Texte intégral
Monsieur le ministre (Alexandre Herlea, ministre des affaires européennes en Roumanie)
Monsieur l’ambassadeur (Sabin Pop, ambassadeur de la République de Roumanie auprès du Conseil de l’Europe)
Messieurs les présidents,
Mesdames, Messieurs,
C’est, pour une ministre de la culture et de la communication, un parrainage un peu paradoxal que d’ouvrir une conférence, réunissant les meilleurs spécialistes du domaine, autour de« l’histoire des sciences et des techniques dans l’enseignement et la formation en Europe ».
La culture, d’un côté, la science et la technique, d’un autre, c’est à cette très ancienne dissociation, datant de Descartes, et encore plus sûrement de Bacon, que correspond l’actuelle répartition des « matières » et des compétences ministérielles.
Il faut bien admettre que cette dissociation est aussi l’opinion la plus répandue chez nos contemporains dont bien peu se souviennent que la « technè » des grecs, ou l’« ars » du Moyen-âge rassemblaient au contraire, dans la même notion la connaissance des outils, des méthodes, des disciplines, et la capacité à exprimer le beau, le vrai, le convenable.
Le sophiste grec est la figure négative centrale qui résume les risques de la confusion entre le vrai et l’agréable, la fin et les moyens du discours.
C’est l’exemple célèbre d’Hippias, un des principaux sophistes, qui pouvait se vanter non seulement de son art de convaincre et de sa mémoire prodigieuse, mais aussi de ne porter sur lui-même aucun objet qu’il n’ait fabriqué de ses propres mains.
Mais, nous-mêmes, nous vivons clairement dans un monde où ces éléments ont été séparés, dissociés.
Pourtant, il est incontestable que dans la période contemporaine, les questions de technologie culturelle ont pris de plus en plus d’importance dans la recherche scientifique, et même ponctuellement, auprès du grand public.
La préhistoire, avec Leroi-Gourhan, l’anthropologie, avec Goody et Ong, la philosophie, avec Simondon, ont notamment tenté de penser à la fois les dimensions symboliques de l’objet technique, et la détermination technologique des représentations culturelles.
Les historiens du livre, comme Febvre et Martin ou Élizabeth Eisenstein, ont analysé le développement de l’imprimerie et ses effets intellectuels et sociaux. On a fait l’histoire de l’écriture en Grèce, et celles des arts de la mémoire ou du calcul.
Vos propres travaux témoignent du développement général de l’histoire des sciences et des techniques.
Certains ont tenté, parallèlement, de proposer de grandes synthèses, Mac Luhan ayant conquis la plus grande célébrité, et Régis Debray s’efforçant d’inaugurer une nouvelle discipline.
Incontestablement, nos connaissances sur la dimension technologique des faits et des pratiques culturelles a progressé.
Je ne vais pas bien sûr poursuivre ce tableau très incomplet ni même me hasarder à le commenter.
Je me contenterai de vous indiquer ce qu’est pour moi l’actualité politique de ces questions, leur pertinence, y compris à court terme, pour un responsable politique.
Première remarque : les sociétés contemporaines sont des sociétés où l’activité culturelle touche le plus grand nombre. De 2 à 22 ans, 90 % des jeunes français sont scolarisés. L’augmentation de la durée de vie, du temps de loisirs, les modifications profondes de la formation professionnelle, toutes ces tendances vont dans le même sens. Cette extension de la culture s’accompagne, et se manifeste même d’abord, par une explosion des objets techniques culturels : outillage, médiatisation, industrialisation.
Pour prendre un seul exemple, le cinéma est à la fois un art et une industrie hautement technicisée. La compréhension des technologies culturelles, qui ne saurait se passer de leur histoire, est nécessaire à un grand nombre de décisions, particulièrement celles qui ont trait aux investissements culturels, mais aussi dans des cas comme la lutte contre l’illettrisme et l’éducation à l’image.
Deuxième remarque : les technologies de l’information, dont il est inutile de souligner le développement, sont des technologies culturelles à part entière. Rien n’est plus faux que de dire que l’informatique « n’est qu’un outil », à moins de définir l’outil comme les anthropologues, avec toute sa dimension symbolique et de concrétisation de la connaissance du réel. L’ordinateur, le réseau sont des machines à lire, à écrire, à voir et à entendre. Nous assistons au développement de nouveaux modes de recherche de l’information, d’écriture, de pratique de l’image. Certains parlent d’une nouvelle grammaire, voire d’une nouvelle grammaire de l’image. La société de l’information n’est pas un slogan. C’est à la fois l’extension de ces activités d’information, d’éducation, de culture, et l’intensification de leur structuration par la technique.
Troisième remarque : nous sommes bien loin d’avoir une compréhension globale, et directement opérationnelle de ces sujets. Votre propre discipline vous confronte à l’hyperspécialisation des savoirs, et plus subtilement à la démarcation entre les savoirs reconnus, institués, et les savoirs de métier, savoirs techniques à la noblesse incertaine. Comment mesurer l’importance d’un navigateur ? D’un moteur de recherche ?
