Texte intégral
Étrange pouvoir des commémorations. Il y a cinquante ans, de la conjonction des efforts de nos alliés et de l'opiniâtreté du général de Gaulle arc-bouté sur la Résistance nationale, la France se relevait. À bien des égards, c'était à peine hier. Pourtant, cette époque tumultueuse, terrible et fertile nous semble déjà frappée par un passé héroïque plus grand que nous-mêmes, rendu trop tôt, peut-être, à l'épopée qui l'a transformé en destin.
Nous sommes des enfants de la Libération, mais nous en sommes également éloignés par des années-lumière, par l'écho des phrases sans engagement des compagnons de l'humanitaire étouffant l'engagement sans phrases des compagnons de la Libération.
Nous célébrons encore ces héros simples et magnifiques : pêcheurs de l'île de Sein, pilotes de la bataille d'Angleterre, légionnaires de la DBLE, agents de renseignements du BCRA, physiciens qui sauvent l'eau lourde à la barbe des Allemands, combattants de la Résistance intérieure qui, du plateau des Glières et de la lande bretonne de Saint-Marcel aux barricades de Paris insurgées, ont rendu à la France sa place au combat. Mais avons-nous bien conscience que, sans appel du général de Gaulle, le 18 juin 1940, geste fondateur et désespéré qui d'emblée, lui conféra sa signification profonde, la Résistance elle-même n'eut jamais existé telle qu'on l'a connue ?
Sans lui, l'héroïsme des combattants eût certes concouru à la défaite du nazisme, ce qui n'était pas rien, mais pas au complet relèvement de la France, ce qui n'était pas la même chose. Par lui, les différentes forces politiques et militaires de la France trouvèrent leur terrain d'entente, ce bien commun que la difficulté des temps faisait perdre de vue et que tous finirent par trouver ensemble, au moins pour ce moment de grâce particulier qui s'appela la Libération. L'évocation de l'été 1944 est par là indissociable de celle du 18 juin 1940. Il avait fallu pour cela la volonté d'un seul homme, qui, du profond de l’abîme, sut tenir en peu de mots le langage de la résolution la plus trempée celui de l'espoir le plus chevillé mais aussi de la raison la plus saine.
Une France nouvelle
Résolution la plus profonde, que de vouloir continuer la lutte au moment même où Hitler se fait fort d'amener le gouvernement de Londres, après celui de Paris, à la table des négociations, où les voix, et pas seulement de Washington, vont conseiller à Churchill de ne pas attacher trop d'importance à la poignée de Français libres, où l'Union soviétique songe à prolonger pour une décennie la coexistence amicale avec le Troisième Reich. Espoir singulier que celui de voir une France nouvelle, plus pure et plus grande, se reconstituer à partir d'un seul point fixe, situé hors du territoire national, à partir du volontariat de quelques jeunes marginaux de tous partis et de toutes confessions, unis par la seule haine de la servitude ; mais aussi raison transcendante et lumineuse, la même qui pousse autrefois un Koutousov à attendre de Napoléon la faute fatale, calcul rigoureux entrevoyant que la trajectoire hitlérienne était vouée à l'hybris, au gigantisme et au nihilisme final de toutes les constructions impériales.
Tout est dit à cet égard en quelques mots simples et brefs : la guerre sera mondiale, les forces principales du conflit, l'Amérique et la Russie « n'ont pas encore donné », elle sera industrielle, « mécanique », la France peut y reprendre sa place pour peu qu'une volonté simple et claire surgisse.
On a voulu voir dans ce projet gaullien une démesure nationaliste : l'Appel du 18 juin en est le démenti le plus clair, qui présuppose une vision universelle du combat ; au nationalisme impérial paroxystique du Troisième Reich, elle opposera une identité européenne ouverte, qui, bien qu'alliée à l'universalisme marchand des Américains et au messianisme collectiviste des Russes, ne se laissera réduite ni par les uns, ni par les autres.
Parce que la France a honteusement « roulé à l'abîme », en juin 1940, elle deviendra attentive au sort des nations menacées, elle tendra la main à l'Allemagne vaincue et déchirée, elle comprendra mieux que d'autres les humiliations accumulées de la Chine, du monde arabe, des Africains.
Le parti unique médiatique
De la petite matrice du 18 juin se déduisent de nombreuses lignes de force qui nous conduisent tout naturellement aux frontières de notre époque et balisent l'itinéraire du gaullisme, qui va souvent se confondre avec celui de la France.
