Déclaration de M. François Léotard, ministre de la défense, sur les nouveaux rapports de force internationaux, l'établissement d'une identité européenne de défense et la proposition d'un Livre Blanc sur la défense européenne, Paris le 3 mars 1994.

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Circonstance : Colloque du Mouvement européen à Paris le 3 mars 1994

Texte intégral

Microfiche : ID 215498
Date : 3 mars 1994
Source : non renseignée

Allocution de Monsieur François Léotard, ministre d'État, ministre de la Défense, à l'occasion du colloque du Mouvement européen, le 3 mars 1994

Monsieur le président du mouvement européen,
Cher Jean-François-Poncet, 
Mesdames et Messieurs les membres du Mouvement européen, 
Mesdames et Messieurs,

Quatre ans après la chute du mur de Berlin, rien ne ressemble à quelque chose que nous aurions déjà connu, et encore moins à la victoire d'un camp sur un autre : l'Histoire n'était pas terminée. Nous le savions. La fin du communisme, c'est le retour de l'Histoire, et avec elle celui de la liberté des hommes. Les interrogations, les dilemmes, les promesses et les menaces, la haine et l'espérance nous assaillent en même temps et le monde de l'après-guerre froide n'a pas encore esquissé ses traits véritables.

Vous vous êtes interrogés, aujourd'hui, sur le cadre d'une nouvelle donne ; sur les moyens d'une sécurité nouvelle. Le caractère déconcertant de la situation qui prévaut en Europe tient, peut-être, à ce qu'elle semble nous ramener en arrière dans le temps. Vers ces années terribles de l'immédiat premier après-guerre, celui des années vingt où l'éclatement, la défaite, la disparition des empires centraux laissaient la place, à la fois, à un vide de puissance, à une absence de sécurité, à un déferlement des passions. Yalta s'efface devant Versailles ! (1) Nous nous souvenons, seulement, de cela : une vaste incertitude.

Face à ces défis qui voient le provisoire, le fragile et l'incertain succéder à la rigidité de la contrainte –elle-même issue des années de glaciation de la guerre froide – tout, ou presque, est à reconstruire en même temps. Mais, vous le savez mieux que quiconque, l'Europe organisée est, déjà, un cadre élaboré dont la construction a été lancée, en fait, à partir de préoccupations fortes de défense et de sécurité. (2)

(1) Nous sortons d'une guerre. Avec, à l'Est, des espaces ravagés qui mettront des années à se reconstruire et à se remettre des effets de l'asservissement et de la pauvreté. Avec des économies à réorienter. Avec des nations qui se réveillent, et une paix à conquérir.

Nous quittons un monde bipolaire. Un cadre, à certains égards, de terreurs et d'affrontements, mais un cadre simple et à peu près stable qui contenait la souveraineté des Etats. Qui limitait, dans une certaine mesure, leur liberté d'action, surtout à l'Est. Qui fixait des bornes aux échanges et à la coopération.

La fin du Pacte de Varsovie et du Comecon à l'Est, le progrès de la construction européenne à l'Ouest, la renaissance de l'idée nationale un peu partout, encouragent l'affirmation et l'interdépendance de nations qui se forment et s'ouvrent au monde en même temps. La puissance, les intérêts, la sécurité ne se recoupent plus.

On qualifie, souvent, la situation qui prévaut désormais de multipolaire. Un terme qui paraît assez neutre et rassurant, en fait. Il y a, certes, plusieurs pôles ; peut-être même sont-ils trop nombreux ; ce qui crée le mouvement réside dans les pôles et dans leurs apparitions car l'international, comme l'électricité, naît de différences de potentiels.

L'essentiel est là : l'ordre de Yalta (l'ordre bipolaire), l'ordre de Versailles (celui des frontières), l'ordre des traités (de Westphalie ou du Congrès de Vienne), l'ordre des puissances, de la souveraineté, des États, cet ordre-là s'est affaibli.

