Texte intégral
RTL : mardi 28 juin 1994
Q. : Est-ce que la reprise est là, le Premier ministre l'affirme, y croyez-vous ?
D. Strauss-Kahn : Ça dépend un peu de ce que vous entendez par là. La croissance est très forte en Asie, elle est repartie aux États-Unis, elle existe en Europe et peu en France. Un petit peu quand même en France et donc, il n'est pas mensonger de dire, comme le Premier ministre hier, que la croissance, cette année, sera supérieure à celle de l'année dernière. Mais ce qui compte, ce n'est pas seulement ça, c'est de voir comment nous nous situons par rapport aux autres. Comme la croissance est de retour un peu partout, ce qu'il faut constater et déplorer, c'est qu'elle soit plutôt sensiblement plus faible chez nous que chez les voisins.
Q. : Mais vous trouvez quand même que « le pire est derrière nous » ?
D. Strauss-Kahn : On doit l'espérer, encore que vous vous souvenez des années 1988-89-90, où une assez forte croissance avait permis – c'est M. Rocard qui était Premier ministre à l'époque – une diminution du chômage, et ça n'a pas empêché, en 1992, la crise d'être de retour. Il ne faut pas jouer le pire, on peut espérer, qu'en effet, le pire est derrière nous. Mais ce qui est important, et j'y insiste, c'est de savoir pourquoi la France est en retard par rapport aux autres.
Q. : Pourquoi ?
D. Strauss-Kahn : Je pense que la principale raison vient des mesures qui ont été prises, au printemps dernier, lorsque la nouvelle majorité est arrivée en place. Vous vous souvenez, E. Balladur, à la suite d'un audit fait par le rapport Reynaud, a considéré que les déficits étaient considérables, qu'il fallait les diminuer, qu'il ne fallait surtout pas d'augmentation du pouvoir d'achat, le gel du salaire des fonctionnaires, pas d'augmentation du Smic au-delà du minimum légal, pareil pour les retraites, etc. Et ceci a bloqué le pouvoir d'achat et la consommation.
Q. : Est-ce qu'un ancien ministre socialiste peut dire ça aussi facilement, en 1993, la crise était là, peut-être encore plus là ?
D. Strauss-Kahn : Ce que je crois, c'est que c'était une erreur de limiter à ce point le pouvoir d'achat et la consommation. D'ailleurs, le gouvernement lui-même s'en est rendu compte, vous en êtes d'accord, donc ça rend le propos tout ce qu'il y a de crédible puisqu'en hiver, vers décembre, la machine a été inversée. Seulement, l'économie est une sorte de grand navire, quand s'est lancé, on peut difficilement le faire tourner et donc, le retard, le coup de frein qui a été donné au printemps dernier, on le ressent encore aujourd'hui. La conséquence, comme le disait l'INSEE il y a quelques jours, est que la croissance est faible en France et la consommation ne repart pas. Autrement dit, s'il y a un peu de croissance, c'est grâce à nos voisins, grâce à nos exportations mais la France ne participe pas au mouvement de croissance général, et les Français n'en bénéficient pas puisque leur consommation n'augmente pas.
Q. : On a l'impression que l'accent est toujours mis sur l'abaissement des charges qui pèsent sur le travail et sur les entreprises, au détriment d'une relance des emplois, du Smic ?
D. Strauss-Kahn : Je crois que cette stratégie, qui consiste à dire « moins on paie les salariés, mieux se porte l'économie française » est fausse. Car il faut, pour que l'économie française se développe, bien sûr ne pas exagérer avec des hausses de salaires qui seraient insupportables, mais fournir du pouvoir d'achat. C'est cette stratégie, que je critiquais il y a un an, et que le gouvernement entend visiblement continuer, qui me semble très mauvaise et qui fait que, encore une fois, nous aurons un petit peu de croissance, tant mieux. Malheureusement, ça ne suffira pas à faire baisser le chômage, mais nous aurons un peu de croissance simplement parce que nos exportations vont mieux, parce que nos voisins vont mieux. Mais nous, à l'intérieur, la consommation ne bouge pas.
Q. : Selon vous, il faut en priorité relancer la consommation en augmentant légèrement, mais significativement, les salaires ?
D. Strauss-Kahn : On ne peut pas avoir une économie, comme l'économie française, qui fonctionne uniquement tirée par l'exportation, ça peut durer quelques mois. Mais le fond de l'affaire, c'est que l'économie en France doit repartir et donc la consommation. De ce point de vue, ce qui est décidé sur le Smic est très mauvais.
Q. : Baisse des impôts ou baisse des charges sociales, E. Balladur a dit qu'il n'avait pas pris sa décision, quelle est la vôtre ?
D. Strauss-Kahn : C'est très frappant de voir comment le Premier ministre s'exprime. Il a une sorte de statut d'observateur, les journalistes l'interrogent en lui demandant comment est-ce que vous pensez que ça va, il dit que ça va un peu mieux, mais je ne peux pas vous en dire plus…
On dirait qu'il n'est pas engagé, mais c'est lui qui tient les rênes, c'est lui qui est Premier ministre, il doit prendre des décisions, il ne doit pas uniquement nous faire des commentaires sur la situation. J'attendrai de savoir quelles décisions il prend pour dire si je les approuve ou si je les critique. Mais je trouvais très frappant, hier, que pendant près d'une heure, à la télévision, on ait une sorte de commentaire d'un analyste, plus que l'action d'un Premier ministre.
Q. : Vous ne me répondez pas sur la baisse des impôts ou des charges sociales. Vous, spontanément, qu'est-ce que vous choisiriez ?
