Texte intégral
Le débat : Moscou, faut-il craindre une crise mondiale ?
Michèle COTTA : Alors avec nous, Hélène CARRERE d’ENCAUSSE de l’Académie française, spécialiste de la Russie. Vous venez de publier un gros livre sur LENINE qui est paru cette semaine chez FAYARD. Vous avez accueilli en son temps avec faveur l’arrivée de Boris ELTSINE au Kremlin et vous nous direz ce que vous en pensez aujourd’hui.
Alain BOCQUET, député du Nord, président du groupe parlementaire communiste à l’Assemblée nationale. Vous avez votre petite idée de la Russie et votre petite pratique des Russes.
Alexandre ADLER, directeur éditorial de COURRIER INTERNATIONAL. Vous appartenez également à la confrérie très spécialisée des spécialistes justement du Kremlin.
Avec nous aussi, Antoine BOILLET qui est étudiant à l’Ecole des hautes études commerciales et président d’HEC-Conférences.
Alain MADELIN, vous êtes resté avec nous ainsi que Paul GUILBERT.
Vous, vous revenez tout juste d’Ukraine où vous avez suivi le président de la République cette semaine. Alors, de quelle crise s’agit-il ? Est-ce que c’est une crise uniquement monétaire, économique ? Est-ce que c’est une crise politique ? Quel est, Hélène CARRERE d’ENCAUSSE, Alexandre ADLER, votre diagnostic de la crise ?
Hélène CARRERE d’ENCAUSSE (Historienne) : Pour moi, c’est d’abord une crise politique dans la mesure où il n’y a pas d’Etat russe capable de prendre en charge les transformations qui s’imposaient. Le système politique russe a changé incontestablement. Il a réussi un certain nombre de choses. Vous avez dit tout à l’heure que j’avais accueilli avec faveur l’arrivée de Boris ELTSINE. Je pensais qu’au moment où l’Etat soviétique s’effondrait, cet homme qui avait montré ce qu’il savait faire allait faire ce qu’il fallait et il l’a fait. Il a liquidé un système complètement décomposé.
Michèle COTTA : Trop liquidé peut-être ?
Hélène CARRERE d’ENCAUSSE : Pardon ?
Michèle COTTA : Trop liquidé peut-être parce qu’il n’en reste rien.
Hélène CARRERE d’ENCAUSSE : Non, non, non, je ne crois pas du tout. Il a liquidé cela et a mis en route les institutions démocratiques car les institutions démocratiques existent en Russie. Et aujourd’hui, elles fonctionnent, on ne peut pas dire qu’elles ne marchent pas. Ce qui ne marche pas, c’est qu’il n’y a pas d’Etat. Il n’y a pas d’Etat pour une raison élémentaire, c’est que l’Etat soviétique, c’était l’Etat du parti. Ce n’était pas un Etat, c’était le Parti transformé en Etat. Le Parti s’est volatilisé, les structures du Parti se sont volatilisées. Bon, il y a un Parti qui survit mais modestement. Et l’Etat dans cet immense pays n’a pas réussi à s’imposer. Il y a des pouvoirs locaux considérables. Il y a un président qui juridiquement a des pouvoirs considérables qu’il ne peut plus exercer. Et au moment où il fallait faire une transformation économique radicale, l’État a manqué de moyens.
Michèle COTTA : Alexandre ADLER, même diagnostic ou plus économique peut-être ?
Alexandre ADLER : Oui, oui, oui. Alors, l’économie, qu’est-ce qu’il s’est passé ? C’est qu’en réalité, contrairement à ce que l’on dit aujourd’hui, les réformes se sont arrêtes vers 94, 95 parce que…
Michèle COTTA : Ah, le micro…je crois que votre micro, Alexandre ADLER, ne marche pas. D’ailleurs, il n’y a pas de micro. Il a dû tomber. Alain BOCQUET. Remettez-le tant bien que mal. Alain BOCQUET, alors vous, vous voyez cette crise. Pour vous, est-ce que c’est une crise du libéralisme excessif qui est revenu en Russie après un communisme excessif, qu’est-ce que c’est, cette crise ?
Alain BOCQUET : Ecoutez, on ne peut pas séparer la crise russe actuelle de la crise qui s’est développée en Asie, au Japon, de celle qui se prépare en Amérique latine. La Bourse de Sao Paulo vient de baisser.
Michèle COTTA : Vous dites ça pour épargner la Russie, pour la mettre dans un contexte général ?