Les acteurs, les allégeances, les conflits sont d'un type nouveau. Si l'on est pessimiste, on songera à un âge médiéval, sans puissance tutélaire : ni pape, ni empereur. Si l'on se veut optimiste, on avancera l'idée que de la fin du Moyen-Âge est née la Renaissance, et que du retrait de l'empereur germanique vint la possibilité, pour ces villes du Nord de l'Allemagne, prospères, paisibles et commerçantes, de s'associer dans la Hanse, seule organisation d'États libres, sans ennemis, ni armée.

Ce sont bien de nouveaux rapports de for ces politiques qui se dessinent, sur lesquels notre Livre blanc sur la défense apporte un éclairage indispensable.

Il est vrai, et reconnu, que la puissance, dans ce monde différent, se structure autour de trois axes : Amérique du Nord, Europe occidentale, Extrême-Orient. Lorsque nous disons cela et· qui me semble vrai, Mesdames et Messieurs, pensons aussi aux absents – l'Afrique, par exemple. Et à cette puissance du nombre et de la pauvreté qui frappe d'incertitude notre sécurité.

Mais les outils de la puissance ont changé. Entre l'économie, le militaire et la politique, les recoupements sont devenus flous. Devant nos yeux s'opèrent à la fois une redistribution inachevée des forces et, dans un mouvement qui s'accélère, une évolution des risques.

Ainsi de l'Europe : champ présumé de l'affrontement total des blocs, espace longtemps prévu de l'agression brutale, à la fois par les airs et par la terre. Ce sont, désormais, des crises et des conflits régionaux qui l'emportent, avec des caractéristiques nouvelles, sur lesquelles je voudrais insister à présent.

C'est, d'abord, le retour des guerres en Europe. Nous n'avons pas à l'imaginer : nous côtoyons ce qui était impossible. La question lancinante est de savoir s'il s'agit d'une tragique faillite des Européens, ou du modèle, de l'archétype des drames à venir : y aura-t-il, demain, d'autres Bosnie et d'autres Vukovar? Peut-on fermer les yeux sur les drames sanglants du Caucase ?

Faut-il évoquer la question magyare ? Se souvenir que Temesvar était un banat de l'empire, qui s'appelle aujourd'hui Timisoara ? Rappeler pêle-mêle Trianon, la Petite entente, les « alliances de revers » ? Delcasse ou Barthou ramènent à notre mémoire les souvenirs un peu pâlis de questions de cours que l'on croyait à jamais disparues.

Sur la carte de l'Europe, apparaissent quelques braises d'incendies que nous croyions éteints. L'Ukraine et la Russie sont, aujourd'hui, indépendantes. Le risque est ici, pour plusieurs années encore, lié à la détention d'armes nucléaires de part et d'autre. Comment, dès lors, concevoir un « risque nucléaire. Limité » ?

À nos portes, à l'Est : la Russie. La menace soviétique, militaire, agressive et directe, a disparu. Le potentiel dont dispose la Russie demeure imposant mais ses moyens, pour l'essentiel, sont repliés sur le territoire national. La crise que traverse ce pays pourrait ouvrir le « champ des possibles » dans plusieurs directions.

Soit la stabilisation d'un pouvoir démocratique à Moscou ; la voie serait ouverte, alors, à une disponibilité complète des occidentaux et à un partenariat ambitieux, à l'échelle du continent. Soit le retour à un régime autoritaire, investi – ou se disant tel – de la préservation de l'unité et de la puissance du pays, animé d'une volonté de domination des territoires de l'ex-URSS. Soit, enfin, la prolongation de la crise, l'extension du marasme, l'éclatement du pays. Quelle que soit l'évolution, une constante s'impose à l'historien et au stratège : la Russie demeure et demeurera une puissance militaire majeure du continent.

Le Sud de l'Europe – la Méditerranée – est une région européenne. La Méditerranée est en Europe et l'Europe est aussi, née de la Méditerranée : notre histoire, notre mémoire, notre peuple lui sont liés. La montée des fanatismes et des intégrismes, la crise démographique et sociale, l'impasse économique, font du Maghreb et du Machreq des espaces de turbulence.

