Interviews de M. Edouard Balladur, Premier ministre, à Radio France Internationale le 28 juillet 1994 et à TF1 le 31 juillet en direct de Goma au Zaïre, sur le conflit du Rwanda, les objectifs et le calendrier de l'opération Turquoise, la dévaluation du franc CFA et les relations entre la France et l'Afrique.

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Circonstance : Voyage en Afrique de M. Edouard Balladur (au Sénégal, en Côte d'Ivoire et au Gabon) du 27 au 30 juillet 1994-visite à Goma (Zaïre) de la "zone humanitaire sûre" le 31 juillet 1994

Média : Radio France Internationale - TF1

Texte intégral

Interview du Premier ministre, M. Édouard Balladur, à Radio France Internationale, à l'occasion de son voyage en Afrique (Paris, 28 juillet 1994)

Q. : Vous entamez une visite dans trois pays d'Afrique francophone, le Sénégal, la Côte d'Ivoire et le Gabon. Les voyages des Premier ministres français en Afrique sont rares. Jacques Chirac y est allé deux fois, Michel Rocard une fois, Pierre Bérégovoy une fois, Édith Cresson jamais. C'est donc un événement relativement rare. Alors pourquoi avez-vous décidé de faire ce voyage et pourquoi avez-vous décidé de le faire maintenant ?

R. : Je tenais à affirmer devant les pays africains la solidarité de la France et la communauté de destin entre eux et notre pays. Lorsque j'ai pris la responsabilité du gouvernement, j'ai trouvé les pays africains confrontés à de très grandes difficultés économiques et financières. Et pendant plusieurs mois, nous en avons parlé à plusieurs reprises ; j'en ai parlé avec les différents chefs d'État et de gouvernement que j'ai rencontré. Ceux-ci ont décidé au mois de janvier dernier, de modifier la parité du franc CFA par rapport au franc français, grâce notamment à une aide très importante de la France. Il fallait quelques mois pour juger de la suite des choses. Il semble que le bilan de l'opération soit positif aujourd'hui. Je le crois. Et il était normal, que, à l'occasion de ma visite en Afrique, qui ne pouvait guère avoir lieu avant, je rencontre un certain nombre de chefs d'État et de gouvernement pour faire le point avec eux de la situation. Voilà pourquoi ce voyage, et pourquoi maintenant.

Q. : Les premières questions que nous souhaitons vous poser, ont trait au Rwanda. L'actualité est là pour nous y faire penser. Quel bilan faites-vous aujourd'hui de l'opération Turquoise?

R. : Un bilan positif. C'était une opération risquée, il ne faut pas l'oublier. Souvenez-vous par exemple de ce que tout le monde disait, il y a moins d'un mois, quand nous l'avons décidée, des réticences de nos partenaires européens, de nos partenaires américains, parfois de nos partenaires africains. Et en tout cas d'un certain nombre de représentants du peuple rwandais. J'avais défini très clairement, dès le départ, les conditions de cette opération : ne pas participer aux affrontements intérieurs entre Rwandais, en clair, ne pas en faire une expédition militaire ; deuxièmement avoir un mandat des Nations unies, être là en éclaireurs en attendant le relais d'autres, et se borner à une opération humanitaire. Toutes ces conditions ont été remplies. Donc le bilan est positif aujourd'hui. Si j'ose dire, car comment parler de bilan positif ! L'intervention de la France a permis d'éviter des milliers de morts, a permis de sécuriser une partie importante de la population dans la zone humanitaire sûre que nous avons créée au sud-ouest du Rwanda, et les ambiguïtés et les malentendus avec le nouveau gouvernement ont été dissipés. Donc, je trouve que la France a réagi avec un sens de la solidarité, un sens de l'honneur qu'aujourd'hui tout le monde reconnaît. Si bien que personne ne s'étonne plus de la voir là, et tout le monde lui demande d'y rester plus longtemps que prévu.