S’agit-il d’une simple fonctionnalité qui a pu trouver son marché, ou contient-il en germe une économie très différente des opérations de lecture, et, dans le deuxième cas, quelle est la portée, la signification de cette nouvelle technique ?
Bref, comment juger les nouvelles technologies culturelles ?
C’est pourquoi il m’apparaît très important que le développement de la technologie culturelle, essentiellement autour des technologies de l’information, s’accompagne d’une diffusion réelle de la culture technologique.
Au cours de la récente fête de l’Internet, j’ai eu le plaisir de décorer comme chevaliers des arts et lettres, un certain nombre d’acteurs reconnus de ce secteur. J’ai choisi de reconnaître des hommes de l’art, des techniciens qui avaient développé des langages informatiques, des logiciels.
Il s’agissait pour moi de donner un signe sur l’importance, pour l’ensemble des domaines d’activité du ministère, de la culture technologique.
Technologie culturelle et culture technologique : elles concernent l’artiste comme le bibliothécaire, l’écrivain comme le metteur en scène, mais surtout l’ensemble des publics de la culture, c’est-à-dire tous nos concitoyens.
Les travaux que vous avez décidé de mener hier et aujourd’hui nous permettent de progresser dans cette double direction.
Telles sont les réflexions que m’inspire, spontanément, le thème de vos travaux.
Toutefois, une seconde approche, peut-être plus directement liée aux actions institutionnelles qui ont été menées depuis moins de vingt ans par les ministres français chargés de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie et de la culture pour ne parler que de ceux-là, m’apparaît comme étant celle du dialogue.
En effet, il me semblerait passionnant que l’histoire des sciences et des techniques dialogue avec l’histoire des arts.
Mais à l’évidence, c’est d’une façon beaucoup plus large que se développe ce dialogue : que l’on regarde simplement les images, les métaphores qu’utilisent les sciences et les techniques, métaphores que les créateurs contemporains travaillent à leur façon, dans leur langage : les trous noirs, les autoroutes de l’information, la navigation des savoirs, les fractales, les catastrophes… : les concepts des sciences sont aussi des représentations et donc leur mise en circulation vaut aussi pour les artistes qui, dans le travail qu’ils font à leur propos, rejoignent les questions des citoyens que nous sommes. C’est pourquoi la popularisation des sciences et des techniques se fait à la fois par les scientifiques eux-mêmes et par les artistes. Que l’on songe aux travaux concomitants de Camille Flammarion écrivant son Astronomie et de Van Gogh peignant le ciel d’Arles…
Dialogue encore, quand il s’agit d’éviter que nous ne versions dans un nouveau positivisme quand nous prenons en charge les « raisons » proposées par les experts. Les arts exercent alors certainement une fonction critique, mettent une distance, rendent possible l’intervention citoyenne. La critique existe dans les deux champs des arts et des sciences. Elle s’est toutefois davantage développée dans le monde artistique que dans celui des sciences. Même si Diderot, dans l’article « Journaliste » de l’encyclopédie recommandait « de publier des extraits et des jugements des ouvrages de littérature, des sciences et des arts, à mesure qu’ils paraissent », on sait combien il est difficile d’exercer véritablement cette fonction. L’analyse commune des outils critiques produits dans l’un et l’autre champ devrait aider chacun à se soumettre plus efficacement au regard de tous. Et c’est là l’une des voies d’une réelle démocratisation de la culture, dans les deux pans qui la constituent, artistique et scientifique.
Dialogue, enfin, dans ce que les techniques offrent de plus récent et qui transforme rapidement nos vies quotidiennes : la circulation de l’information à travers les réseaux de type internet. Cet outil, créé par et pour les chercheurs, est aujourd’hui devenu nécessaire aux entreprises, aux services, à notre vie sociale et familiale. Les artistes se sont emparés de ces nouveaux médias, bien sûr. Mais la majorité de la population est encore exclue de ces pratiques. Mon souci est donc d’aider ceux qui n’osent pas se lancer seuls, ceux qui n’en ont pas les moyens, à maîtriser ce qui est bien plus qu’un outil de communication afin qu’ils puissent en faire, s’ils le désirent, un outil d’accès aux savoirs, aux œuvres de l’art et de la culture, un outil de création et d’expression.
Ces réflexions conduisent les programmes que nous lançons au ministère de la culture avec les autres départements ministériels dont, au premier chef, l’éducation nationale :
• des espaces « culture multimédia » seront implantés dans des structures culturelles ou socioculturelles existantes, spécialisées ou pluridisciplinaires : bibliothèques, médiathèques, musées, scènes nationales, cafés-musique, centres de culture scientifique et technique… ;
• l’éducation artistique sera renforcée, de la maternelle à l’université. Nous travaillons avec l’éducation nationale à une éducation à l’image qui prendra en compte les nouvelles images produites par les artistes avec l’aide des chercheurs et des ingénieurs ;
• nous soutiendrons conjointement avec l’éducation nationale des opérations de collaboration entre arts et sciences tant dans les lieux scientifiques que dans les lieux culturels.
Je vous remercie de m’avoir écouté et je vous souhaite une journée fructueuse. J’aurai bien sûr grand intérêt à être destinataire du relevé de vos travaux.