Déclarations de MM. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, et Alain Lamassoure, ministre délégué aux affaires européennes, sur le bilan de la politique européenne et le conflit en ex-Yougoslavie, Paris le 29 avril 1994.

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Circonstance : Conférence de presse conjointe de MM. Juppé et Lamassoure sur la politique européenne à Paris le 29 avril 1994

Texte intégral

Mesdames et Messieurs, j'ai souhaité vous présenter avec Alain Lamassoure le bilan d'une année de politique européenne de la France. Il y a maintenant une année que nous en avons tous deux la responsabilité. Cette politique, conduite sous l'autorité du Premier ministre est mise en œuvre par l'équipe que nous formons ici au ministère des affaires étrangères dans la plus parfaite entente et, je crois, une assez bonne efficacité.

Alain Lamassoure vous présentera le document que nous avons établi et qui résume les grands points de cette année de politique européenne ; je voudrais me contenter, en guise d'introduction, de souligner quelques éléments qui me tiennent particulièrement à cœur.

Nous n'avons pas chômé durant cette année 1993-1994 : les défis étaient importants, les enjeux considérables. Je n'en citerai que trois

D'abord, la négociation du cycle de l'Uruguay : cela a été notre première tâche, notre priorité numéro un. Lorsque nous sommes arrivés ici, j'ai rappelé en plusieurs circonstances quelle était la situation au début du mois d'avril 1993 : une France isolée dont la situation était incomprise. Il a fallu remonter la pente, nous y sommes arrivés et c'est ici l'équipe du Quai d'Orsay qui a conduit, vous le savez, sur les instructions du Premier ministre, cette négociation à Bruxelles avec un résultat que tout le monde s'est accordé à trouver positif.

Le deuxième grand enjeu de cette période a été la négociation d'élargissement, qui était loin d'être achevée lorsque nous sommes arrivés au mois d'avril, qui nous a aussi mobilisés spécialement Alain Lamassoure qui a fait les marathons les plus longs je crois de l'histoire de la Communauté, pour un résultat, là encore, qui est un bon résultat. Cette négociation a abouti à un bon accord qui préserve l'acquis communautaire, qui fait entrer dans la Communauté des pays qui sont, pour trois sur quatre au moins, contributeurs nets et qui surtout nous ouvriront des marchés sur lesquels nos entreprises, dans tous les secteurs, tout particulièrement dans le secteur agro-alimentaire, pourront, je crois, montrer leur capacité et leur excellence.

J'espère, de tout cœur vraiment, que le Parlement européen pourra, le 4 mai, donner son avis conforme aux traités qui ont été ainsi négociés et qui seraient dès lors signés à Corfou lors du prochain Conseil européen.

La troisième grande tâche de cette année de politique européenne a été la mise en œuvre du traité sur l'Union européenne, entré en vigueur le 1er novembre, et qui s'est concrétisé notamment par le passage à la deuxième phase de l'Union économique et monétaire ou l'entrée en vigueur des deuxième et troisième piliers, tout particulièrement la politique extérieure et de sécurité commune. Un de ses terrains de mise en œuvre a été l'ex-Yougoslavie et je voudrais rappeler à ce titre que le plan franco-allemand élaboré au mois de novembre dernier et soutenu par les Douze reste encore aujourd'hui, on le voit dans les travaux du groupe de contact et de négociation qui vient de se mettre en place, la référence globale pour un règlement durable.

Voilà, il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette année. Alain Lamassoure complétera évidemment et développera mon propos ; je voudrais aussi évoquer rapidement les perspectives maintenant qui sont elles aussi considérables pour les mois qui viennent et l'année qui vient.

Le premier rendez-vous, il est tout proche, dans moins d'un mois maintenant, le 26 et le 27 mai, la conférence sur la stabilité en Europe se tiendra à Paris. Elle sera ouverte par le Premier ministre, M. Balladur, elle regroupera les ministres des affaires étrangères de plus d'une quarantaine de pays intéressés ou directement concernés par ce processus. Le fait qu'elle ait lieu, qu'elle nous permette de poser le problème des rapports de voisinage en Europe et de la stabilité de notre continent, est en soi déjà un événement important. Elle permettra aussi d'engager le processus qui en fait l'esprit même, c'est-à-dire, ces tables multilatérales ou régionales qui déboucheront, dans les mois qui suivront sur des accords bilatéraux dont la CSCE sera le dépositaire.

Deuxième grande tâche, un peu plus lointaine, mais le temps va vite, c'est la présidence française du 1er janvier 1995 jusqu'au 30 juin, vous le savez, six mois. Nous serons dans la troïka d'ici deux mois, nous préparons cette tâche importante en étroite coordination avec l'Allemagne qui, elle-même assurera la présidence le 1er juillet et nous voyons déjà se dessiner clairement les deux priorités que nous souhaitons donner à la présidence française, cela figure d'ailleurs dans le texte qui vous a été diffusé : l'emploi et la paix. Ce sont pour la France les deux grands objectifs.

L'emploi : cela voudra dire la mise en œuvre du « Livre blanc » notamment dans sa partie « grands réseaux ». Cela voudra dire aussi la poursuite des politiques de convergence économique, seules à même d'assurer la stabilité monétaire ; cela voudra dire la définition d'une politique commerciale de l'Union qui en soit une, qui ne soit pas simplement la référence idéologique ou théorique aux grands principes du libre-échange.

La paix : c'est la poursuite de l'exercice du pacte de stabilité dont je viens de vous parler puisque tout commencera le 26 et le 27 mai et il faudra ensuite s'acheminer vers les tables régionales et la conférence finale, un objectif d'une année serait un bon objectif.

