Interview de M. Alain Deleu, président de la CFTC, dans "La Vie" du 30 juillet 1998, sur le rapport du BIT sur la violence dans la vie professionnelle, notamment le harcèlement sexuel.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Publication du rapport du BIT (Bureau international du travail) sur la violence dans la vie professionnelle, juillet 1998

Média : CFTC La Vie à défendre - La Vie

Texte intégral

Q - Les chiffres avancés par le rapport du BIT vous ont-ils surpris ?

J'ai été très impressionné de voir que plus de 10 % des salariés français déclarent avoir été victimes d'une agression sous forme ou une autre. Ce chiffre considérable est le témoin du stress ressenti par beaucoup d'entre eux. Certes, les études ne sont pas homogènes et les comparaisons avec d'autres pays sont difficiles à tenir, mais on aurait souhaité voir la France mieux classée ?

Q - Comment expliquez-vous ce résultat ?

Les métiers où les travailleurs sont en contact avec le public, comme les transports publics, ont pour cadre un environnement beaucoup plus violent qu'auparavant. C'est dans ce domaine que les incidents sont les plus fréquents. On observe un réel durcissement des relations humaines, principalement dans les zones urbaines. Nos responsables sont nombreux à nous faire part de leur inquiétude. Si l'on a parfois l'impression d'une banale réalité, les chiffres viennent nous rappeler avec quelle intensité ce climat est perçu.

Q - L'atmosphère au sein même des entreprises ne s'est-elle pas également dégradée ?

On peut retenir au moins trois facteurs qui fragilisent les relations sociales. La déréglementation, tout d'abord, qui a des effets pervers. La pression du marché, celle exercée par les donneurs d'ordres sur les sous-traitants, celle qui pèse sur les PME… tout cela entraîne des situations de grande tension.

S'y ajoutent les contraintes de la flexibilité, c'est-à-dire celles engendrées par les fluctuations d'activité. Cela crée chez beaucoup de salariés un climat d'incertitude. Nous, syndicaliste, sommes confrontés à de nombreux cas d'actions devant les prud'hommes. Nous sommes frappés par la situation de beaucoup de PME où la pression économique énorme exercée sur les patrons est reproduite et amplifiée auprès des employés. Cela facilite les dérapages et n'incite pas à se pencher sur les questions de sécurité au travail. Pour rester compétitives, certaines entreprises prennent des risques importants.

Enfin il y a l'évolution des métiers. On réclame de plus en plus souvent à une caissière de grand magasin de s'investir personnellement dans son travail, dans l'accueil des clients, par exemple, cela au nom d'une certaine culture d'entreprise. Je me demande s'il n'y a pas là un facteur supplémentaire de frictions entre les gens.

Q - Cela ne permet pas de comprendre le triste record français en matière de harcèlement sexuel…

Il faut peut-être y voir la conséquence de la baisse du poids de la famille et de tout ce qui est vie communautaire dans la société. Dans des situations d'échec personnel, est-ce que l'individualisme et la solitude ne sont pas des facteurs qui facilitent ce type de comportement ? Le fait qu'une salariée sur cinq s'estime soumise à ce gendre de pression est extrêmement choquant. Les chiffres rapportent ce que ressentent les femmes. Vingt pour cent d'entre elles perçoivent certaines attitudes comme une agression, sans forcément intenter un procès. Le problème, c'est qu'en face l'interlocuteur peut ne pas s'en rendre compte du tout. Pour lui, cela restera du domaine de la boutade, sans idée de l'impact réel que ça peut avoir. C'est surtout vrai lorsqu'il y a relation hiérarchique.

Avoir des représentants du personnel, des délégués syndicaux, pour jouer le rôle d'interface entre la direction et les salariés peut aider à mettre un terme aux débordements. Cela sans recourir à une procédure judiciaire, dont la lourdeur fait reculer beaucoup de femmes.

Q - Justement, les salariés se syndiquant moins aujourd'hui. Est-ce aussi pour cela qu'ils protestent moins ?

Il est vrai que vouloir traiter les problèmes de manière collective n'a plus très bonne presse. Dans les PME, on ne va pas toujours, en cas de relations difficiles, s'organiser pour dire collectivement qu'on n'est pas d'accord. Regardez le monde du vélo. Il aura fallu du temps pour qu'ensemble les coureurs disent : « On en a marre ». Et pourtant ils tiennent là, selon moi, la vraie réponse.

Q - Quelles solutions envisagez-vous pour que la France quitte la tête de ce palmarès ?

Il faut parler d'éducation. Il me paraît bien nécessaire de réapprendre à vivre ensemble. Progressivement de réapprendre à vivre ensemble. Progressivement, on se rend compte qu'on a besoin de règles de vie communes, de code des valeurs. Il y a aussi à réfléchir à la manière dont se fait le management des entreprises. Les transformations au sein des sociétés se font trop souvent sans les salariés, par décisions hiérarchiques. Le passage aux 35 heures, qui va obliger à reconsidérer tous les aspects de l'organisation du travail, sera peut-être l'occasion de remettre les gens en face d'eux-mêmes et de leur redonner des projets communs.