Q. : Depuis la réouverture récente de la frontière entre le Zaïre et le Rwanda, les réfugiés rentrent au compte-goutte, par peur sans doute, par lassitude, par fatigue et par manque de moyens. Que peut faire la France pour faciliter ce retour des réfugiés en terre rwandaise?

R. : D'abord, je veux observer que dans la zone humanitaire sûre dont la France a la responsabilité au sud-ouest du Rwanda, la situation est calme. Quant à la situation au nord-est, je crois que la France doit tout faire, dans la mesure de ses moyens, pour que le Rwanda, retrouva la stabilité politique. Le retour des réfugiés ne s'opérera que si cette stabilité est acquise et s'ils en ont le sentiment, que la vie publique va être fondée davantage sur la tolérance et le respect mutuel entre diverses communautés, diverses communautés, diverses ethnies. Je crois que cela dépend essentiellement du gouvernement rwandais.

Q. : La France a déjà envoyé deux personnes auprès du nouveau gouvernement à Kigali. Peut-on déjà avoir un bilan de cette première prise de contact ?

R. : Un certain nombre de préventions, de malentendus ont été dissipés.

Q. : Le 22 août est la date butoir pour l'opération Turquoise. Si les Nations unies ont beaucoup de mal à mettre en œuvre la MINUAR II, la force qui doit prendre la suite de l'opération Turquoise, donnerez-vous quand même le signal du départ ?

R. : Je ne peux pas croire que la communauté internationale se montrera incapable, alors que nous l'y invitons depuis des semaines, d'envoyer quelques milliers d'hommes au Rwanda pour prendre la relève des soldats français. Je ne peux pas le croire !

Q. : La France a admis qu'il fallait juger les auteurs des massacres au Rwanda. Certains de ces responsables sont même en France. Quelle est votre position à l'égard d'un tribunal international que réclament les nouvelles autorités de Kigali ?

R. : Nous avons été tout à fait clair sur ce point. Nous avons dit que nous respecterions pleinement les décisions des Nations unies. Et que nous mettrions nos moyens à la disposition des Nations unies, pour que, effectivement, soient jugés les responsables de ces massacres. Mais pour autant, la France n'a pas l'intention de jouer un rôle de police en la matière.

Q. : La France va, à partir du 1er janvier, assurer la présidence de l'Union européenne. Etes-vous favorable à la constitution d'une force humanitaire européenne qui pourrait intervenir à l'occasion de drames comme celui du Rwanda ?

R. : Il le faudrait. Je vous rappelle que je me suis rendu depuis quinze jours, tout d'abord aux Nations unies devant le Conseil de sécurité, et ensuite devant le Conseil européen, où M. Mitterrand et moi-même étions présents. Je leur ai aux uns et aux autres demandé la même chose : de prendre leurs responsabilités, de faire en sorte que l'action humanitaire soit renforcée, de faire en sorte que les contingents des pays qui sont prêts à envoyer des soldats, mais qui n'ont pas les moyens de les équiper, soient équipés. La France va effectivement exercer la présidence de l'Union européenne à partir de janvier prochain, et je serais, pour ma part, tout à fait d'accord pour que l'on essaie de mettre sur pied une force permanente qui jouerait ce rôle. Car ce qui se passe au Rwanda risque d'être la plus grande catastrophe humanitaire qu'on ait connue. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous avons décidés d'être présents, les premiers, et seuls, et encore seuls d'ailleurs, à part les Sénégalais qui sont venus avec nous. Et il faut donc que l'Europe se donne les moyens d'être plus efficaces qu'elle ne l'est.

Q. : L'une des conséquences de l'intervention au Rwanda a été de « remettre en selle » le président zaïrois Mobutu Sese Seko, qui avait depuis quelque temps été mis à l'écart parce qu'il ne jouait pas le jeu de la démocratisation dans son pays. Est-ce que c'est de la Realpolitik ?