Alain BOCQUET Pas du tout, non, non mais parce qu’il s’agit effectivement de la crise modèle ultra libéral. Tout à l’heure, j’entendais monsieur MADELIN défendre avec ardeur ce modèle mais on peut constater au Japon, en Russie. Le Japon, on nous l’a présenté comme le modèle des modèles. Le yen a baissé de 45 % par rapport au dollar depuis trois ans. Donc, c’est une crise générale. C’est un fiasco de ce système ultra libéral et des règles fixées par le FMI qui se conduit comme un gendarme financier au plan mondial au profit des marchés financiers. Eh bien, ça, c’est la question de fond, pendant que la spéculation financière va bon train dans le monde, dans tous les pays du monde, on a des gens qui souffrent, des peuples qui souffrent et ça, c’est la question de fond dont on doit débattre aujourd’hui.
Michèle COTTA : Alors si on reste à la Russie, Alexandre ADLER maintenant que vous avez retrouvé votre micro.
Alexandre ADLER : J’espère, oui, double crise, la crise de la Russie et la crise du micro.
Michèle COTTA : Est-ce qu’il marche, le micro ? Ça marche, il paraît que ça marche. Allez-y ! C’est la crise du micro.
Alexandre ADLER : Ça marche ?
Michèle COTTA : Oui.
Alexandre ADLER : La Russie a une crise économique mais ce n’est pas une crise économique libérale. Comme l’a très bien dit Hélène CARRERE d’ENCAUSSE, c’est la crise de l’Etat russe qui n’est plus alimenté et il n’y a pas d’Etat libéral qui puisse fonctionner sans impôts. Et alors, le deuxième point, c’est que, il y a eu une espèce de cavalerie qui s’est opérée pendant plusieurs années parce que la Russie est un pays exportateur de matières premières. Et donc, entre l’effondrement du prix du pétrole qui est arrivé en janvier, l’affermissement du rouble qui fait que les entreprises ne pouvaient plus payer en monnaie de singe, eh bien tout d’un coup, on a une crise des paiements et on a une catastrophe spécifiquement russe. Même l’effondrement du pétrole n’est pas dû principalement à la crise asiatique. C’est un phénomène différent. Et alors là, nous avons donc une crise politique majeure mais qui n’est pas à mon avis catastrophique ni dans ses répercussions économiques, ni dans ses répercussions directes sur la Russie dans la mesure où il n’y aura pas de guerre civile de toute évidence. On ne voit pas les gens dans la rue prêts à se sauter à la gorge les uns des autres. Nous aurons un bon vieux coup d’État avec sans doute un régime qui va tourner le dos sur le plan politique à ce qui a été fait. Il faut espérer qu’il ne le fasse pas trop. Et ce n’est pas non plus un élément parmi d’autres d’une espèce de raz-de-marée mondial.
Michèle COTTA : Hélène CARRERE d’ENCAUSSE, vous aussi, vous avez cette tranquillité sur ce « pas de guerre civile en Russie » ?
Hélène CARRERE d’ENCAUSSE : Oui, parce que je crois que… il y a deux éléments qu’il faut prendre en considération. Le premier, c’est que les Russes sont hantés par l’idée qu’il ne faut pas de bain de sang, que le sang a assez coulé et qu’il faut la paix civile. Et ça, c’est leur première certitude. La seconde certitude qu’ils ont, c’est qu’il n’y a pas de retour en arrière, qu’il faut avancer dans cette voie compliquée qui est la voie de la démocratie en cherchant – et ça, je crois que c’est très important – en cherchant à adapter la découverte du capitalisme aux conditions réelles de la Russie dans l’état actuel des choses. Cela ne veut pas dire qu’il y a une voix russe mais ça veut dire qu’immédiatement – et ça, je crois que c’est ce qui a été raté au départ – les conseillers de l’école de Chicago ont aimablement dit « eh bien, vous faites comme ci et comme ça » sans savoir ce qu’était la Russie.
Michèle COTTA : Alors Alain MADELIN, est-ce que c’est une crise du libéralisme comme le dit… après tout, quand on dit « il n’y a pas d’Etat », ça veut dire qu’il n’y a pas de structure centrale et c’est ça que vous voulez, vous. Le libéralisme, c’est ça, non ?
Alain MADELIN : Non, non, pas du tout, mais non, non. Je suis grosso modo d’accord par ce qui vient d’être dit par Hélène CARRERE d’ENCAUSSE et Alexandre ADLER. La Russie souffre non pas de trop de réformes mais de pas assez de réformes. Et les mafias russes sont l’héritage de l’Ancient régime et pas la manifestation d’un ordre libéral. Une société libérale, qu’est-ce que c’est ? Il n’y a pas de société libérale sans État, enfin. Ce que nous disons, nous… c’est une bonne occasion d’ailleurs de faire une mise au point, tiens ! Une société libérale…
Michèle COTTA : On parlait d’ultra-libéralisme.