On ne peut imaginer que cela n'ait aucune répercussion sur notre sol, espace longtemps et souvent ouvert aux autres, où notre peuple s'interroge sur des modes d'intégration moins efficaces qu'autrefois. En cas de conflits entre États, entre communautés à l'intérieur des États, en cas de menace sur nos populations, nous devons être capables de prévoir, pour ne pas avoir à subir.

C'est, ensuite, l'asphyxie du système de régulation international.

La guerre du Golfe avait incité certains à imaginer l'émergence d'un nouvel ordre mondial, fondé sur des avancées juridiques décisives, garanti par une autorité mondiale représentée par l'ONU. Dans le même temps, des pratiques proches de celles du XIXe siècle ou de l'entre-deux guerres revenaient à l'esprit de certains. Et leurs interrogations n'étaient pas toutes illégitimes : l'humanitaire n'était-il pas la forme renouvelée du protectorat, l'ingérence, une résurgence du mandat ou de la tutelle ?

Et aujourd'hui, l'ONU chancelle sous le poids de ses responsabilités nouvelles.

Parce qu'il y a coexistence, souvent violente, quelquefois acceptée, parfois réussie, du national, du régional et du mondial. Parce que les appels à l'intervention internationale, y compris par la force, se multiplient, alors que l'organisation ne dispose pas d'une véritable expertise militaire, malgré le texte de la Charte fondatrice. Parce que la logique et la force d'une organisation universelle, fondée sur le droit, est davantage d'organiser la prévention des crises et la recherche des compromis que de développer l'action militaire.

C'est désormais l'interaction, l'interdépendance, l'interpénétration qui l'emportent dans les faits, alors que les institutions issues de la guerre froide ont été conçues, réalisées, mises en œuvre selon une autre logique.

Dans le même temps, les piliers de la souveraineté qui constituent les fondements de l'ordre international se trouvent, tous, remis en cause : les frontières entre États, plus vraiment intangibles, puisque des États nouveaux se créent ; les structures étatiques, victimes d'une dépossession vers le bas – collectivités territoriales – et vers le haut – institutions supra-étatiques ; les textes et traités, objet d'impressionnantes contestations.

Nouveaux rapports du droit et de la force, de la légitimité et du pouvoir ; sécurité collective ou assistance humanitaire ; conscience de l'intolérable, reconnaissance d'autorités indépendantes, consensus des puissances majeures autour d'intérêts communs. Tout cela est à imaginer et à reconstruire en même temps, sur ce sol européen qui a conçu et fait triompher souvent dans l'histoire, ces mêmes instruments et ces mêmes valeurs.

C'est à partir de ces tensions fécondes qu'il nous faut rebâtir notre sécurité à l'échelle de l'Europe. Mais ne nous leurrons pas : la sécurité de demain, celle de nos enfants, ne se bâtira pas au prix d'un renoncement à l'effort national, dans le domaine de la défense, de l'économie, des technologies et même de la culture. Le caractère multilatéral de nos politiques futures, l'internationalisation des intérêts, entre nous et nos partenaires les plus proches, ne sauraient être sans risques majeurs le prétexte d'abandons, voire d'aliénations.

Le paradoxe n'est qu'apparent : ce n'est que sur le fondement de nations et de sociétés fortes que s'édifiera un ensemble européen fort ; sans des sacrifices importants de la part de chacun des pays engagés dans un système commun de sécurité, il n'y aura pas de défense européenne. Qui peut soutenir que l'union des faiblesses ferait une politique de défense forte ?

Les défis que posent l'environnement international et les nouveaux rapports de forces internationaux ne sont pas, cependant, à la portée d'une seule puissance, française ou européenne, fût-elle majeure. Nous le savions déjà dans le domaine économique, financier, commercial. Nous l'apprenons, parfois au prix de sévères leçons, dans celui de la sécurité et de la défense.

L'histoire semble nous laisser un répit, certainement provisoire, qu'il faut mettre à profit pour édifier rapidement les bases d'un autre système. La disparition des menaces majeures qui pesaient directement sur notre territoire, comme sur celui des nations d'Europe occidentale, incite à tout faire pour prévenir leur résurgence.