R. : À qui donc pesez-vous cette question ? Je suis le chef du gouvernement français, et je constate une chose, c'est que les autorités politiques du Zaïre nous ont autorisé à utiliser des facilités sur leur territoire, grâce auxquelles nous avons pu sécuriser un million de personnes, dans la zone humanitaire sûre au sud-ouest du Rwanda, et grâce auxquelles nous pouvons au nord-ouest, à Goma, jouer un rôle utile pour lutter contre les risques qu'encourt cette population. Le spectacle là-bas, monsieur Douste-Blazy (le ministre français chargé de la Santé), me le disait, est absolument bouleversant. Il y a un camp immense dans lequel il y a des centaines de milliers de personnes, et l'on n'y entend pratiquement pas de bruit. Comme si ces hommes, ces femmes, ces enfants, ces vieillards, n'avaient plus espoir en rien, en demandaient plus rien, ne réclamaient plus rien, ne se plaignaient plus de rien.

Le Zaïre nous a prêté son concours dans cette affaire. J'en suis heureux. C'est tout ce que j'ai à dire.

Q. : Cela fait un peu plus de six mois que la dévaluation du franc CFA a été décidée. Certains pays s'en sortent, d'autres s'en sortent un petit peu moins bien. Quel bilan faites-vous, vous-même de cette opération six mois après ?

R. : Je crois que c'est un bilan positif, et je rends hommage au courage des chefs d'État et de gouvernement des pays d'Afrique, qui ont décidé cette opération. D'abord, il faut bien voir dans quelle situation étaient ces pays. La production baissait, le niveau de vie baissait, les capitaux fuyaient… L'Afrique était totalement écartée du reste du monde. Il fallait absolument la réinsérer dans le courant de l'économie mondiale. C'était l'objectif de cette dévaluation qu'ont décidé les chefs d'État et de gouvernement africains. Une dévaluation, ça ne se suffit pas à soi-même. Il faut qu'elle soit accompagnée d'une politique économique qui permette de retrouver la croissance. Alors quel est le bilan aujourd'hui ? La compétitivité des activités locales a été assurée, pas seulement de celles qui exportent, comme le cacao, le café, le coton, le bois. Mais aussi des productions qui répondent aux besoins du marché régional, tel que le textile, ou l'élevage. Tous les pays de la zone profitent de ce regain d'activité. Les pays exportateurs en profitent peut-être plus que d'autres, c'est évident, mais tous en profitent. Ceci se traduit notamment par un rééquilibrage des échanges commerciaux entre les pays de la zone franc et les pays voisins, tels que le Nigeria et le Ghana. Alors tout n'est pas fini. Et je vais vous dire quel est l'enjeu. L'enjeu, c'est qu'une aide exceptionnelle a été accordée aux pays africains. Mais qu'elle est exceptionnelle, et qu'ils doivent mettre à profit la période de cette aide exceptionnelle pour faire toutes les réformes et prendre toutes les mesures qui leur permettront de se passer de cette aide, le jour où elle arrivera à sa fin.

Je sais que parfois l'on dit que la France s'intéresse moins à l'Afrique… qu'elle a laissé faire cette dévaluation du franc CFA. Je voudrais quand même rappeler que ce que nous avons fait est sans précédent. Aucun gouvernement n'a jamais autant aidé l'Afrique que nous l'avons aidé : annulation de 25 milliards de francs français de dettes des pays africains, aide financière aux États de 10 milliards de francs français en trois ans. D'autre part, nous nous sommes employés auprès des organisations internationales, pour qu'elles aident l'Afrique, alors que la tentation était de s'en désintéresser. Les financements de la Banque mondiale et du FMI étaient de 1 milliard de FF en 1993. Ils seront de 10 milliards de FF en 1994. Dix fois plus ! Et l'Union européenne de son côté apportera presque 3 milliards de francs d'aide aux pays africains. Tout ceci montre que nous avons réussi à mobiliser la communauté européenne et la communauté internationale pour lui faire comprendre que le retour de l'Afrique au progrès économique et social était indispensable, pour les pays africains bien sûr, mais pour le reste du monde également.