Alain MADELIN : Ce n’est pas un problème de liberté exclusivement, de liberté économique. C’est une société de droit fondée sur le respect scrupuleux avec les institutions démocratiques et juridiques qui permettent de respecter le droit, les droits de l’Homme. Contrairement à ce que l’on dit, ce n’est pas le droit du plus fort, c’est le droit de la plus petite des personnes c’est-à-dire l’homme lui-même. Donc, c’est la défense du droit du plus faible. Il faut les institutions juridiques qui vont avec cette philosophie libérale caractéristique d’un ordre libéral. On en est loin en Russie mais je ne cède pas au scénarii d’ultra-catastrophique qui sont fait ici ou là. Je suis proche d’Alexandre ADLER ou d’Hélène CARRERE d’ENCAUSSE.
Antoine BOILLEY : Je pense que la crise fondamentalement en Russie n’est pas une crise du libéralisme puisque le libéral en Russie a permis d’introduire un certain nombre de fondamentaux comme l’idée de valeur ajoutée, l’idée de qualité des produits, l’idée de compétitivité, de concurrence. Je crois vraiment que ce qu’il ne faut pas critiquer, c’est un processus… il faut critiquer un processus extrêmement rapide de transmission. Il n’y a pas eu de transition acceptable dans la politique économique russe et c’est ce qui crée un petit peu la crise que l’on connait actuellement. Mais ce n’est pas une critique exacerbée du libéralisme.
Michèle COTTA : Alain BOCQUET, vous êtes d’accord avec ce que dit Alain MADELIN ?
Alain BOCQUET : Evidemment non, évidemment non parce que la société libérale…
Michèle COTTA : J’essayais de susciter un peu de polémique entre vous. Mais il est temps que ça vienne. Si tout le monde est d’accord…
Alain MADELIN : Même JOSPIN a découvert l’Amérique.
Alain BOCQUET : La société libérale, on la vit sur toute la planète. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire, l’Afrique est exsangue, ça veut dire la malnutrition, ça veut dire des guerres qui peuvent éclater à tout propos. N’oublions jamais que, dans la société libérale qu’on nous prône, le plus grand marché, c’est celui de l’armement et le second marché, c’est celui de l’armement, donc des marchés de mort.
Alain MADELIN : Et dans la société communiste en Union soviétique, le plus grand marché, ce n’était pas l’armement ?
Alain BOCQUET : S’il vous plaît, laissez-moi parler. Des marchés de mort. J’eusse préféré que ce soit les marchés des livres, le marché de l’éducation, en fait, le marché de la nourriture parce que, quand on voit tous ces enfants qui meurent chaque jour, c’est un grave problème de l’avenir de la planète. Vous revenez toujours ressasser le passé. Pensons à l’avenir et l’avenir, il n’est pas simple. Il faudra de l’humilité face à cette crise que l’on connaît aujourd’hui en Russie, face à ce qui se passe en Asie, face à tout ce qui se déploie sous nos yeux. Et je pense que, plutôt que de faire de la politique politicienne en vase clos, mieux vaut réfléchir tous ensemble, tous les responsables à quel avenir on propose. Et ça ne se fera pas sans les peuples. Sans les peuples, ce n’est pas possible. Or, les peuples sont mis hors du coup. C’est le cas en Russie actuellement.
Alain MADELIN : Juste un mot. Après la chute de l’Empire soviétique s’ouvre à mon avis une nouvelle période de l’histoire de l’humanité. Et on met fin à cette stupide guerre froide. On n’a pas encore tiré les dividendes de la paix, c’est long, c’est compliqué mais je suis persuadé que la direction est bonne. Il se trouve que des milliards d’hommes aujourd’hui sont en train de découvrir les bienfaits de la démocratie et d’une économie d’échange. C’est une transition qui est par nature tumultueuse, qui est par nature avec des difficultés mais je crois que des tas de peuples sont en train de retrouver le chemin de la paix civile et de la prospérité et que c’est ça, le sens du monde aujourd’hui.
Michèle COTTA : On revient à la Russie, Hélène, Alexandre ADLER, Hélène CARRERE d’ENCAUSSE peut-être d’abord
Hélène CARRERE d’ENCAUSSE : Je voudrais dire deux choses et je crois que je ne choquerai pas Alexandre ADLER. La première, c’est que, quand on parle de la Russie, il faut savoir qu’on parle d’un cas unique en son genre parce que 75 ans de rupture totale historique avec la mémoire, avec tout, c’est un cas que nous n’avons nulle part ailleurs. La Hongrie, tous ces autres pays n’ont vécu que 45 ans dans le système communiste. Leur transition est beaucoup plus simple et la dimension est moindre, la population est moindre. Tout ça est à la fois sur une autre échelle et une autre échelle historique. Ça, c’est un premier point. Et il faut avoir le facteur temps dans l’esprit, ce qui s’est passé en Russie s’est passé en six ans et demi. On ne peut pas juger du résultat de l’expérience. Les tumultes actuels sont le fruit d’un caractère extraordinaire de l’expérience et du temps réduit. Ça c’est le premier point. Le second point parce qu’on a évoqué tout à l’heure le problème je dirais militaire. La Russie avait une particularité, c’est qu’une part importante et la population était employée dans le secteur militaro-industriel. Et il se trouve que c’est cela, je dirais, que les réformes n’ont pas réussi à démanteler mais en même temps… qui pose un problème considérable parce qu’on a commencé à démanteler sans le faire véritablement. On a là toute une population qui était la population privilégiée de l’ancien système, qui est frustrée, malheureuse et qui ne retrouve pas sa place dans le nouveau système. Il y a une souffrance… monsieur BOCQUET a raison, il y a une souffrance sociale effroyable.