Une première leçon : les politiques de prévention que chacun préconise désormais doivent nous inciter à promouvoir. La démocratie partout où cela est possible, en acceptant les risques que cela peut comporter : ils sont moindres que ceux qui adviendraient en cas de victoire, çà ou là, des dictatures et des totalitarismes. À l'échelle internationale, donc dans le cadre du système des Nations unies, c'est la défense des Droits de l'homme ; c'est le fondement d'une harmonie entre intérêts de puissance et valeurs. Ç'est la défense, partout, de l'État de droit, de la démocratie, des Droits de l'homme.

L'autre grande leçon de ce temps est que, paradoxalement par rapport à ce qui précède, la démocratie ne semble plus soumise aux seuls démons extérieurs qui ont – qui avaient ? – pour noms dictature, totalitarisme communisme. Elle est, en revanche, en proie à des démons intérieurs qui s'appellent nationalisme, populisme, ethnicité, racisme, violence et exclusion.

La question de l'identité semble même reléguer celle du lien social au rang des accessoires ! Au cœur du continent européen, les sociétés se fragilisent et laissent apparaître des diaclases qui pourraient, un jour, devenir des failles.

Premier défi à la démocratie: le nationalisme. Non que la nation soit antinomique de la modernité : notre longue histoire le prouve. Mais il faut toujours se garder d'un nationalisme exclusif pour promouvoir l'idée vivante d'une identité nationale ouverte et fraternelle.

Deuxième défi : le populisme. Il est la marque d'une absence et d'un manque d'État, de société, de culture. C'est dire que son dépassement est toujours nécessaire pour conduire à une démocratie renouvelée dans ses bases et dans son identité.

Troisième défi : le délire ethnique. Sous son jour le plus affreux, dans les Balkans ou dans le Caucase. Mais il signale un souci de reconnaissance, une revendication de citoyenneté, l'affirmation d'un sens pour des populations peu ou mal intégrées – y compris par le travail.

(2) Face à ces défis, à ce monde en mouvement, où tout est à reconstruire en même temps, l'Europe organisée nous donne un cadre exceptionnel et nous confère une chance historique. Certes, il est admis que la construction de l'Europe s'est faite en plusieurs séquences – douanière et économique d'abord ; sociale, ensuite ; politique, enfin. Avant d'aborder les questions de sécurité et de défense.

La réalité est-elle si simple ? Le recul de l'histoire permet aujourd'hui de nuancer l'approche. De renverser les perspectives. D'affirmer l'inverse : la construction européenne s'est faite, essentiellement, à partir de préoccupations fortes, fondées sur la recherche de la sécurité et s'appuyant sur la défense. Et ce sont, aujourd'hui, ces causes-là qui sont le nouveau moteur de l'Europe, qui y puise un second souffle.

De ce point de vue, trois options étaient, dès l'origine de la construction européenne, possibles.

Ne pas se préoccuper d'un cadre institutionnel, ni privilégier une alliance, mais choisir en fonction des circonstances telle ou telle coalition, tel ou tel allié. Ce qui revenait, en fait, au XIXe siècle, au jeu de bascule des alliances et, en fin de compte, à une politique nationale. Nous avons refusé ce nationalisme masqué.

Ou bien décider de promouvoir une Europe fédérale et jouer sans arrière-pensées la carte de l'intégration européenne. Nous ne l'avons pas choisie, pour au moins deux raisons : les peuples européens ne nous paraissent pas prêts, aujourd'hui, à souscrire à un projet fédéral ; et la vision d'une défense « intégrée » nous paraît relever de schémas militaires rigides, incompatibles avec les relations nouvelles, politiques et militaires, auxquelles nous sommes confrontés.

Ni nationalisme masqué, ni Europe intégrée : notre approche de l'Europe de la· défense est réaliste. Elle se fonde sur les relations spécifiques que nous dicte notre passé commun, que nous devons développer, avec l'Allemagne et avec l'Angleterre, puissances majeures de l'Europe occidentale. Se joindront à nous ceux des États européens qui auront choisi d'assumer leurs responsabilités en matière de défense et qui le montreront avec clarté. Soit en ralliant les unités qui forment la matrice de l'armée européenne de demain ; soit en participant à des opérations de maintien de la paix.