Et je crois que la France s'est là, comme toujours en pareille circonstance d'ailleurs, montrée le meilleur allié et le meilleur ami des pays africains.

Q. : Les effets de la dévaluation, vous l'avez dit, doivent être accompagnés dans les pays africains de plans rigoureux d'ajustement structurels. Six mois après la dévaluation ces plans suivent-ils le cours normal ? Est-ce que le rythme est le bon ?

R. : Vous me posez une question délicate, car je ne veux bien entendu pas jouer le donneur de leçons. Ce sont des pays souverains. Ce que je peux dire, c'est qu'on ne peut pas répondre de façon uniforme à la question que vous posez. Certains États étaient peut-être dans des situations plus commodes, ou moins incommodes que d'autres. Il faut qu'il soit tout à fait clair qu'aucun État ne peut s'exonérer de tous les efforts nécessaires pour maîtriser les dépenses publiques, pour mettre fin aux déficits des entreprises publiques, pour faire en sorte que les recettes fiscales et les recettes douanières rentrent dans de bonnes conditions. Si on ne le fait pas, la dévaluation ne pourra pas réussir durablement. Un certain nombre d'États l'ont fait. D'autres pas encore tout à fait, sans doute. Je ne peux pas vous en dire plus.

Q. : Hypothèse d'école : quel pourrait être l'élément qui pourrait éventuellement faire capoter la dévaluation ? Quel est le plus grand risque ?

R. : Je ne comprends pas très bien votre question. Il n'y a pas un élément parmi d'autres. Quel est l'objectif de la dévaluation ? C'est que le progrès économique revienne dans ces pays parce qu'ils auront su faire les réformes intérieures indispensables pour que leurs produits soient à nouveau compétitifs, pour qu'ils puissent exporter, pour qu'on investisse chez eux, pour que l'argent revienne chez eux. Tout passe par le degré de confiance qu'ils inspireront à la communauté internationale. Et, surtout, tout passe par, à l'intérieur, la confiance qui inspirera la maîtrise de l'inflation. Soyons clair ! Une dévaluation qui ne s'accompagne pas de la maîtrise de l'inflation, ne peut pas être réussie, puisque l'inflation conduit à annuler l'effet obtenu par la dévaluation sur la compétitivité des produits. Donc, la lutte contre l'inflation est un élément essentiel. Et je dois dire que jusqu'à présent, dans l'ensemble des pays, les résultats sont tout à fait encourageants.

Q. : Vous visitez trois pays de la zone franc. Vous disiez que l'effort de la France est sans précédent, c'est vrai, il est exceptionnel. On peut comparer, sans parler des remises de dettes, des 5 milliards débloqués par la France et les comparer aux 9 milliards du FMI et de la Banque mondiale. C'est donc beaucoup. Est-ce que tout cela sera suffisant ? Ou allez-vous annoncer d'autres mesures ?

R. : D'abord, il faut préciser que ça n'est pas 5 milliards seulement, mais 10 milliards sur trois ans, 1994, 1995 et 1996. L'aide de la France est bien de 10 milliards sur trois ans et pas de 5. Mais elle ne peut pas être illimitée dans le temps. Vous le comprenez bien et d'ailleurs nos partenaires africains le comprennent. C'est pourquoi je leur dis à tous, chaque fois que je les vois, que je les rencontre : mettez-vous dans la situation de pouvoir vous passer de cette aide qui sera nécessairement exceptionnelle. Et c'est ça l'enjeu.

Q. : Ces pays de la zone franc sont des pays en voie de développement. Il leur manque ces industries de transformation qui apportent de la plus-value. Est-ce que ce n'est pas là le chemin sur lequel il faut les encourager à investir, plutôt que dans des infrastructures.