Alexandre ADLER : Et là, on arrive au cœur du problème, c’est que, dans l’histoire, il y a des stratégies c’est-à-dire qu’on cherche absolument maintenant qui est à l’origine de ce qui se passe. Eh bien, il y a une complexité réelle. Personne, je crois, même avec des moyens illimités et il ne les a pas eus, ne pourrait faire passer en dix ans cet Etat impérial avec une production d’armement absolument ahurissante. Il y avait jusqu’à 55 prototypes d’avion que l’on voulait fabriquer sans aucune considération de coût. Nous, nous avons la DGA, c’est plus petit quand même.
Michèle COTTA : Oui et les avions sont plus sûrs.
Alexandre ADLER : Non, les avions étaient très sûrs. Quand c’était des avions de guerre, ils étaient très bons même. Ils ont fait des choses miraculeuses. C’est un peuple extrêmement talentueux mais il n’a pas été dans la bonne direction. Et en dix ans, ça ne se fait pas. Et là, je pense que le grand acquis d’aujourd’hui, c’est une génération entière de Russes a vécu dans le climat d’une liberté politique. Ils ont pu lire les livres qu’ils voulaient, ils ont pu lire les journaux qu’ils voulaient mais, malheureusement aujourd’hui, il faut le savoir, l’échec est ressenti comme l’échec des libéraux. Ils seront balayés. Alain BOCQUET a tout à fait raison de dire que la démocratie, en lignes générales, c’est ce qu’il faut. Je crains que la coalition actuelle se dispense pendant quelque temps de la démocratie. Il faudra être patient. Il faudra serrer les dents. Il ne faudra pas fermer les portes à la Russie mais nous allons avoir un atterrissage forcé qui sera assez dur, j’espère et je le répète, qui ne sera ni la guerre civile, ni la rupture complète avec l’Occident. Mais nous avons devant nous un procès des libéraux et un procès des partisans de la démocratie qui s’amorce.
Michèle COTTA : Alors, l’Ukraine où vous étiez…
Paul GUILBERT : La preuve justement qu’en Russie comme on dit, c’est une crise politique et je dirais même une crise de confiance politique. On peut le mesurer par l’Ukraine justement où se trouvait le président de la République les jours derniers ou avec le président ukrainien voyant que la crise leur tombait dessus, ont essayé d’ouvrir des parapluies et le président ukrainien a répété « l’Ukraine n’est pas la Russie ». Alors l’Ukraine n’est pas la Russie, certes mais pourquoi ? Parce que, dans une situation à peu près égale…
Michèle COTTA : Elle l’a longtemps été tout de même.
Paul GUILBERT : Oui, bien sûr, mais c’est l’argument pour tenter d’avoir – excusez-moi, Alain BOCQUET – les prêts du FMI et leur rétablissement financier. L’argument qu’ils avançaient, c’était nous avons à Kiev une stabilité politique, relative certes qui n’existe pas du tout en Russie. Voilà la preuve que c’est donc bien une affaire politique. Alors la question, c’est comment retrouver la confiance politique à Moscou ?
Michèle COTTA : Je voudrais peut-être avant… enfin, on a beaucoup parlé de la Russie. Je voudrais quand même que vous ayez en perspective, est-ce qu’il y a une contagion possible ? Pour vous qui avez 20 ans, est-ce qu’il y a une contagion possible ? est-ce que vous le craignez ?
Antoine BOILLEY : Vous savez, Michèle COTTA, moi, j’écoute depuis maintenant deux semaines les déclarations des leaders politiques, d’un certain nombre de spécialistes économistes et je me rends compte que c’est vraiment l’hyper optimisme. Ce n’est pas un climat d’euphorie mais c’est quelque chose…
Michèle COTTA : Oui, Dominique STRAUSS KAHN parle de 0,1 % de croissance en moins l’année prochaine.