Aujourd'hui, nous voici entrés dans une nouvelle époque avec d'autres enjeux. Le monde qui se dévoile peu à peu ne se déduit plus des engagements de la deuxième guerre mondiale, et le sens de l'appel du 18 juin s'en trouve transformé. Aujourd'hui, les eaux semblent calmes, la France n'a pas été terrassée par un ennemi puissant et résolu, aucune dictature ne semble imminente. La pensée toute faite du « tout-médiatique », parti unique qui ne s'avoue jamais, mais dont on sait qu'il ne trouve pas dans la Résistance sa filiation naturelle, affirme sans répit que l'heure est au consensus, à la prudence, et au pragmatisme. Pourtant, si l'on n'y prend garde, l'époque que nous traversons, et qui présente des dangers très différents de la période précédente, risque de nous confronter à des périls tout aussi considérables.
Comme au début des années 40, des forces immenses se sont mises en marche qui rompent l'ordre établi depuis cinquante ans. Certaines de ces forces sont aussi libératrices que l'étaient à leur manière les puissances industrielles qui ont fini par vaincre le nazisme : elles ont pour nom le droit des peuples, le droit de la personne, et la démocratie qui s'implante au Nord et au Sud, avec Walesa, Havel ou Mandela, avec le développement accéléré qui bouleverse la chine aujourd'hui, bientôt l'Inde et toute l'Amérique latine, avant que de gagner l'Afrique, du sud vers le nord.
Mais d'autres énergies, libérées par le même mouvement menacent à leur tour la cohésion, voir la survie des sociétés qui ne savent plus comment faire face : le déploiement de la violence privée en Russie, la dissolution des États les plus faibles ou les plus exposés, la nouvelle violence des puissances d'argent et des féodalités de tous ordres, ostentatoires ou occultes, l'écart vertigineux que la dérégulation engendre partout entre riches et pauvres, la mise en friche de pans entiers de nos sociétés, hommes, villes et campagnes, au cœur même de l'Europe, tous menace les prudents qui auront cru, avec le socialisme des années 70, que « l'autogestion » permettrait de faire face à tous les défis de l'avenir ou espérer, avec le libéralisme des années 80, que la libération des forces du marché établirait un jour l'équilibre optimal de l'économie.
L'Europe des nations
À tous ceux-là qu'un orage surprend comme il surprit naguère leurs devanciers, pacifistes intégraux qui ne voulaient pas mourir pour Dantzig à gauche et maurrassiens du ressentiment national trop impatients d'en découdre avec la République ou la City de Londres à droite, il faut rappeler simplement, comme le fit en son temps l'homme du 18 juin, que la France est une construction aussi grande que fragile, grande par l'esprit et fragile par la part même d'aventure que suppose la volonté renouvelée de vivre ensemble.
Sans cette fragilité si ressentie par la génération des hommes de 14 à laquelle appartenait le Général, il n'y aurait sans doute ni l'effort de 1940, ni la récompense de 1944, ni les années claires de la Ve République : sans la conscience obstinée que nous n'affronterons pas la nouvelle saison des tempêtes de l'histoire mondiale avec une Europe défaite, ballottée ou rabougrie, et que cette Europe ne peut reposer que sur des nations charpentées et solidaires, nous subirons les dures lois de la force brute qui s'instaurent sous nos yeux et qu'il incombe, à notre tour de combattre.
L'épopée de la France libre et de la Résistance, ce fut avant tout une formidable contraction suivie d'une non moins formidable dilatation. Seul un petit nombre acceptera initialement le risque de la séparation de l'esprit du temps, tout pétri de contrition et de la jouissance hypocrite de la passivité. Mais, faible en effectif d'abord, la Résistance fut aussi le moment d'ouverture de la société française, d'intégration des ouvriers communistes, des coloniaux, comme on les appelait encore – dont l'héroïsme sur les champs de bataille d'Italie, de France et d'Allemagne nous ramènera à la table des grands –, des humiliés et des opprimés ; elle fut enfin le moyen de dépasser, fût-ce un instant, l'affrontement des faux partis qui divisaient le pays pour le seul profit de leurs chefs.
C'est pourquoi le 18 juin marque le rassemblement des forces vives de la nation, l'ouverture des portes de la cité à ceux que l'on a abandonnés au bord du chemin, alors qu'ils portent l'espérance de son avenir.
Comme l'aurait vu un Péguy, le 18 juin a porté ses fruits politique dès 1944 ; mais face aux fléaux du chômage, du grand désordre des nations et des féodalités qui relèvent la tête, face à la honte des violences rallumées partout dans ce faux temps de paix où nous avançons de plus en plus inquiets, mais non point sans boussole, sa mystique reste encore à advenir.