J'ai parlé de puissances majeures, parce que dans le domaine de la défense, il me semble difficile de ne pas appliquer un discriminant qui n'existe pas dans l'Europe de l'économie ou de la finance. C'est d'ailleurs cette approche que retient le Livre blanc sur la défense.

Cette approche se double d'un choix et d'une volonté.

L'histoire même de l'Europe s'est faite, dès les origines, à partir de préoccupations de défense et de sécurité. Faut-il rappeler l'Entente européenne, la grande idée d'Édouard Herriot ? Évoquer l'Union européenne d'Aristide Briand ? Se souvenir que le traité instituant la CECA partait du constat que, dans les années cinquante, le charbon et l'acier étaient les clefs de la défense ? Faut-il que ce soit un Français qui évoque la responsabilité de notre pays dans l'échec, en 1954, de la Communauté européenne de défense, échec qui frappa d'alignement toute tentative d'Europe de la défense, pendant quarante ans ?

Des accords de Paris à la crise de Suez, le processus européen aboutit au traité de Rome. Plus près de nous, la guerre du Golfe a bel et bien joué un rôle de catalyseur dans l'évolution de la construction européenne. Le Golfe débouche sur Maastricht qui trébuche sur Sarajevo.

L'Union de l'Europe occidentale est et demeurera l'organe compétent quant à la politique de défense de l'Union européenne, jusqu'à son intégration dans celle-ci, prévue pour 1996. Une étape essentielle a été franchie avec le traité de Maastricht en décembre 1991, puis lors de la réunion ministérielle de Petersberg, qui a défini les principes de l'activité politique et opérationnelle de l'organisation.

Le transfert du siège à Bruxelles, la réunion désormais régulière des chefs d'État-major, la mise en place d'une cellule de planification militaire, regroupant plusieurs dizaines d'officiers, la constitution du Corps européen à l'initiative de la France et de l'Allemagne, la création du centre d'interprétation des images satellitaires de Torejon en Espagne, tout cela a été accompli en moins de deux ans.

Une partie des instruments est en place. Pour autant, l'UEO a encore du mal à trouver sa place entre l'enceinte atlantique et la vie communautaire. La vision commune des européens en matière de défense s'incarne difficilement. Il n'y manque que la consécration du plus haut niveau politique, seule à même de donner l'impulsion que nous appelons de nos vœux dans le domaine de l'identité européenne de défense.

Cet élan ne peut venir, à mon sens, que de la volonté commune des chefs d'État et de gouvernement des pays membres. Un sommet de l'UEO manifesterait, symboliquement et concrètement, la vitalité politique tant de cet instrument de sécurité de l'Union européenne que du pilier européen de l'Alliance. Il permettrait d'illustrer l'intérêt direct des instances politiques des pays européens et conférerait une légitimité forte au projet qu'incarne l'organisation. Les chefs d'État et de gouvernement sont, dans toutes les démocraties, les détenteurs de l'autorité suprême en matière de défense et les chefs des armées.

Une telle réunion devrait permettre aux Européens de progresser sur une série de propositions concrètes dont la mise en œuvre illustrerait, avec éclat, la volonté politique nouvelle.

Ainsi, par exemple, la création de forces d'intervention européennes, actionnées par un état-major européen, multinational et interarmées ; ainsi, le projet que nous développons avec l'Espagne et l'Italie d'une force aéro­maritime européenne, pour répondre aux demandes nouvelles qui s'expriment à l'UEO; ainsi, de la priorité aux projets qui concernent la mise en commun des moyens de renseignement, des équipements et des unités de transport, de la logistique, seule façon de contourner les impasses financières et industrielles qui sont devant nous.

