de pression n'en ont pas moins conservé la fâcheuse habitude de secouer l'État.
À défaut d'obtenir des espèces sonnantes et trébuchantes, il reste la possibilité d'obtenir des protections, au risque de figer un peu plus la société française.
Ainsi, deux France coexistent : celle de l'économie marchande et des entreprises, soumise aux lois de la concurrence, à la compétition internationale et aux règles de l'excellence, et celle de nos grands systèmes publics, monopoles ou secteurs protégés, où le pouvoir politico-administratif décide et qui échappe pour l'essentiel aux disciplines de la concurrence.
Deux France, mais aussi deux cultures : celle de la responsabilité publique et celle de la responsabilité personnelle. La première est hypertrophiée par rapport à la seconde. Les responsables des erreurs répétées de prévisions et de choix, les maîtres d'œuvre du monstrueux urbanisme de nos banlieues, les responsables des milliards gaspillés à la tête de certaines de nos entreprises publiques, semblent échapper à toute sanction, quand le plus petit des entrepreneurs, des commerçants ou des artisans est responsable de ses erreurs sur ses biens propres.
Au fil des années, cette culture de la responsabilité publique s'est imposée pour devenir dominante. En étendant sans cesse le champ de la responsabilité publique, on a détendu le ressort de la responsabilité personnelle, déresponsabilisé les Français et développé des réflexes d'assistance.
À la fin de l'Ancien Régime, une opinion éclairée savait les réformes qu'il fallait accomplir. Turgot s'y essaya au printemps 1776 en proclamant l'abolition des corporations et la liberté du travail. Deux mois plus tard il était renvoyé. S'ouvrit alors, jusqu'à la Révolution, une période d'hésitation. Fallait-il revenir aux anciennes règles ou instaurer la liberté du commerce et de l'industrie ? On conclut à l'adoption d'un système intermédiaire entre le système réglementaire et la liberté. Il fallut la Révolution et ses désordres pour accomplir ce que l'Histoire exigeait : l'abolition des privilèges et l'instauration de la liberté du commerce et de l'industrie.
Aujourd'hui, à chaque instant, on ne le voit que trop, les forces du statu quo savent se mobiliser, peser sur les décisions, réduire la marge d'action du gouvernement et faire obstacle à la volonté de réforme. Derrière chaque intervention de l'État que l'on veut supprimer, derrière chaque réforme que l'on veut engager, il y a des intérêts et des peurs souvent légitimes et qu'il faut savoir prendre en compte. Il y a aussi – pourquoi le cacher? – la remise en cause du pouvoir et de l'influence de toute la nomenklatura, en français : technostructure, politique, administrative et professionnelle qui vit du système.
Il faut sûrement savoir peser le risque des réformes et faire preuve de prudence et de méthode. Mais il faut savoir aussi faire prendre conscience des risques beaucoup plus grands d'une absence de réformes et du danger de l'implosion sociale sous la pression de la « lutte des places ». La réforme est notre seule chance de multiplier les initiatives, les emplois, d'ouvrir des chances nouvelles à ceux qui sont aujourd'hui exclus ou maintenus dans la précarité. Notre seule chance de décloisonner notre société, de remettre en marche l'ascenseur social, de libérer la société civile et de restaurer l'État, de bâtir une société ouverte fondée sur le principe éthiquement supérieur de la responsabilité personnelle. Réformer profondément la société pour offrir le maximum de chances au plus grand nombre : telle est la seule réponse à la « lutte des places ». C'est en même temps permettre au nécessaire mouvement réformateur de s'appuyer sur le plus fort des leviers de transformation : le besoin de justice sociale.
Les jeunes qui manifestaient récemment dans les rues de nos villes se sont volontiers dépeints comme la « génération sacrifiée ». Sacrifiée, elle le sera sûrement si, sans le savoir, elle se laisse entraîner du côté du conservatisme social et si, sans le vouloir, elle contribue à bloquer un peu plus notre société.