Il y aura aussi sous ce chapitre – ô combien essentiel – à poursuivre le travail de coordination entre l'OTAN et l'UEO, la mise en place du partenariat pour la paix dans le sein de l'Alliance atlantique et pour ce qui concerne l'UEO, là encore les dates sont proches, au mois de mai bientôt, la concrétisation de l'idée franco-allemande de l'association des pays d'Europe centrale et orientale à l'Union de l'Europe occidentale.

N'oublions pas dans cette réflexion et dans cette action sur la paix d'autres dimensions de la politique européenne et de la politique de la France en Europe, je veux parler de la dimension africaine, puisque le renouvellement de la convention de Lomé va venir à l'ordre du jour, ainsi que la construction d'un pôle de stabilité en Méditerranée. Je serai à Alexandrie au début du mois de juillet dans le cadre du forum méditerranéen organisé par l'Égypte en étroite liaison avec la France.

Si l'on porte le regard plus loin, au-delà même de la présidence française, c'est la conclusion du document qui vous sera distribué, c'est une grande ambition maintenant qu'il nous faut concrétiser, celle que j'ai coutume d'appeler l'ambition de la « grande Europe ». C'est cela l'objectif, pour des tas de raisons. D'abord, parce que c'est un engagement d'honneur que nous avons pris vis-à-vis des pays d'Europe centrale et orientale ; pendant 30 ou 40 ans, nous leur avons dit, le jour où vous aurez secoué le joug du communisme, vous rentrerez dans la famille ; je dis bien « rentrer » pour beaucoup d'entre eux, il faut tenir cette promesse. C'est le sens de l'histoire, à supposer qu'il y en ait un, et c'est l'intérêt de la France. J'ajoute que c'est une vision commune que nous avons dans ce domaine avec l'Allemagne. La grande Europe doit se faire bien sûr, sans « casser » l'Europe et cela voudra dire que quelques conditions préalables, quelques réflexions préalables auront dû cheminer. Je pense notamment à ce qui concerne la réforme des institutions de l'Union européenne : il est évident qu'il ne pourra pas y avoir de nouvel élargissement sans une réforme qui adapte l'Europe à ces nécessités d'un futur élargissement. Le rendez-vous est déjà pris d'ailleurs, c'est la conférence intergouvernementale de 1996, à l'occasion de laquelle nous aborderons toute une série de problèmes, en particulier, l'exigence de voir figurer, dans le traité qui sera passé à cette date, la fixation du siège du Parlement européen à Strasbourg, je dis bien : dans le traité. La deuxième précaution à prendre, si je puis dire, pour aller vers la grande Europe, c'est que les pays qui y sont candidats aient réuni les conditions d'un bon voisinage et c'est à nouveau l'exercice du pacte de stabilité. Enfin, il nous faudra réfléchir, Alain Lamassoure s'y est tout particulièrement attaché, les étapes, le cheminement, la progression vers l'adhésion. Sans doute faut-il d'abord envisager et même concrétiser la coopération politique, régler le plus vite possible les problèmes de sécurité et puis, ensuite, étape par étape, au fur et à mesure que les choses seront mûres, aller vers l'adhésion pleine et entière.

Tout ceci constitue ce que nous sommes en train d'élaborer et qui transparaît déjà dans le document qui vous est distribué avec un peu d'anticipation, puisque la présidence française commencera dans six mois et même un peu plus, ceci constitue déjà les grandes lignes d'une doctrine française de l'élargissement que nous souhaitons partager bien sûr avec nos partenaires.

Voilà ce que je voulais dire en guise d'introduction, je passe maintenant la parole à Monsieur le ministre délégué, chargé des affaires européennes. Nous répondrons ensuite, bien volontiers à vos questions.


Le ministre délégué,

Nous allons vous distribuer un document qui fait la synthèse de ce qu'a été notre politique européenne depuis un an en l'ordonnant autour de deux lignes directrices. Nous avons souhaité, d'une part comme l'a indiqué A. Juppé, mettre le cadre européen au service des priorités politiques françaises : l'emploi et le maintien ou le retour de la paix sur le continent ; et d'autre part, essayer de faire prévaloir notre vision française de la construction européenne dans les grands débats relatifs à l'avenir de la Communauté.

Premier aspect de nos priorités nationales reprises dans le cadre européen : l'emploi. C'est cette préoccupation qui nous a animés tout au long de la négociation du cycle d'Uruguay. Il en a été également question lorsque nous avons eu à adapter la réglementation des fonds structurels (redéfinition de la carte des zones aidées notamment par l'objectif 1 pour les zones en retard de développement, objectif 2 pour les zones en reconversion industrielle et l'objectif 5b pour les zones rurales menacées de désertification). La France a pu augmenter de moitié ces zones aidées et l'aide moyenne par habitant a également augmenté à peu près de moitié. De la même manière, le nouveau programme-cadre de recherche et développement qui portera sur cinq ans permettra à nos entreprises d'être aidées dans la conception de produits nouveaux. C'est sous la même rubrique qu'il faut classer tout ce qui a été fait – indépendamment de l'Uruguay round – pour la politique commerciale externe. Nous avons utilisé les instruments de défense commerciale tels qu'ils existaient pour défendre nos secteurs, nos entreprises menacées par une concurrence jugée anormale. Nous avons été à l'origine d'une cinquantaine de décisions prises par la Commission européenne, qui est compétente désormais, décisions du type clause de sauvegarde, droit anti-dumping etc. c'est-à-dire à peu près une décision par semaine. En outre, nous avons obtenu, vous vous en souvenez, un renforcement de ces instruments de défense commerciale pour l'avenir.