Sur le plan politique, la conclusion des accords qui prévoient l'engagement du Corps européen, dans le cadre de l'UEO comme dans le cadre de l'OTAN, démontre de manière éclatante que si nous voulons voir l'Union européenne s'affirmer davantage sur la scène internationale – à commencer par notre continent –, nous comprenons notre engagement résolu sur la voie de l'Europe de la défense comme le complément naturel de notre engagement au sein de l'Alliance atlantique.

Il y a une dimension européenne de l'Alliance et une dimension euro-américaine de l'OTAN. Personne, pas plus en France qu'ailleurs, ne songe à construire l'Europe contre les États-Unis : ce qui nous rassemble est tellement plus fort que ce qui nous sépare ! La réalité européenne en matière de défense doit se traduire par un partenariat euro-atlantique rénové. Il faut aller au-delà de la simple réaffirmation, traditionnelle, du soutien de l'Alliance au développement d'une identité européenne de sécurité et de défense.

La situation de la Bosnie et la décision de l'OTAN du 9 février dernier, concrétisée par l'ultimatum que vous savez, en est une illustration et une leçon. D'abord, que jusqu'à présent hélas, rien n'a pu se faire sans une démarche conjointe et solidaire des Européens et des Américains. Ensuite, que l'OTAN est, aujourd'hui, la structure permettant un recours massif à la force en particulier aérienne. Enfin, après avoir cru au droit sans la force, qui est inefficace, après avoir connu la force sans le droit, qui est barbarie, nous devons réussir à mettre la force au service du droit.

L'adaptation de l'Alliance atlantique à ses missions, notamment dans le domaine du maintien de la paix, est un autre défi que l'Alliance, c'est-à-dire nous-mêmes, doit relever. Considérez seulement la Russie : la puissance héritée de l'URSS est mal adaptée aux menaces qui viennent. À bien des égards et par inertie, elle risque de continuer sur une logique passée, malgré la tentative d'aggiornamento de la doctrine militaire russe.

Sommes-nous si éloignés de notre propre logique passée ? Les missions de maintien de la paix, ou de règlement des crises, qui constitueront une partie importante de nos missions de demain, ne justifient pas la mise en œuvre monolithique de schémas préparés à l'époque de la guerre froide. Elles supposent, au contraire, une gestion souple, qui permette de prendre en compte la dimension politique du problème.

Les crises modernes appellent d'abord une capacité d'analyse et d'évaluation qui mette les autorités politiques en mesure d'apprécier une situation complexe, et de choisir entre plusieurs options. Il ne s'agit plus de répondre, de façon foudroyante et quasi automatique, à la concrétisation d'une menace connue, répertoriée, pour ainsi dire « attendue ». Le contrôle politique sur les réponses militaires doit être d'autant plus fort. À l'OTAN, où le poids des commandements militaires et des procédures intégrées est très réel, cela signifie le plein exercice de leurs attributions par le conseil des ambassadeurs, ou des ministres, et par le comité militaire.

Au plan militaire, la souplesse des structures de commandement et de forces, l'ouverture sur des contributions extérieures, la préparation de celles-ci doivent devenir la règle. Il s'agit de pouvoir, demain, agréger par – exemple – des moyens collectifs de l'OTAN, tels que les AWACS, un centre de commandement européen, et des unités en provenance de France, de Grande-Bretagne et de Pologne pour une opération de maintien de la paix en Europe.

L'Alliance, l'organisation atlantique avancent résolument dans ces voies nouvelles – affirmation de l'identité européenne, rénovation des structures. Le sommet de Bruxelles des 10 et 11 janvier derniers l'a montré avec éclat : en reprenant les termes même du Traité sur l'Union européenne quant à la politique extérieure et de sécurité commune, l'Alliance a salué Maastricht !

Nous en avons tiré, nous-mêmes, les conséquences logiques. Présence du ministre français de la défense, au conseil, aux côtés de son collègue des affaires étrangères. Présence du chef d'État-major des armées en pleine capacité au comité militaire, lorsque les sujets traités concernent l'engagement de nos forces. Voilà qui va dans le sens que nous avons toujours souhaité d'un renforcement des enceintes de décisions collectives, multilatérales, politiques ou politico-militaires, de l'Alliance.

