Article de M. Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat à la santé, dans "Le Journal du dimanche" le 19 juillet 1998 intitulé "Tous complices ! " et interviews le même jour à RTL et Europe 1, sur le dopage dans les sports de compétition, notamment le cyclisme, à propos de la condamnation d'équipes du Tour de France.

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Média : Emission Journal de 19h - Emission L'Invité de RTL - Europe 1 - Le Journal du Dimanche - RTL

Texte intégral

Le Journal du Dimanche - 19 juillet 1998

Nous sommes tous complices de cette gigantesque hypocrisie. Tout le monde savait que le dopage régnait sur le Tour. Compte-tenu du spectacle exigé, des enjeux financiers, il ne pouvait en être autrement. Mon père était médecin sur le Tour, il y a 30 ans. Et à l'époque, on savait déjà que des produits dopants y étaient propagés. Le cyclisme n'est pas un cas unique. Le sport de haut-niveau, dans beaucoup de disciplines, est d'abord un grand spectacle : donc une entreprise commerciale. Les sponsors, les télévisions, les journaux : tous sont complices. Le public aussi, qui exige toujours plus. Accepterait-il de voir les performances des coureurs diminuées de 15 % ? Le sport est une aventure formidable. Il faut le débarrasser de ses marchands d'esclaves. Il y a un travail considérable à abattre que Marie-George Buffet entame avec beaucoup de courage.

Pour être respectées, les lois sur le dopage doivent être évolutives, mais il faut aussi repenser l'industrie du sport.

Ne soyons pas naïfs.

Surtout en cyclisme, un des sports les plus difficiles. Quand on est dans une équipe et que l'on veut gagner sa vie, on n'a pas le choix. C'est pourquoi, l'équipe Festina n'est certainement pas seule en cause. Aujourd'hui, il faut : information et débat public. Il y a une réflexion à mener sur les médicaments, les toxiques licites et illicites, leurs usages et leurs limites. La limite est fragile.

L'idéal, évidemment, serait que personne ne consomme de toxiques. Mais si tout le monde se drogue, se dope, alors, il faut que le médecin informe et surveille. Pour qu'il y ait une réduction des risques. C'est son devoir. Mais s'il est complice du trafic, c'est inadmissible ; Quand un médecin traite un toxicomane, il doit prévenir les risques majeurs qu'il encoure. C'est une tâche légitime, protégée par le secret professionnel. Mais ce n'est pas lui qui doit inciter son patient à prendre des produits illicites ou lui fournir sur ordre des produits dangereux.

Ne soyons pas naïfs ! On ne peut pas codifier chaque détail. Et d'un point de vue personnel, je suis partisan de maintenir un certain risque. Sans risque, il n'y a pas de compétition de dépassement de soi, d'exaltation. Il faut une part de risque et d'interdit. Je ne suis pas pour l'uniformisation de la vie.


 RTL – 19 juillet 1998

– « Je crois qu'il y avait une grande hypocrisie, puisque tout le monde savait que le dopage régnait en maître sur le Tour de France, sur le cyclisme professionnel en général, sur d'autres sports également, et que M.-G. Buffet, qui s'en était préoccupée, avait attiré notre attention ; Et puis maintenant, bien sûr, il y a eu cette équipe qui a été condamnée. Moi, je pense que ce ne sont pas les seuls à utiliser ces produits. Et j'entends déjà plein de bruits autour de moi disant : mais c'est le Tour de France qu'il conviendrait d'arrêter. Alors, il faut savoir ce que l'on veut. Le Tour est devenu autre chose que sportif, on exige des coureurs des performances presque inhumaines, tout cela pour des sponsors, des journaux, des télévisions, bref... un tour de force économique en réalité. Et nous sommes dans un monde de la pilule, et des piqûres en douce. Alors, je crois que cela vaut un débat public et il y aura moins d'hypocrisie, et moins d'utilisations médicales qui sont certainement détournées de leur but. »

Q - À qui la faute ?

– « Mais à la société en général. Tout le monde savait cela. Vous savez, depuis que le vélo existe, il y a eu trente ans d'amphétamines dans le Tour de France, tout le monde le sait ! »

Q - Votre papa était médecin du Tour, et cela existait déjà à l'époque ?

– « Oui, il avait suivi, justement, le Tour de France pour suivre les possibles hypertensions des coureurs, en fonction, bien sûr, des performances sportives, mais également de ces produits. Vous savez, ce n'était vraiment un secret pour personne ! »


 Europe 1 – 19 juillet 1998

– « Le sportif a une image, un peu de pureté, si on veut, en tout cas d'exaltation et d'idéal, et c'est bien. Et donc, les gens ont été choqués. Mais je trouve que tout le monde a été un peu hypocrite, car c'était le secret de polichinelle. C'est-à-dire que lorsqu'on exige des gens, comme de vrais esclaves parfois, des performances sans cesse améliorées dans une course très, très dure, dans une spécialité, le cyclisme, qui, lorsqu'il s'agit de montagne, frôle l'inhumain. Eh bien, i1 ne faut pas s'étonner que des produits soient employés pour essayer de rester dans le peloton, si j'ose dire ! Je crois que les sportifs, ce n'est pas eux qu'il faut accuser, c'est le système, si vous voulez bien. Les sportifs sont là-dedans, de loin, ceux qu'on devrait le moins mettre en accusation, car c'est leur vie qu'ils risquent. Je serais beaucoup plus enclin à me demander comment on se procure de telles drogues, de tels dopants, par quel circuit, par quel trafic ? C'est le système, c'est la manière dont on gagne de l'argent, ce sont les médias, ce sont les rendez-vous, c'est le public, ce sont les sponsors... Je ne parle pas du Tour de France seulement. Je pense qu'il faut se remettre en question, se regarder dans le miroir de notre société. Nous avons eu ce formidable exemple du football, et je crois qu'il faut revenir à cet exemple-là. »