En ce qui concerne le second objectif, l'Europe au service de la paix, je n'y reviens pas puisque Alain Juppé l'a développé, c'est notamment ce qui a pu être fait à l'égard de l'ancienne Yougoslavie, la redistribution des rôles entre l'OTAN et l'UEO au regard de la sécurité de l'Europe et la préparation de la conférence sur la stabilité.

La deuxième ligne directrice de notre politique européenne aura été la promotion de la vision française de la construction européenne. Ceci à la fois dans le fonctionnement des institutions, dans les compétences accordées à l'Europe et dans la conception d'une Europe élargie.

Dans le fonctionnement des institutions, nous sommes revenus dès avril 1993 à la lettre et à l'esprit des traités, c'est-à-dire que la Commission propose, le Parlement se prononce et le Conseil décide. Nous avons ainsi fait fonctionner l'Europe dans des conditions meilleures que la pratique des deux ou trois années précédentes.

D'autre part, nous avons veillé à associer le Parlement national à notre politique européenne en appliquant pleinement les nouvelles possibilités offertes par l'article 88.4 de la Constitution et ceci aussi bien avec l'Assemblée nationale qu'avec le Sénat. C'est ainsi que sur quelques grands sujets tels que la réforme des instruments de défense commerciale ou la réforme des fonds structurels, les positions de négociation que nous avons défendues autour de la table à Bruxelles, correspondent en fait aux orientations votées à l'unanimité par l'Assemblée et par le Sénat.

De la même manière, nous avons veillé à faire prévaloir la vision française de la construction européenne dans les compétences accordées à l'Europe en souhaitant donner un contenu concret, avant même la mise en vigueur juridique du Traité de Maastricht en novembre dernier, au principe de subsidiarité. Nous sommes convaincus qu'une des réorientations majeures à apporter à la construction européenne est de mieux définir les compétences respectives de l'échelon communautaire et de l'échelon national et de concentrer les compétences communautaires sur ce que nous faisons mieux à douze, demain à seize, que séparément. C'est dans cet esprit que nous avons pris l'initiative de préparer, avec nos amis britanniques qui sont les plus attentifs à cet aspect des choses, une liste de projets qui étaient sur la table du conseil des ministres et qui, mesurés à l'aune de la subsidiarité, ne paraissaient plus devoir relever de la compétence communautaire. Nous nous sommes ainsi mis d'accord sur une vingtaine de projets et nous avons convaincu la Commission européenne puis nos partenaires de retirer ou d'alléger substantiellement ces textes.

De la même manière, nous considérons – cela peut paraître paradoxal mais c'est une réalité – que l'Europe, c'est-à-dire la réglementation européenne, peut nous aider à défendre notre identité nationale et, au-delà, nos particularités régionales ; c'est dans cet esprit que nous avons négocié au GATT la reconnaissance de l'exception culturelle. Nous avons obtenu sur ce point des résultats favorables et c'est également dans ce sens que nous négocions la reconnaissance au niveau européen des appellations d'origine ou des indications géographiques protégées, c'est-à-dire de l'Europe des terroirs, pour bien montrer que le grand marché unique n'est pas un rouleau compresseur visant à uniformiser les coutumes nationales mais un cadre qui, tout en facilitant la libre circulation et les conditions de concurrence loyale, peut et doit aider à la promotion de notre identité nationale, de nos spécificités et de nos atouts régionaux.

Enfin, cette vision française de la construction européenne, nous l'exprimons aussi dans la conception de l'Europe élargie, je n'y reviens pas car cela a été présenté par A. Juppé.

Je voudrais maintenant dire un mot de ce que sera notre action et l'action personnelle du ministre délégué aux Affaires européennes pendant la campagne des élections européennes qui s'ouvre. La campagne sera naturellement conduite par des listes, notamment par la liste d'union de la majorité, mais nous pouvons apporter notre pierre à ce débat de deux ou trois manières ; d'abord en montrant par ce bilan que quand il y a une vraie volonté politique en France, l'Europe fonctionne mieux. Et cela même dans la période très difficile que nous avons connue depuis un an avec une crise économique sans précédent depuis la guerre, la guerre en Bosnie-Herzégovine, les difficultés propres à la cohabitation et à la période pré-électorale que vit notre pays. D'autre part, je ne laisserai pas dire de contre-vérités sur l'Europe, ni naturellement sur la politique du gouvernement. Au printemps 1992, il y a eu une autre campagne, qui a eu des mérites mais qui a eu aussi un grave défaut : il s'est dit beaucoup de « bobards ». Cette fois-ci il faudrait faire en sorte que le niveau pédagogique de la campagne soit meilleur et qu'on ne puisse pas laisser répandre des fausses nouvelles du type de ce mythe de l'Europe qui aurait interdit le fromage au lait cru, qui continue d'être colporté aujourd'hui, alors que la réalité est rigoureusement contraire. À l'époque, c'était la France qui avait souhaité une réglementation européenne du fromage au lait cru de manière à permettre à nos producteurs non seulement de continuer à fabriquer ces fromages, mais de les exporter chez nos partenaires. D'autres mythes ont couru selon lesquels la communauté interdirait, par exemple, le concombre recourbé au profit du concombre droit. Certains hommes politiques, certains journalistes ont colporté ces bruits. En Grande-Bretagne, certains ont pu faire croire que la Communauté imposerait aux billets de banque anglais l'effigie de Jacques Delors ou obligerait les pompiers britanniques à changer la couleur de leurs pantalons. Nous devons veiller les uns et les autres à ce que ce genre de faux bruits ne se colporte plus. Dans cet esprit, nous vous présenterons dans quelques jours un jeu de fiches sur l'état actuel de la construction européenne, proposant des réponses aux questions concrètes et pratiques que nos concitoyens pourraient se poser.