Dépasser les anciennes logiques suppose aussi que l'UEO et l'OTAN abordent d'un jour différent leurs relations avec les pays de l'Europe centrale et orientale.

Le conseil de coopération nord-atlantique peut et doit être l'instrument du rapprochement stratégique entre l'Est et l'Ouest. En particulier, nous sommes convaincus que son rôle opérationnel peut être développé en soutien de la CSCE, qui doit voir préservé et développé son rôle politique au service de la prévention des conflits. L'initiative américaine d'un « partenariat pour la paix », appuyé sur une coopération militaire entre l'OTAN et l'ensemble des pays de l'Europe centrale et orientale, peut être un élément de réponse. Il ne suffira probablement pas.

Notre ambition européenne qui s'appuie, à l'Ouest, sur le noyau initial de l'Europe organisée, doit donc aller largement vers l'Est. Il est aussi de notre intérêt d'y ménager une place à la Russie, pour lui offrir le cadre de sécurité qui assurerait la marche, que nous souhaitons, de cette grande puissance vers la démocratie.

Débarrassée du carcan soviétique, la vocation naturelle de la Russie, à l'ère moderne – celle des communications, de l'information, de l'espace, des technologies de pointe – n'est-elle pas de s'associer au concert européen ? Est-il absurde de penser, en cas d'évolution positive de la Russie sur la voie de la démocratie, d'organiser la sécurité et la défense, sur le continent europ6en, autour d'un triptyque Union européenne – Russie – Amérique du Nord ? Et qui mieux que les vieilles nations européennes sauraient discerner, à travers les difficultés du moment, la valeur, la ténacité et l'espoir du peuple russe ?

Parvenu à ce stade de la réflexion, une nouvelle « culture de la défense » s'impose, décidément, à nous. Nouvelle donne internationale, moyens nouveaux de la sécurité : menaces militaires et vulnérabilités non militaires se conjuguent pour nous obliger – c'est un bien et c'est un devoir – à repenser le cadre même de notre défense. À rééquilibrer nos préoccupations vers la défense civile, vers la défense économique, vers leur articulation avec la défense militaire. À ne plus concevoir de défense de la France que dans l'Europe. C'est ce qu'affirme, avec force, le Livre blanc sur la défense du gouvernement français.

Le ciment de cette volonté, la concrétisation la plus symbolique de cette avancée possible, préparée par les échanges entre les ministres de la défense de l'UEO que nous cherchons à intensifier, ne pourrait-elle s'exprimer, à terme, dans un Livre blanc sur la défense pour l'Europe et en Europe ? Parce que ce que nous avons à défendre, au-delà de nos territoires et de nos peuples, c'est une communauté de valeurs, c'est un patrimoine immatériel dont nous sommes tout autant les témoins que les héritiers.

Seule une douzaine d'États au monde unissent leurs efforts pour bâtir, progressivement, une défense commune ; il est peu fréquent, dans l'histoire, qu'on assiste à une entreprise de cette ampleur, fondée sur la volonté ; elle est le fait de vieilles et glorieuses nations qui rassemblent aujourd'hui leurs cultures militaires bien distinctes. Il y a là, à l'évidence, une voie pour dépasser les anciennes rivalités nationales. À condition de mettre l'accent, comme nous le faisons dans notre Livre blanc, sur des risques vécus en commun et affrontés en commun.

Il en résultera une Europe forte et libre, prête à apporter une contribution effective au maintien de la paix sur notre vieux continent reclus d'histoire ; à promouvoir ses propres idéaux et sa vision de l'homme : un modèle d'humanisme pacifique, qui sait le poids de la puissance.

Cette mutualisation de la puissance, si nous y parvenons, sera la plus grande victoire – et la première – de cette fin de siècle. Non pas la victoire d'un État contre un autre. Ni de quelques États contre quelques autres. Ni de l'Europe contre le reste du monde. Mais une victoire de l'Europe sur elle-même : c'est certainement le plus difficile, c'est aussi, sans aucun doute, le plus urgent.