Antoine BOILLEY : Martine AUBRY, l’autre soir sur le 19/20, nous faisait comprendre que la France disposait d’une consommation intérieure forte, d’une zone euro de stabilité et je pense que ce n’est pas suffisant pour préserver la France de la contagion de cette crise d’abord asiatique puis russe. Moi, j’aimerais élaborer ce qui pourrait être non pas un scénario catastrophe mais je pense que c’est quelque chose qu’il faut prendre en considération. Ça a commencé en Asie, ça gagne maintenant la Russie. Ce n’est pas bien entendu le même contexte. On peut dire que, si ça gagne la Russie sur le plan financier et industriel, il y a une possibilité que la crise gagne en Europe de l’Est. Si la crise gagne en Europe de l’Est, il y a éventuellement l’Allemagne qui pourrait être impliquée dedans puisque, depuis BISMARK avec cette « mittle Europa » (phon), l’Allemagne a été baignée dans cette…
Paul GUILBERT : C’est les dominos géographiques alors.
Alexandre ADLER : Ça, c’est la loi de MURPHY c’est-à-dire que tout va mal. Alors c’est exactement ce qu’on a vendu à… on a vendu ça au président de la République et il a dissous en lui montrant que toutes les hypothèses sur l’euro allaient aller mal. C’est la loi de MURPHY.
Mais…d’habitude, c’est un processus stochastique c’est-à-dire qu’il y a des choses qui vont mal, il y a des choses qui vont moins mal. Et en fait, dans le monde actuel, il n’y a pas une unification vers le rouge. Là, vous supposez qu’on ait que des feux rouges.
Antoine BOILLEY : Non, je reconnais la simplicité du raisonnement. Je dis seulement une chose, on se remet dans le contexte de 1929. Ce n’est pas le même contexte, je le reconnais tout à fait. Déclaration du président républicain HOOVER en 1928 « la prospérité est à portée de main des États-Unis ». L’optimisme était le même. L’euphorie était la même et il se trouve que la crise a éclaté et qu’elle s’est développée sur un échelon.
Michèle COTTA : Sur ce sujet, Hélène CARRERE d’ENCAUSSE.
Hélène CARRERE d’ENCAUSSE : Je crois que, tout de même, il ne faut pas tomber dans le catastrophique, ça, c’est une première chose et surtout, il faut se souvenir qu’il y a une solidarité politique de tout l’espace européen mais qu’économiquement, l’Europe occidentale est tout de même assez protégée par les transformations ce qui est un problème pour…
Alexandre ADLER : L’euro.
Michèle COTTA : L’euro est un bouclier. L’euro est un bouclier comme l’a dit…
Alexandre ADLER : On a des taux qui sont deux points en dessous des taux américains actuellement.
Hélène CARRERE d’ENCAUSSE : Mais ce qui est vrai, c’est qu’il y a une solidarité politique, c’est que s’il y avait un désastre politique, ça, ça serait un ébranlement pour l’Europe. Ça serait un ébranlement pour l’Europe de l’Est et ça serait un ébranlement pour l’Europe. Nous ne pouvons pas rester indifférent devant cela. Alors ce que je voudrais dire – Alexandre ADLER n’a pas tort et il peut se passer beaucoup de choses – mais je dirais tout simplement que nous sommes entrés dans la période imprévisible. Pendant six ans et demi, on savait à peu près comment la Russie évoluait. Aujourd’hui, on n’est pas sûr de la manière dont elle évoluera. Néanmoins, moi, je n’adhère pas totalement à l’idée comme ça du brave je dirais putschiste qui voudrait prendre le pouvoir. Les Russes ont une certitude et quand je dis « les Russes », c’est vraiment la population. Moi, j’ai été observateur des élections depuis 1993. Et je suis frappée de voir à quel point – et c’est vrai aujourd’hui – la société russe considère que, malgré tout, il faut que ça se passe dans les urnes, qu’on règle les problèmes dans les urnes dans la mesure du…oui, mais c’est un progrès considérable étant donné que des urnes…
Alexandre ADLER : Que Dieu vous entende !
Hélène CARRERE d’ENCAUSSE : Dieu m’entendra peut-être. Il a déjà entendu pas mal de choses, pas de ma part. Je n’ai aucune autorité là-dessus.
Alexandre ADLER : Mais il y a 80 % de l’approvisionnement de Moscou qui viennent de l’étranger.
Hélène CARRERE d’ENCAUSSE : Non, mais il y a ça, il y a tout de même cette confiance dans les urnes et il y a u second facteur, c’est qu’il y a une solidarité de toute la classe politique. Quand on regarde le Parti communiste russe dont les gens sont différents, monsieur ZIOUGANOV est un bon communiste je dirais pas très modernisé. Le président du Parlement SEDEZNIOV (phon) est très modernisé. Il serait plutôt social-démocrate. Mais tous ont l’idée qu’il ne faut pas précipiter une crise et qu’il faut une solidarité. C’est la certitude des gouverneurs de province qui sont la grande autorité politique et qu’il faut une solidarité. C’est la certitude des gouvernements de province qui sont la grande autorité politique en Russie aujourd’hui, il ne faut pas l’oublier et par conséquent, il y a des garde-fous, il faut le savoir.