Enfin, et je terminerai par-là, je crois que l'objectif doit être de ne pas refaire la bataille de Maastricht, de ne pas nous préparer de nouveau pour la guerre précédente. De ce point de vue, les premières escarmouches ne sont pas pleinement rassurantes. Il faut bien comprendre que le problème ne se pose plus comme il se posait voici maintenant près de deux ans. Le traité de Maastricht est maintenant juridiquement applicable, c'est notre outil de travail et tout le monde travaille dans ce cadre. D'autre part, les problèmes politiques qui se posent aujourd'hui sont en partie nouveaux. Que faisons-nous de ces textes, de ce cadre juridique pour créer des emplois, ramener la paix en Europe ? Et là, nous attendons les propositions des uns et des autres. A. Juppé l'a dit, comment se prépare-t-on à l'étape suivante ? L'adaptation institutionnelle de 1996 est l'organisation d'une Europe élargie qui ne sera plus l'Europe des Douze mais l'Europe des deux fois douze.


Q. : Vous avez mis l'emploi comme une priorité en Europe. Actuellement, M. Berlusconi vient d'être chargé de former un nouveau gouvernement, a promis un million d'emplois, quelle est votre réaction à sa nomination ?

R. : Le ministre à sa nomination, je n'ai pas de réaction. Le peuple italien a voté, il a fait ses choix, j'ai ma propre opinion d'homme politique mais je l'exprimerai en d'autres lieux qu'ici. En ce qui concerne le million d'emplois, on a déjà fait le coup en France, je ne crois pas que ce soit utile d'y revenir.

Si nous avons mis l'accent sur cette dimension « emploi » dans la construction européenne, c'est parce qu'il y a un problème spécifique de l'Europe en matière d'emploi. Ceci a d'ailleurs été bien analysé dans le « Livre blanc » du président de la Commission. Le redémarrage de l'emploi, la création de nouveaux emplois, c'est mon intime conviction, dépend d'abord et avant tout du niveau d'activité, et donc de la croissance ; c'est d'ailleurs souligné dans le « Livre blanc ». Mais il y a en plus de cela un certain nombre de feins européens ou de blocages structurels qui ont été analysés et qui impliquent une approche commune. Je pense notamment à tout ce qui concerne la flexibilité du marché de l'emploi ou le poids excessif des charges assises sur les salaires en Europe. Voilà des sujets de discussion qui peuvent être aussi évoqués au niveau européen au même titre que les grands projets d'infrastructures que je citais tout à l'heure, réseaux de communication dans tous les sens du terme, autoroutes de l'information, autoroutes ferroviaires et ainsi de suite, le projet de 120 milliards d'écus – 800 milliards de francs – qui a été mis sur les rails à Bruxelles, plus exactement lors du Conseil européen au mois de décembre dernier.

Q. : Est-ce que ma coalition qui se met en place actuellement en Italie est susceptible de modifier le climat politique en Europe, le climat dans lequel s'effectue la construction européenne ? Quelles sont les modifications que l'on peut voir dans la politique italienne à l'égard de l'Europe ?

R. : Le ministre – L'Italie, depuis les origines de la Communauté a été l'un des plus ardents artisans de la construction communautaire, j'espère qu'elle le restera. Je ne suis pas en mesure aujourd'hui de répondre à votre question. Ce gouvernement est à peine constitué, on n'en connaît pas le projet, il faut juger sur pièces, et ce qui est dit dans les campagnes électorales ne permet pas toujours d'apprécier très exactement ce que sera, après les élections, l'action gouvernementale. Je crois qu'il faut voir dans les prochaines semaines et les prochains mois ce qui se passe. Je souhaite de tout cœur que nous puissions continuer à travailler en étroite confiance avec l'Italie et que, ce qui est à la base même de la construction de l'Europe et qui n'est pas simplement le statut du concombre ou celui des uniformes de tel ou tel corps de personnel, mais une communauté de valeur, la même conception de la démocratie, de l'État de droit, tout ceci subsiste en Europe parce que c'est le socle de l'identité européenne et de la construction de l'Union.

Q. : Est-ce que la France est prête à suivre l'Allemagne en appuyant M. Dehaene comme successeur de J. Delors ?

R. : Le ministre – Je le dis souvent aux journalistes, qui m'en veulent beaucoup, mais vous êtes toujours trop curieux trop tôt : le choix du président de la Commission se fera à Corfou, donc, encore quelques semaines de patience !

Q. : Mis à part la désignation du successeur de J. Delors à la Commission, qu'attendez-vous du Conseil européen de Corfou ?

R. : Le ministre – Il appartient à la présidence grecque de fixer les grands objectifs qui lui tiennent à cœur pour ce sommet de Corfou. De notre point de vue, ce sommet doit être une nouvelle étape dans ce qui a été la réflexion et ce qui doit devenir l'action de l'Union européenne en matière de croissance et d'emploi. Le Livre blanc a été accepté dans ses grands principes, je l'ai dit, à Bruxelles au mois de décembre ; un certain nombre de groupes de travail ont été mis en place, le groupe Baugeman, le groupe Christophensen. Il faut qu'à Corfou, nous soyons en mesure de faire un premier bilan d'étape pour savoir comment concrétiser maintenant les grandes orientations qui ont été prises. Je pense que nous évoquerons aussi, à Corfou, les questions de politique extérieure et de sécurité commune, tout ce qui concerne la Bosnie, l'ex-Yougoslavie de façon plus générale, et les projets du pacte de stabilité puisque la conférence aura été lancée un mois avant cette présidence grecque avec une active participation de la France qui sera puissance invitante à Paris, et que l'on pourra déjà faire un premier état des lieux des tables régionales qui se mettront en place.