R. : Il faut de tout ! Il faut à la fois des infrastructures pour développer les échanges et acheminer les produits. Et il faut des industries de transformation. Il faut surtout des activités agricoles. De façon générale, c'est très général ce que je vais dire et sans doute inexact selon les pays, le modèle de développement suivi depuis trente ans faisait peut-être une part relative trop grande aux grands projets, et une part relative trop petite à la modernisation des activités traditionnelles, d'artisanat, d'agriculture, de pêche et de transformation. C'est un modèle de développement dont il faut voir qu'il a conduit les États, certains d'entre eux en tout cas, à une impasse sur le plan économique. Et tous en sont conscients aujourd'hui. Tous. Ce qui ne veut pas dire qu'ils ne doivent pas développer de grands projets industriels. Je ne veux pas du tout dire qu'ils doivent se contenter d'importer les produits européens, voire français, et se contenter de perfectionner leurs industries et leurs activités traditionnelles. Ce n'est pas du tout ce que je veux dire. Mais, il faut également se préoccuper de l'écoulement de leurs productions traditionnelles. Et cela, je crois que tout le monde l'a bien compris aujourd'hui. Ça n'est pas incompatible avec des grands équipements. Il faut des routes, vous savez ! Il faut des chemins de fer, il faut des aéroports, il faut des adductions d'eau, pour que tous ces pays se modernisent.

Q. : Monsieur le Premier ministre, est-ce que vous pensez qu'à la suite de cette dévaluation, à la suite de l'opération Turquoise au Rwanda, le rôle de la France a changé ; est-ce qu'il s'est réorienté par rapport aux pays africains ? Est-ce que la France est toujours sur le plan international l'avocat de l'Afrique par rapport à la communauté internationale, et tout particulièrement par rapport à la communauté européenne ? Est-ce qu'elle tient toujours ce rôle-là?

R. : Oui, et plus que jamais ! Plus que jamais lorsque au moins de janvier, j'ai prié M. Camdessus, le directeur général du FMI, et M. Preston, le président de la Banque mondiale, de bien vouloir venir me voir. J'ai été extrêmement pressant. Et je dois remercier d'ailleurs le FMI aussi bien que la Banque mondiale d'avoir compris quelle était l'ampleur du problème. Et je crois qu'en la matière, aucun pays africain, et aucun Africain, et aucun dirigeant africain, ne met en doute le fait que la France a été l'avocat extrêmement efficace des intérêts de l'Afrique. Et nous avons rempli le même rôle, au sein de l'Union européenne. Je vous rappelais tout à l'heure l'aide importante qui a été décidée. Ce n'est pas parce qu'on dit que la situation telle qu'elle existait depuis 40 ans doit nécessairement s'adapter et évoluer, qu'on se montre moins ami de l'Afrique. Au contraire. Il fallait un changement. Les pays africains étaient dans une situation inextricable du fait de la situation monétaire. Et ils couraient le risque de s'enliser et d'être à l'écart du reste du monde. Et tout notre effort, tout mon effort, a été avec eux de les réinsérer dans le courant du progrès économique, et dans le courant des échanges dans le monde. Pour cela, il fallait s'adapter. Ils l'ont fait, et je crois qu'ils ont bien fait. De nouveau je rends hommage au courage politique et au discernement des dirigeants africains.

Q. : Depuis le Général de Gaulle, il s'est écoulé une trentaine d'années : il y a eu des étapes importantes dans les relations franco-africaines, et notamment le discours de la Baule. Est-ce que ce discours correspond à la politique que vous menez actuellement ? Comment aujourd'hui voyez-vous la nouvelle coopération entre la France et l'Afrique ?