Michèle COTTA : Alors Alain MADELIN, Alain BOQUET, il est peut-être important de vous entendre dire, vous, est-ce que vous croyez à l’heure actuelle…quelles sont vos prévisions ? Est-ce que vous pensez que la croissance en France, en Europe n’est pas menacée ? Vous, vous pensez que la croissance pouvait l’être, Alain MADELIN. Est-ce que vous pensez que cette crise russe st une occasion de réviser à la baisse les fameux 3 % de croissance annoncés pour 99.
Alain MADELIN : Moi, je pense que nous vivons une crise profonde, une crise de transition d’un siècle vers un autre, d’une économie vers une autre, que ceci est forcément tumultueux mais que le sens du mouvement est bon. Je suis optimiste, profondément optimiste et j’en dirais peut-être un mot. Au début de cette année, j’étais plus pessimiste que notre ministre de l’Economie et des Finances. Vous vous souvenez que je disais qu’à mon avis il sous-estimait la crise asiatique et qu’il faudrait sans doute réviser les prévisions de croissance. En réalité, il a eu un bon début du premier semestre. Et puis maintenant, je pense que les faits vont plutôt me donner raison. Et l’affaire russe agit comme détonateur d’un monde plein d’incertitudes. Mais la ligne de fond, elle est bonne. On ne peut pas passer sans tumulte d’une situation à une autre, d’un siècle à un autre. On quitte un siècle. Moi, je n’ai pas aimé le XXe siècle.
Michèle COTTA : Dommage, vous y avez été, c’est embêtant.
Alain MADELIN : Dommage, oui. Écoutez, quand même, deux guerres mondiales. Il faut des États forts pour faire des guerres mondiales. Deux idéologies totalitaires, la communiste, la nazie. Une guerre froide. L’homme est peu de choses dans tout ça. Ah, c’est un siècle qui a… un siècle du gigantisme. Alors ça tombait bien parce que ça allait avec le monde de production où les hommes étaient considérés comme des robots rangés à la chaîne dans des usines obéissant à des ordres venus d’en haut et sortis par des petits chefs.
Michèle COTTA : L’avenir immédiat.
Alain MADELIN : Eh bien justement, on va, Michèle COTTA, vers une civilisation différente. Le mode de production change. Ce n’est plus la machine qui multiplie la force de l’homme. C’est le numérique, l’informatique qui multiplie l’intelligence de l’homme. On remet… je crois que ce XXIe siècle porte la belle promesse de remettre l’homme au cœur de la société.
Michèle COTTA : Et la crise russe reste entre parenthèses.
Alain MADELIN : Alors attendez, je termine d’un mot en disant qu’il existe une philosophie politique avec de degrés divers de confiance dans l’Etat, de confiance dans l’action collective, qui est un peu aujourd’hui prolongée par le socialisme français. On va tourner la page. Et puis, il existe une philosophie que, moi, j’appelle libérale de confiance dans l’individu, dans l’initiative et dans la responsabilité individuelle qui, à mes yeux, consiste… le principe d’organisation du monde qui vient. Eh bien, vive le XXIe siècle qui arrive ! On va avoir du mal à le franchir mais je crois que c’est une belle promesse.
Michèle COTTA : Alors paradoxalement, vous êtes moins optimiste, vous ?
Alain BOCQUET : Alors, moi, je suis très optimiste parce que je pense que ce système ne pourra pas durer. Un système qui fait que la vie des gens est rythmée aux échos de l’indice Dow Jones, de l’indice Nikkei, du CAC 40 et qui fait tant de malheur sur notre planète, du chômage, eh bien, ça ne peut pas durer. Il y a une contradiction. On va droit dans le mur parce que tout ce qui dicte la vie économique, sociale, politique, ce sont les marchés financiers…et la crise que l’on rencontre un peu partout…
Alain MADELIN : C’est un instrument. C’est un instrument, le marché financier.
Alain BOCQUET : Mais, oui, un instrument auquel tout le monde se réfère pour gérer le quotidien des gens. Et ça, il faut changer. Et je pense que la grande question qui est posée, ça demeure et ça reste non pas les marchés émergents mais l’émergence des peuples pour dépasser le capitalisme parce qu’on est au bout du rouleau avec ce système. On le voit bien avec cette crise qui éclate partout dans le monde. Et il me semble qu’il faut réfléchir. La solution n’est pas toute faite mais les peuples ont un grand rôle à jouer pour faire avancer la démocratie, faire en sorte de créer une société plus humaine, plus fraternelle, une société de coopération entre les Etats.