Q. : Vous avez évoqué le concept de « nouveaux pays fondateurs » qui pourraient regrouper un certain nombre de pays de la Communauté, pouvez-vous développer ce concept dans sa formulation institutionnelle ?

R. : Le ministre délégué – On est dans le débat de fond sur l'avenir de l'Europe, ce n'est plus le bilan. Nous sommes en face d'une double urgence en Europe. Il y a l'urgence externe ; les pays qui frappent à la porte. Quatre d'entre eux sont déjà en partie entrés et d'autres, comme la Pologne, la Hongrie, peut-être demain la République tchèque présentent déjà formellement leur candidature. Nous voyons bien qu'il faut leur apporter une réponse. C'est ce que disait tout à l'heure A. Juppé. Et puis il y a ce que j'appellerai l'urgence interne : nous avons besoin d'une vraie politique étrangère et de sécurité commune efficace et nous nous rendons compte qu'il faut mettre au point les mécanismes pour la faire fonctionner. Nous avons besoin de passer à l'Union monétaire. Il faut à la fois mieux faire fonctionner l'Europe dans les fonctions pour lesquelles elle est essentielle et répondre à la pression externe. Le grand risque avec l'élargissement, c'est la dilution ou le retard dans la construction interne. Et si l'on veut pouvoir combiner les deux préoccupations : rendre l'Europe plus efficace et faire en sorte qu'elle soit accueillante et ouverte à d'autres partenaires européens. Cela n'est possible que si l'on admet la géométrie variable, c'est-à-dire si ceux qui sont prêts à aller plus loin peuvent avancer sans attendre et si on est d'accord pour que, au bout d'un délai raisonnable, tout le monde se rejoigne. Parce que sinon, c'est l'Europe à la carte, c'est l'auberge espagnole, et c'est quelque chose qui ne fonctionnera absolument pas.

Vous voyez que c'est un cheminement qui est assez compliqué, mais je n'en vois pas d'autre. Pour donner l'impulsion dans cette Europe qui s'élargit, il faut qu'un certain nombre de pays, à commencer par la France et l'Allemagne bien sûr, montrent l'exemple en indiquant que, pour ce qui les concerne, ils sont prêts à appliquer intégralement les matières à option de la vie européenne. En matière monétaire, il faudra à partir de 1997-1999 deux statuts : les pays qui sont dans l'Union et ceux qui sont encore dans l'antichambre.

En matière de sécurité et de défense, il y a deux statuts à l'UEO ; il y a le statut des pays qui sont dans l'accord et ceux qui n'en sont pas.

En matière de libre circulation des personnes, il y a aussi deux statuts : ceux qui s'apprêtent à appliquer la convention de Schengen et qui en sont signataires, et ceux qui restent pour l'instant en attente.

Cela veut dire que certains pays seraient prêts à appliquer d'emblée la totalité des matières à option de la vie communautaire pour induire un élan, une impulsion, montrer la voie avec l'idée que, naturellement, les autres, au bout d'un délai raisonnable les rejoignent.

Ce statut, cette position politique au départ ne serait fermée à personne, aux États fondateurs du traité de Rome comme aux autres, aux petits comme aux grands, aux anciens comme aux nouveaux.

Q. : Rangez-vous les discours sur les cinq millions d'emplois qu'allait permettre le traité de Maastricht dans celle catégorie ?

R. : Le ministre délégué – C'est autre chose. D'abord je ne crois pas qu'Alain Juppé et moi ayons, lors de la campagne de Maastricht eu des propos de ce genre. Ensuite, il s'agissait de prévisions, d'objectifs annoncés pour l'avenir sans beaucoup de crédibilité. Ce genre de propos ou de contestations fera l'objet de la campagne entre les listes et entre les candidats ; je fais confiance aux candidats de chacune des listes pour crever les bulles de savon relatives aux idées et aux argumentations. Là où nous aurons un rôle particulier à jouer, un rôle nécessaire, c'est dans le rétablissement des faits. L'analyse des programmes politiques est laissée à l'appréciation des uns et des autres. Par contre, avec les réalités chiffrées concrètes, cela relève plus particulièrement de notre compétence.

R. : Le ministre – Je vous mets au défi de trouver dans ma bouche pendant la campagne de Maastricht l'affirmation selon laquelle la ratification de ce traité aurait permis de créer 5 millions d'emplois. Je voudrais même rajouter que, pendant toute la négociation de l'Uruguay round, je me suis inscrit en faux, en prévenant nos collègues européens qui avaient là une mauvaise présentation des choses, contre l'idée que la signature de l'accord du GATT allait immédiatement relancer la croissance mondiale de plusieurs points, comme on l'avait annoncé, dans les semaines qui suivraient. Il faut raison garder et je crois que le partage entre les faits et la précision que vient d'apporter Alain Lamassoure est la bonne ligne à suivre.