R. : Il n'y a pas de rupture dans cette évolution. Je vais aborder les aspects économiques puis les aspects politiques.

J'ai pensé, et nous nous sommes mis d'accord avec les dirigeants africains, qu'il fallait prendre un nouveau départ sur le plan économique. Nous avons aidé les dirigeants africains auprès de toutes les institutions internationales ou européennes. Jusqu'à présent, les résultats sont positifs. J'espère qu'ils se confirmeront, et qu'ils s'amplifieront partout dans tous les États. Et je vous ai dit tout à l'heure quelle était, me semble-t-il, le sens de cette évolution économique.

Sur le plan politique, nous devons avoir deux attitudes à la fois. La première, c'est que nous sommes, nous Français, attachés à un certain nombre de principes d'organisation politique, et de principes fondamentaux en matière de droits et de respect des libertés. Par exemple, nous sommes partisans des élections tenues de la façon la plus démocratique. Mais en même temps, il nous faut tenir compte de l'histoire africaine, de la culture africaine et des traditions africaines. Pour prendre un exemple : ce sont des pays dans lesquels les droits coutumiers ont encore une grande importance. Ces pays doivent-ils, au nom d'une conception du modernisme qui serait d'ailleurs discutable, les abandonner, ces droits coutumiers ? C'est à eux de le décider. Moi, je ne substituerai pas mon opinion à la leur.

Je crois que le courant est parfaitement clair : c'est de faire que l'Afrique se réinsère dans ce grand mouvement d'évolution mondiale qui nous porte, je crois qu'on peut quand même le dire sans trop d'optimisme, vers davantage de libertés, partout, sur les plans politique, économique. Mais chacun à son rythme. Nous voulons aider cette évolution. Mais nous ne voulons ni contraindre, ni faire la leçon.

Q. : Concrètement, il n'y aura pas de prime à la démocratisation, comme cela a été évoqué dans le discours de la Baule ?

R. : Je n'ai pas très bien vu quelles primes sont intervenues en conséquence. Mais nous avons en plusieurs circonstances et dans plusieurs pays, favorisé une prise de conscience qui a permis, je crois, un fonctionnement plus régulier, et mieux admis, des institutions politiques.

Q. : La France a décidé d'élargir le champ de la Francophonie dans le monde. D'en faire une nouvelle politique. On assiste à une certaine inquiétude dans les pays africains, par rapport à cet élargissement. Ils ont le sentiment que leur rôle est amoindri par rapport à la France dans le concert international. Qu'allez-vous leur dire au cours de votre voyage ?

R. : Je vais leur dire que leur crainte, si tant est qu'elle existe, si je vous en crois, est excessive, et qu'elle n'est pas fondée. Leur dire que c'est leur intérêt de faire partie d'un ensemble francophone qui groupe plus de quarante États. Et que c'est au contraire ouvrir leur horizon, et leur permettre des échanges aussi bien culturels qu'économiques ou politiques plus vastes à travers le monde. La crainte qu'ils manifestent, ou qu'ils manifesteraient, si je vous en crois, existe aussi dans la mesure où nous sommes nécessairement conduits à nous préoccuper de l'Europe centrale ou orientale, qui vient de se libérer du communisme. Et là aussi, pour nous, il n'y a pas d'ambiguïté, pas de choix. Notre politique africaine, je vous l'ai démontré avec les chiffres que je vous ai donné, est toujours une priorité.

Q. : M le Premier ministre, vous serez ou vous ne serez pas candidat à l'élection présidentielle en 1995. Je ne vous poserai pas la question, parce que je pense que vous n'y répondriez pas ; mais, depuis le Général de Gaulle, on s'est habitué à ce que les relations franco-africaines soient du domaine réservé du Président de la République. Aujourd'hui, vous vous rendez en Afrique, on voit le ministère des Affaires étrangères monter en première ligne sur l'affaire du Rwanda. Pensez-vous qu'il est toujours naturel pour l'avenir que le Président de la République soit l'interlocuteur quasi unique des chefs d'État africains ?