Michèle COTTA : Ni l’un, ni l’autre, vous ne répondez quand même à la question qui est-ce que vous pensez que la croissance…
Alain MADELIN : Moi, je vous ai répondu clairement, la croissance s’est renversée.
Alain BOCQUET : Il y a du danger pour la croissance bien entendu.
Alexandre ADLER : Non, pas par la Russie.
Alain BOCQUET : Nos relations avec la Russie, les échanges sont de l’ordre de 1 %. On pourrait avoir des difficultés avec les retombées dans le cadre européen avec l’Allemagne qui a quand même des relations très privilégiées.
Michèle COTTA : Oui, c’est ce que disait Antoine BOILLEY tout à l’heure.
Alain BOCQUET : Mais je crois que, pour la croissance, il y a d’autres problèmes, d’autres choix à faire.
Alexandre ADLER : …Avec LE CRÉDIT LYONNAIS. C’est moins grave ce que les Allemands sont en train de perdre en Russie. Ça, ça sera à passer au contribuable allemand, ce n’est rien. Et par ailleurs, les Russes vont devoir exporter un peu et donc, ils abaissent l’inflation parce qu’ils ne pourront pas cesser d’exporter ce qu’ils ont, des matières premières. Donc, à la limite…quant à la Pologne, à la République tchèque, on va investir davantage parce que maintenant, par peur un petit peu du nationalisme russe, on voudra que ça soit des pays stables. On sait qu’ils sont stables. Ce sont des vrais pays émergents avec un Etat de droit, tout ce que Hélène CARRE d’ENCAUSSE soulignait et n’existe malheureusement pas encore en Russie. Donc, il n’y a pas d’effet direct. Par contre, l’effet indirect dont tout le monde a parlé est là parce que, tout d’un coup, la pièce maîtresse de ce monde de l’après-guerre froide est prise de convulsions qui nous étonnent et qui nous angoissent. Et comme les marchés ne sont pas extrêmement rationnels mais souvent moutonniers et qu’ils suivent les analyses qui ne sont pas toujours parfaites à court terme, on craint par exemple que le Brésil dont les fondamentaux sont très bons se trouve pris dans la nasse par exemple et que le Japon à son tour soit atteint.
Michèle COTTA : Si je comprends bien, optimisme nuancé.
Alexandre ADLER : Moi, je suis beaucoup plus inquiet pour le Japon que pour la Russie. Et le Japon est tout sauf un pays libéral monsieur BOCQUET. C’est vraiment le pays où l’économie de marché ne fonctionne qu’à la limite. Et c’est cela qui a entraîné l’actuelle catastrophe financière.
Hélène CARRE d’ENCAUSSE : Moi, je dirais d’abord que je crois que le progrès de l’Europe véritablement dans notre unification est tel qu’un retour en arrière est déjà impossible et que, par conséquent, nous sommes relativement protégés. Deuxièmement, il y a un sentiment de solidarité sur le continent qui se développe et que cette crise russe d’une certaine façon fait ressentir. Et ça, c’est un progrès politique. Par contre, il me semble qu’il faut avoir un petit peu une vision mondiale au-delà et il y a un élément extrêmement inquiétant, c’est qu’aujourd’hui la plus grande puissance du monde a un pouvoir qui est ébranlé et la Russie qui fut la seconde grande puissance devient un petit peu imprévisible. Ça, c’est, du point de vue mondial, c’est un véritable problème si nous considérons – on ne sait pas ce qui se passera aux Etats-Unis – mais enfin que les Etats-Unis ont un président qui est affaibli à l’heure où il faudrait véritablement qu’il, que les États-Unis agissent ou en tout cas indiquent à peu près la ligne, ça ajoute à la crise une dimension qui dépasse très largement celle de notre continent.
Michèle COTTA : Antoine BOILLEY, vous avez été rassuré par ce que tout le monde vous a dit ? Votre scénario catastrophe, vous le remettez dans votre poche ?