Q. : Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est un délai raisonnable ?

R. : Le ministre délégué – Je ne voudrais pas prolonger ce débat qui concerne le fond et qui portera sur des décisions qui seront à prendre dans plusieurs années. J'ai été amené à évoquer ces perspectives à l'occasion d'un colloque sur l'avenir de l'Europe en l'an 2000, et c'est maintenant aux candidats de s'exprimer sur ces sujets. L'idée politique que je voudrais simplement exprimer aujourd'hui et qui, d'ailleurs, n'est pas neuve et qui me paraît une idée forte, c'est que l'on peut admettre une Europe à géométrie variable. Cela a d'ailleurs toujours fonctionné comme cela : l'UEM dès le départ fonctionnait avec, certains pays et puis d'autres l'ont rejointe ensuite. Mais à condition que l'on soit d'accord pour parvenir tous au même but au bout d'un délai raisonnable de quelques années. Donc je dis oui à l'Europe à géométrie variable parce que sinon il n'y a pas d'avancée de l'Europe, mais non à l'Europe à la carte, dans laquelle, de manière permanente, certains appliqueraient certaines politiques communes et pas d'autres, certains financeraient certaines actions et pas d'autres, certains enverraient des troupes sur le terrain lorsqu'il faut se battre pour maintenir la paix et pas d'autres. Cela, je crois que ce n'est pas possible. Ce sera le grand débat qu'il faudra ouvrir après 1996.

Q. : Pourriez-vous préciser la politique française concernant les DOM en Europe, considérez-vous qu'ils sont pour la France, une pomme de discorde en Europe ?

R. : Le ministre – La question est formulée de telle sorte que la réponse est simple. Les départements d'outre-mer sont une chance pour la France, ils font partie intégrante du territoire de la République et nous avons à leur égard, comme à l'égard de toute partie du territoire, un devoir de solidarité active. Nous nous sommes beaucoup battus sur cette affaire de la banane, nous pensions avoir trouvé un terrain d'entente satisfaisant à Marrakech, précisément. Nous n'avons pas encore tout à fait convaincu tous nos partenaires, là encore c'est une question non pas de forme du concombre, mais de taille de la banane et surtout d'origine, mais je pense que nous pourrons trouver un accord et en tous cas, là-dessus, nous ne céderons pas parce que c'est un enjeu tout à fait essentiel pour, non pas telle ou telle entreprise ou tel ou tel intérêt économique, mais pour des populations qui vivent, qui travaillent de cette production. Notre position est tout à fait claire.

Q. : Le prochain président de la Commission devra-t-il obligatoirement appartenir à ces pays fondateurs ?

R. : Le ministre – Pour l'instant la liste des pays fondateurs est difficile à déterminer, est­-ce que c'est 6 ? Est-ce que c'est 9 ? Est-ce que c'est 12 ? Vous ne me ferez pas dévoiler le secret qui vous excite tous de savoir qui sera le successeur de J. Delors. On verra bien le moment venu. Mais nous avons des idées précises. Comme le dit Alain Lamassoure, ce ne sera pas un Finlandais ou un Autrichien, c'est vraisemblable, d'autant que le choix se fera à Corfou.

Q. : La préférence communautaire est brandie régulièrement en France comme la solution a beaucoup de problèmes. Je voudrais avoir votre avis et surtout dans la perspective de l'élargissement à l'est ou la grande Europe, comment conciliez-vous ces deux conceptions ?

R. : Le ministre – La préférence communautaire peut avoir deux sens, qui d'ailleurs ne se contredisent pas mais se cumulent. Il y a d'abord un sens très technique, les règles de la politique agricole commune organisent une préférence communautaire par le jeu de ce que vous connaissez, c'est-à-dire le jeu des restitutions à l'exportation et des prélèvements à l'importation. Cela, c'est technique, concret, et je voudrais insister sur le fait que nous avons préservé les principes généraux de la politique agricole commune et donc la préférence communautaire dans la négociation du cycle de l'Uruguay. Au-delà, dans d'autres secteurs, dans d'autres matières, industrielles, de service, que peut vouloir dire le concept de préférence communautaire ? Dans mon esprit, cela signifie que l'Union européenne a une existence, en tant que réalité économique et entité commerciale, et qu'elle s'organise pour faire prévaloir ses intérêts dans la compétition internationale, comme les États-Unis sont organisés pour le faire, le Japon, et on pourrait en citer beaucoup d'autres. Ce n'est pas facile de faire admettre cette idée, l'un d'entre vous disait que l'Union européenne se fait dans l'harmonie, dans une harmonie parfois un peu rugueuse : il y a des divergences, il faut bien en être conscient, et le seul fait d'affirmer que l'Union européenne est une entité économique et commerciale dont la vocation est de se défendre dans la compétition internationale, c'est déjà quelque chose qu'il faut faire admettre par un certain nombre de nos partenaires.

Une fois que l'idée est admise, il faut bien sûr lui donner un contenu. Le premier contenu, et là-dessus nous avons aussi atteints nos objectifs, c'est de doter l'Union européenne d'instruments de politique commerciale qui lui permettent de se défendre contre des pratiques déloyales. Cela nous l'avons fait. Vous savez que cela a été la dernière étape de la négociation du cycle de l'Uruguay, le 15 décembre dernier : on a amélioré le fonctionnement administratif et également le dispositif juridique pour tout ce qui concerne les clauses anti-dumping, les clauses anti-subvention, et le nouvel instrument de politique commerciale ; les délais de décision ont été raccourcis, bref, on a amélioré le système malgré certaines réticences de tel ou tel de nos partenaires.