R. : Si je vous en crois, cela n'est pas le cas. Vous avez cité quatre ou cinq Premiers ministres qui se sont rendus en Afrique depuis moins de dix ans. Vous avez vous-même répondu à la question que vous me posez. Je suis le chef du gouvernement français. Je suis donc responsable de la politique que conduit la France à l'intérieur et à l'extérieur, co­responsable avec le Président de la République. Il est normal que je m'y intéresse, comme je me suis intéressé à l'affaire du GATT, au pacte de stabilité en Europe, à la crise monétaire, au rétablissement des relations avec la Chine… Je pourrais vous citer toute une série d'initiatives qu'a pris mon gouvernement dans le domaine international. Egalement, la décision d'aider les pays Africains qui avaient décidé la dévaluation du franc CFA à prendre toutes les mesures nécessaires pour que ce soit une opération efficace. Je ne vois là aucune contradiction, ni avec nos institutions, ni avec leurs pratiques. Ce qui serait surprenant, c'est qu'étant responsable du gouvernement de notre pays, je me désintéresse de l'Afrique. Alors là, vous auriez matière à vous étonner.


Interview du Premier ministre, M. Édouard Balladur, à TF1 (Paris, 31 juillet 1994)

Q. : En début d'après-midi Édouard Balladur est reparti à destination de Paris, mais alors qu'il se trouvait sur l'aéroport de Goma, nous avons pu entrer en liaison avec lui. Je lui ai demandé ce qu'il avait tout d'abord retenu de sa visite.

Monsieur le Premier ministre, quelle image retenez-vous, maintenant, alors que vous revenez de la tournée dans la zone de sécurité française et aux abords de la frontière du Zaïre, quelle est l'image la plus forte dans votre esprit ?

R. : Ce que j'ai constaté, c'est que nos soldats ont pris en main la situation, qu'ils assurent dans cette zone le calme, que le ravitaillement, certes est insuffisant, mais enfin que l'essentiel est préservé et surtout qu'ils donnent aux malades, aux blessés, à toutes les victimes des atrocités que vous avez vues, les soins indispensables. J'ai visité deux hôpitaux de campagne, l'un à Cyangugu et à l'autre à Kibuye cet après-midi, il y a encore quelques instants, et j'ai pu voir le dévouement de tous les médecins, de tous les infirmiers, de tous les militaires et tous les soldats.

La France, dans cette affaire, depuis le début, a tenu à faire son devoir, ce qu'elle estime être son devoir, non pas un devoir que d'autres lui imposent, mais un devoir qu'elle s'impose à elle-même.

Elle a eu le réconfort d'être très rapidement secondée par des contingents d'Afrique francophone, des Sénégalais, des Maliens, des Mauritaniens, des Tchadiens et d'autres, et aujourd'hui, alors qu'il y a encore quelques semaines chacun s'étonnait de l'attitude de la France et à la limite même, était choqué que la France put intervenir pour des raisons humanitaires, aujourd'hui voilà que le monde entier, enfin ému, se mobilise. Je souhaite que cette mobilisation soit efficace. Je souhaite que la population puisse rentrer chez elle et je souhaite que ce malheureux pays et ces malheureux rwandais puissent retrouver un minimum de sécurité. C'est tout le sens de l'action de la France.

Q. : Édouard Balladur, vous avez suivi jusqu'à présent ces événements dramatiques, à partir de Paris, certes en voyant les images à la télévision, mais quand on se trouve sur le terrain, qu'est-ce qu'on ressent ?

R. : Oh ! Que pourrais-je ajouter à ce que tant d'autres ont dit avant moi et à ce que des millions d'autres ont ressenti en même temps que moi devant les images de la télévision ? Vous savez le mieux qu'on ait à faire, c'est de ne pas chercher à inventer un adjectif nouveau ou un commentaire nouveau ; le mieux qu'on ait à faire c'est d'agir, c'est ce que nous essayons de faire.

Q. : Alors, précisément, quelle est, pour la communauté internationale, maintenant, l'urgence absolue, l'urgence première ?