Antoine BOILLEY : Je reconnais le catastrophisme de mon raisonnement. Je dirais seulement, il ne faut pas, ce que je disais, tomber dans une critique exacerbée du capitalisme. Oui, au libéralisme, monsieur MADELIN, oui, à une inflexion libérale mais je crois qu’il y a un réel écart entre ce que vous croyez et entre les opinions qui par exemple sont les miennes. Je suis en faveur d’une inflexion libérale mais ça ne veut pas dire que je considère le mot libéralisme de la même façon. Vous parlez des lumières, des philosophes des lumières, tout ça. Il y a vraiment en politique l’idée d’éthique. Et je vais vous dire franchement, monsieur MADELIN j’habite le Languedoc-Roussillon. J’habite le département du Gard. J’ai voté pour monsieur Jacques BLANC. Et j’ai l’impression que monsieur Jacques BLANC a profondément trahi mon vote avec cet accord avec le Front national et c’est pour cette raison que je ne peux pas tolérer votre engagement et le discours équilibriste qui a été le vôtre tout à l’heure. Je ne peux pas tolérer cela. Et je vous dirais quelque chose de très franc. Moi, je vous invite dans la petite ville où j’habite, Uzay, dans le Gard. On ira discuter un peu, discuter avec les gens et on ira par exemple dans l’ancien lycée où j’étais, petit lycée d’Uzay. Et il se trouve qu’avec la compromission de monsieur Jacques BLANC, une représentante au conseil d’administration de ce lycée sera une élue du Front national, parti raciste et xénophobe. Permettez-moi, monsieur MADELIN, de vous dire que là-dessus vous avez franchi pour moi, éthiquement parlant, ce qui est le cercle de l’inacceptable.
Michèle COTTA : Antoine BOILLEY, là, on revient à un autre débat. Mais vous concluez, vous avez le droit de réponse là.
Alain MADELIN : Je vous remercie. J’ai dit moi-même que je comprenais parfaitement tout à l’heure que l’on puise refuser dans ce type d’élection… le signe de compromission que cela donne et je comprends ce point de vue. Je dis simplement qu’il faut le nuancer, qu’il faut essayer de faire vivre tout le monde ensemble. Et juste pour montrer comment il ne faut pas être dupe des campagnes un peu trop orchestrées, vous dites, « la preuve, c’est que nous avons dans ma région des membres du Front national membres de conseil d’administration ». Mais est-ce que vous savez que ceci existe aussi dans d’autres régions socialistes parce que c’est une règle de la démocratie. Les gens ont été élus, ils sont élus comme les autres et les socialistes tout à fait naturellement dans la région Centre par exemple envoient des représentants du Front national dans les conseils d’administration des lycées. C’est une conséquence de la démocratie, ce n’est pas une conséquence d’une faute morale. Je voudrais terminer d’un mot sur ce que disait Michèle COTTA et revenir à la question qu’elle posait concernant l’avenir immédiat de notre pays. Je pense qu’aujourd’hui, les prévisions de croissance du gouvernement au début de l’année étaient trop optimistes et que ceci va effectivement provoquer une sorte de retournement et qu’on va s’apercevoir que l’on a en quelque sorte mange notre pain blanc et que la politique de JOSPIN, pour moi, c’est un peu la politique ROCARD c’est-à-dire qu’on bénéficie d’une formidable embellie économique à un moment donné. Tout le monde applaudit, loue l’habileté du Premier ministre. Et lorsque l’économie se retourne, on s’aperçoit qu’on pas su préparer l’avenir.
Michèle COTTA : Alain BOCQUET, un mot là-dessus.
Alain BOCQUET : En ce qui me concerne, moi, je pense qu’il faut que la gauche au pouvoir consolide ses positions et en prenant des mesures qui concernent les réformes de structures indispensables. C’est le sens de ce que nous avons proposé, nous les communistes. Nous ne sommes pas d’accord dans ce sens avec les privatisations par exemple de l’AEROSPATIALE, THOMSON, ou autre France TELECOM. Nous l’avons dit. Nous pensons que ce n’est pas cette voie-là qu’il faut emprunter, au contraire ! Il faut des réformes de structures qui permettent…
Michèle COTTA : Vous n’allez pas me faire croire que tous les deux, vous êtes contre le gouvernement, enfin vous aussi. Ça serait beaucoup quand même.
Alain BOCQUET Je suis pour la politique du gouvernement avec la nuance près que je ne partage pas tout ce qui se fait bien entendu. La gauche est plurielle, ça se sait, et le Parti communiste dit ce qu’il pense sur telle ou telle position. Mais nous voulons d’une manière constructive à l’occasion du débat budgétaire faire en sorte qu’il y ait une vraie inflexion sociale. Ce n’est pas par hasard que nous avons encore relancé cette idée de l’impôt sur les grosses fortunes et l’introduction des biens professionnels dans cet impôt sur les grosses fortunes.
Michèle COTTA : Dix secondes, Alain MADELIN, vous avez tout dit ?
Alain MADELIN Ecoutez, non, moi, je pense avoir tout dit. Simplement, je crois que, dans les temps qui viennent, ce que les Français qui nous regardent attendent en tout cas de l’opposition, c’est une opposition qui travaille sérieusement. On ne nous demande pas de résoudre tous les problèmes aujourd’hui mais d’être au rendez-vous de l’alternance en 2001, 2002, une opposition unie, une opposition qui travaille sereine, une opposition qui sait s’élargir et pas se rétrécir. Voilà en tous cas la ligne sur laquelle vous me trouverez avec mes amis.
Michèle COTTA : Merci à tous.