Deuxième objectif pour donner un contenu à cette idée générale que j'évoquais, il faut que l'Union européenne défende, dans le cadre de la future Organisation mondiale du commerce, l'idée que le libre-échange, ce n'est pas la jungle, que le libre échange n'est pas contradictoire, au contraire, avec un certain nombre de règles du jeu. Mettre en concurrence une entreprise qui est obligée par sa législation nationale de respecter des normes écologiques extrêmement strictes, et donc coûteuses, et une entreprise qui n'en respecte aucune : est-ce du libre-échange ou est-ce quelque chose qui mérite que l'on fixe des règles du jeu ? Deuxième exemple : est-ce que cela relève du concept du libre-échange ou est-ce que cela ne peut pas être organisé ? Voilà quelques idées qui peuvent donner corps à ce concept général de préférence communautaire. La bataille n'est pas gagnée, nous sommes arrivés à Marrakech à faire accepter l'idée que l'Organisation mondiale du commerce devrait discuter de ces problèmes, il faudra y veiller. J'ajoute enfin un dernier élément dans ces règles du jeu, et l'on revient à une des questions qu'évoquait tout à l'heure Alain Lamassoure et que j'évoquais moi-même en commençant, celle de l'Union économique et monétaire, à quoi sert de s'escrimer à réduire les tarifs des loyers de 10 %, quand du jour au lendemain, au sein même de l'Union européenne, telle monnaie peut être dévaluée de 35 %. Il faut aussi des règles du jeu monétaire, sans cela, le commerce n'est pas loyal.

Q. : Êtes-vous satisfait de l'opération Gorazde ?

R. : Le ministre – Comment pourrait-on se dire satisfait de l'opération Gorazde ? Je voudrais quand même rappeler comment elle a commencé. Elle a commencé avec une grave erreur d'appréciation et une réaction qui n'a pas été ce qu'elle aurait dû être. Si au lieu de faire dans l'homéopathie, nous avions plutôt fait dans la chirurgie, au moment où les Serbes attaquaient Gorazde, peut-être aurions-nous pu prévenir là encore des événements qui ont fait des dizaines, des centaines de morts et de blessés. Donc cela a mal commencé. La communauté internationale s'est ressaisie. La France, je veux le rappeler parce que je ne le vois pas écrit beaucoup ici ou là, est le pays qui a proposé la résolution du conseil de sécurité enjoignant le cessez-le-feu à Gorazde, le retrait des troupes serbes et le déploiement de la FORPRONU Quand j'ai proposé cela, il y a quinze jours, c'était le scepticisme général. Cela a été voté à l'unanimité, non sans mal, mais voté à l'unanimité et cela nous a permis immédiatement de déclencher le processus de l'Alliance, c'est-à-dire une décision d'ultimatum sur Gorazde. Sur ce point-là, à ce stade-là, à partir de ce stade-là, on peut dire que nous avons eu des sujets de satisfaction. Est-ce que cela a fonctionné à 100 %, à 50 % ou à O % ? Les diplomates trouvent là leur limite. Qui est chargé de dire « l'ultimatum est respecté sur le terrain ? ». C'est d'une part la FORPRONU, et c'est d'autre part l'Alliance atlantique, qui ont les systèmes d'observation nécessaires. Ils nous ont dit, d'abord dimanche dans la journée, puis mardi soir, puisque c'était en deux étapes, 3 km puis 20 km, que les prescriptions de l'ultimatum étaient remplies. Dans ces conditions, il n'y avait pas lieu de provoquer des frappes aériennes et cette décision a donc été prise d'un commun accord entre l'ONU et l'Alliance atlantique.

Je voudrais ajouter, puisque vous me pariez de la Bosnie, qu'outre les objectifs que j'ai mentionnés, à savoir arrêter les choses à Gorazde et dénoncer le fait accompli, il y avait deux autres objectifs : d'abord mettre en place un dispositif qui permette d'éviter la reproduction d'autres Gorazde. Il y a quatre autres zones de sécurité, si on met Sarajevo et Gorazde à part, qui sont couvertes par l'ultimatum, vous les connaissez, Bihac, Tuzla, Zepa et Srebrenica. La résolution du conseil de sécurité et la décision de l'Alliance disent clairement qu'au premier coup de canon, on est dans l'hypothèse « frappe aérienne ». Il faut bien le rappeler. Je voudrais ajouter que nous devons être vigilants aussi sur d'autres zones qui ne sont pas des zones de sécurité au sens juridique du terme. J'ai exprimé à Genève il y a deux jours, ma préoccupation sur ce qui se passe à Brcko. Il y a là un terrain d'affrontement entre Musulmans et Serbes, puisque se posent, d'un côté pour les Musulmans la question de leur accès à la rivière et de l'autre côté pour les Serbes la question de la communication entre leur territoire oriental et leur territoire occidental.

Il n'est pas du tout exclu que cette zone devienne rapidement une zone brûlante et donc il faut y faire très attention et là aussi prévenir plutôt que d'avoir à guérir comme il a fallu le faire à Gorazde.

Après la dénonciation du fait accompli à Gorazde, après les mesures de prévention sur les autres zones sensibles, la diplomatie française avait un troisième objectif, je l'ai répété de manière inlassable depuis plusieurs mois, c'était de mettre en place un dispositif permettant d'unifier l'action diplomatique et les positions de la France, des pays européens, des Russes et des Américains. Ceci est fait, le groupe de contact et de négociation, vocable que j'avais moi-même utilisé il y a dix jours a été créé. Il a commencé à travailler mardi à Londres. Il est aujourd'hui à Sarajevo ou à Pale. Je réitère ce que la France a dit : ce groupe ne doit pas s'enliser, il faut qu'il travaille d'abord sur l'obtention d'une cessation générale des hostilités en Bosnie et dans le même temps, sur les problèmes territoriaux avant d'aborder ultérieurement d'autres questions. Pour qu'il ne s'enlise pas, il faut le maintenir sous une pression politique forte. Le moyen de le faire, c'est de programmer le plus vite possible une réunion au niveau ministériel de ce groupe de contact, qui devrait être suivie aussi vite que possible là aussi par un sommet de façon qu'un langage clair, unifié, et ferme puisse être tenu à toutes les parties sur le terrain.