R. : L'urgence première, c'est que la population puisse rentrer chez elle, ces 2 millions 1/2 de réfugiés ; pour qu'elle puisse rentrer chez elle, il faut qu'elle ait le sentiment de la sécurité. Ce sentiment de la sécurité elle ne l'aura que si les autorités rwandaises font les gestes nécessaires pour le lui donner, tout passe par là.

Et puis, l'urgence, c'est que, en attendant, la communauté internationale, tout entière mobilisée, lui apporte les vivres, les médications, l'aide dont elle a besoin, dont elle a un urgent besoin.

Q. : Vous avez évoqué à l'instant les engagements du nouveau gouvernement, les Américains sont en train de s'installer à Kigali, la France n'y est pas. Est-ce que c'est un choix ou est-ce que s'est dû à nos mauvaises relations avec le nouveau gouvernement du Rwanda?

R. : Pas du tout. Nous avons, dès l'origine, précisé, je l'avais fait moi-même dans les propos que j'avais tenus à l'Assemblée nationale, ce que devait être notre action. Nous devions être sur place pour une opération humanitaire, ne pas interférer dans les combats intérieurs du Rwanda. Je vous rappelle que lorsque nous sommes venus ici, on continuait à se battre au Rwanda et que Kigali était toujours aux mains de l'ancien gouvernement et de ses partisans. Nous devions être relayé par l'ensemble des pays du monde et notre mission devait avoir une durée limitée.

Ces conditions que nous avions posées sont à peu près toutes remplies aujourd'hui, ce n'est pas du tout un choix de notre part, nous sommes tout prêts à coopérer avec tous ceux qui feront preuve de bonne volonté pour que le peuple rwandais retrouve, je le répète, le sentiment de la sécurité. En tout cas, je voudrais dire quelque chose, pour terminer, c'est que notre pays en la circonstance a le premier et le seul pris les décisions nécessaires, c'était des décisions difficiles qui nous ont exposés à beaucoup de critiques. Ces critiques, nous les avons assumées. Nous les avons surmontées. Nous savions que cette opération comportait des risques de toute nature, mais nous avons pensé que notre devoir était de faire face à ces risques et de les courir.

Aujourd'hui, toute la communauté internationale parait ressentir une sorte de sentiment de soulagement ; eh bien je voudrais dire quelque chose : c'est que le moment du soulagement n'est pas arrivé. Ce qui est arrivé, c'est le moment de la mobilisation. Il faut véritablement que l'aide internationale soit plus rapide, soit plus importante, qu'elle soit plus efficace et qu'elle soit également parfaitement désintéressée. En tout cas, c'est comme cela que nous, Français, nous avons conçu notre action et c'est comme cela que nous continuerons à la concevoir.

Q. : Monsieur Balladur, vous avez, en effet, souligné, au cours de votre voyage en Afrique que les troupes françaises devraient être rapatriées d'ici le 22 août, mais que se passerait-il si la relève n'était pas assurée à ce moment-là ? Est-ce qu'elles rentreraient quand même ?

R. : J'ai dit à plusieurs reprises que la France avait fait preuve de son sens des responsabilités et qu'elle ne ferait rien qui ajouterait au désordre ou à la tragédie que vit le peuple rwandais. Cela étant, je me permettrai d'ajouter que nul n'est en mesure, me semble-t-il, dans cette affaire de faire la leçon à la France et si véritablement la communauté internationale n'est pas capable de mobiliser 3 à 4 000 hommes pour prendre le relais. Cela voudrait dire que les bonnes paroles ne sont que de bonnes paroles et qu'elles ne sont pas suivies d'effet, ce que je ne peux pas et que je ne veux pas croire. Dans ces conditions, je le répète, la France a montré son sens de ses responsabilités et elle ne fera rien pour que la situation empire, tout au contraire, elle fera tout pour qu'elle s'améliore. Merci.