Q. : Pouvez-vous éclaircir la position de la France au comité militaire de l'OTAN ?

R. : Le gouvernement a une position très claire et à ma connaissance, c'est la position de toutes les autorités françaises : la France ne participe aux travaux du comité militaire de l'Alliance atlantique qu'au cas par cas, et exclusivement lorsqu'il s'agit d'aborder des opérations dans lesquelles nous sommes partie prenante tout en gardant évidemment notre autonomie et sans qu'il soit pour autant question, ni de près ni de loin, d'un retour dans l'organisation intégrée. C'est dans cet esprit que mercredi si je ne me trompe, la réunion du comité militaire de l'Alliance dans sa forme officielle a été précédée d'un contact informel pour faire le point de la situation en Bosnie et plus précisément à Gorazde. Le chef d'État-major français a participé à ce contact informel et quand on est passé à la réunion traditionnelle et informelle du comité militaire, il a cessé de participer à ces travaux.

Q. : Y a-t-il eu, à l'origine, une erreur diplomatique de la France et un « suivisme » vis-à-vis de l'Allemagne ?

R. : Le ministre délégué – S'agissant de la Yougoslavie, Alain Juppé répondra mieux que moi. Je dirais, tout ceci n'ayant plus d'ailleurs qu'un intérêt rétrospectif et historique, qu'à mon avis, dès le départ de la tragédie yougoslave, il y a deux éléments qui ont joué. Le premier et le plus important, c'est que tout le monde a sous-estimé l'importance des événements qui se mettaient en marche. On n'a pas pris suffisamment au sérieux les informations qui nous avaient été données par les Slovènes et les Croates qui étaient venus quelques mois avant le début des hostilités nous expliquer qu'ils allaient donner une traduction concrète à leur indépendance et qu'il risquait de se passer des événements graves en Yougoslavie. Pendant trop longtemps, la position des Douze a été de dire qu'il fallait maintenir une fédération yougoslave, que c'était la seule manière sérieuse de préparer l'avenir de la Yougoslavie. Or, d'ores et déjà, la Yougoslavie était morte, on ne s'en est pas rendu compte à cette époque. Et puis, la deuxième chose c'est qu'effectivement, dans un premier temps, les Douze ont abordé le dossier dans un ordre assez dispersé. Le grand mérite de notre diplomatie depuis un an a été d'abord de reconstituer l'axe franco-allemand. Là, je passe la parole à Alain Juppé.

R. : Le ministre – Je ne rajouterai rien. Je pense que ce débat n'est pas sans intérêt, on ne peut pas refaire l'histoire, on peut en tirer des enseignements. Mais enfin, ce ne sont plus les questions qui nous sont posées aujourd'hui, je voudrais insister sur ce qu'a dit Alain Lamassoure. On nous a dit, « pourquoi l'ultimatum à Sarajevo n'a-t-il pas été lancé avant ? ». Il y a des moments où on peut faire les choses, il y en a d'autres où on ne peut pas. Si j'avais proposé de lancer un ultimatum pour lever le siège de Sarajevo au mois de mai 1993, quand je suis arrivé ici, je n'aurais pas été suivi, ni par les onze ni sans doute par beaucoup d'autres pays de la communauté internationale. Entre temps, il a fallu comme l'a dit Alain Lamassoure unifier le point de vue des Douze, nous n'étions pas d'accord sur l'analyse, sur les mesures à prendre. C'est à partir du mois de septembre, octobre qu'en discutant pendant de longues heures, nous avons pu rapprocher nos points de vue. Il en est sorti ce que l'on a appelé l'initiative Kinkel-Juppé, puis le plan d'action de l'Union européenne puis les conférences de Genève et de Bruxelles et puis aujourd'hui, une très étroite solidarité entre les Douze. Je l'ai vu à Luxembourg il y a quinze jours, lorsque j'ai évoqué et proposé ce que j'ai rappelé tout à l'heure, où sans véritablement de débat, sauf l'expression du soutien de chacun, les Douze se sont retrouvés sur cette ligne.

Vous voyez qu'il y a eu un très gros progrès parce que chacun s'est trouvé confronté avec les réalités.

Q. : Au sujet du conflit Grèce-Macédoine.

R. : Le ministre – Permettez-moi de dire que ce n'est pas un exemple, justement, il faudrait que ne se reproduise pas ce type de situation. Je n'accuse personne, mais enfin, à Douze, il faut que nous trouvions d'autres solutions que de se traîner mutuellement en cour de Justice. Je crois que la décision prise par la Grèce n'était pas fondée, ni juridiquement, c'est ce que nous avons constaté unanimement à Onze en tout cas, à Ioannina, ni politiquement. Je pense que les problèmes entre la Grèce et la Macédoine qu'il ne faut pas sous-estimer, doivent se régler, non pas par des mesures de force, fussent-elles de caractère juridique, mais par la médiation, la discussion et la négociation. Alors, j'en appelle de nouveau à cet esprit de négociation ; l'Union européenne doit jouer son rôle pour faciliter la médiation, mais la confrontation n'aboutira à rien dans une région extraordinairement fragile où il faut se garder de toute espèce d'initiative trop brusque.