D. Strauss-Kahn : Je ne crois pas que la baisse des impôts aujourd'hui, même si c'est populaire, – en disant cela je me rends bien compte que je ne dis pas quelque chose qui fait plaisir aux gens – soit la solution aujourd'hui. La solution aujourd'hui est de faire en sorte que l'emploi puisse redémarrer, à la fois par des actions sur l'emploi, c'est vrai, mais aussi surtout par des actions sur le pouvoir d'achat.
Q. : Est-ce que la courbe du chômage va plutôt s'inverser à la fin de l'année, est-ce qu'en attendant on sent la diminution de la montée du chômage ?
D. Strauss-Kahn : On va voir. Ça dépend finalement de savoir comment la France saura prendre le train de la croissance. Pour le moment elle n'a pas trop su, donc pas beaucoup d'effets, si elle sait le pendre un peu, il y aura un petit effet. Rappelons-nous encore une fois ce qui s'est passé durant la dernière phase de croissance en France, en 1988-1990, au bout d'un moment le chômage a fini par baisser puisqu'en 1990, il était plus bas qu'en 1988. Est-ce que ça va se passer aussi en France ? Peut-être si la croissance se défend. Malheureusement, je crois un peu paradoxalement que le retard que la politique du Premier ministre a occasionné à la baisse du chômage en France, en ralentissant la machine économique en 1993, finalement ne lui revienne dans la figure, en faisant que la baisse du chômage ne se produise qu'après 1995. Or, on sait bien que l'objectif du Premier ministre, c'est quand même de se préparer dans les meilleures conditions à la présidentielle.
Q. : Face au discours de modération d'E. Balladur, quel discours doit adopter le PS ? C'est difficile d'avoir un discours de rupture quand la personne en face de vous a un discours plutôt modéré ?
D. Strauss-Kahn : Je ne crois pas qu'il faille avoir un discours de rupture et, ce que je crois en tous cas, c'est qu'il ne faut pas revenir à un discours qui serait, quinze ans en arrière, celui d'avant 1981 ou de 1981. En revanche, je pense qu'il faut fermement critiquer, lorsqu'on n'est pas d'accord, les mesures du Premier ministre. On peut être d'accord avec certaines mesures, auquel cas évidemment on ne les critique pas, mais je pense qu'il faut critiquer avec fermeté. Et ce que j'ai entendu, hier, sur le Smic, paraît très critiquable. Autre chose très critiquable : le Premier ministre nous dit « je ne vais pas baisser le taux des livrets de Caisse d'épargne », tant mieux. Mais, finalement, il fait un événement avec l'annonce de ce qu'il ne va pas faire quelque chose. Mais qui a mis cette question sur la table ?
Q. : C'est d'une habilité diabolique, peut-être ?
D. Strauss-Kahn : Vous avez raison, c'est une sorte d'habilité. Mais qui a mis cette question sur la table, qui a fait peur aux Français, aux petits épargnants en disant je vais baisser le taux du Livret de Caisse d'épargne, pour ensuite dire regardez comme je suis bon et comme je suis gentil, je ne le baisse pas ? C'est quand même une drôle de manière de faire les choses. En réalité, il ne s'est rien passé sur cette affaire et on a l'impression que E. Balladur a de grandes préoccupations sociales, puisqu'il ne baisse pas le taux. Mais personne ne lui demandait quelque chose sur cette question !
Q. : Pluralité de candidatures à droite et désert à gauche, qu'allez-vous faire après le départ de M. Rocard ? Quel candidat si J. Delors ne veut pas, qui ?
D. Strauss-Kahn : La question est posée. D'abord, en politique les choses ne sont jamais terminées donc, il se pourrait bien que M. Rocard rebondisse. On lui a beaucoup reproché d'avoir pris la tête du PS. On lui a dit, il en souffre. Maintenant qu'il n'est plus à la tête du PS, il va peut-être rebondir.
Q. : Vous n'y croyez qu'à peine ?
D. Strauss-Kahn : Je crois que la probabilité n'est pas très grande mais je l'espère, parce que, justement, comme vous le dites, nous n'avons pas de candidats potentiels. L'autre solution, c'est que J. Delors accepte d'être candidat mais, jusqu'à maintenant, il a toujours dit qu'il ne le voulait pas.
Q. : Alors M. Aubry ?
D. Strauss-Kahn : Non, je ne vais pas vous lancer le nom de M. Aubry. On faisait le tour, le panorama des candidats possibles, et on me disait : est-ce que parmi les quadras il pourrait y en avoir ? Je dis, parmi les quadras, il pourrait y avoir M. Aubry mais je crois qu'il est trop tôt.
Q. : Le PS a été confié à H. Emmanuelli, est-ce que c'est compatible avec une éventuelle candidature de J. Delors ?
D. Strauss-Kahn : Je crois que tout est compatible, tout le monde a un projet de gauche, y compris J. Delors. La question est de savoir si J. Delors voudra venir, ça, ça ne me paraît pas certain et peut-être que les conditions qui ont été mises en place au dernier Conseil national ne sont pas les meilleures.
France 2 : 26 août 1994
A. Cormery : Est-ce que les orientations du nouveau premier secrétaire vous satisferont ?
D. Strauss-Kahn : On a eu beaucoup de congrès ces dernières années et aussi beaucoup de premiers secrétaires et je crois qu'il serait complètement absurde pour les socialistes, à moins d'un an de l'élection présidentielle, des élections municipales, de vouloir se battre pour un congrès de pouvoir. H. Emmanuelli est notre premier secrétaire, c'est très bien comme ça. Il reste, puisqu'il y a un congrès, qu'il faut que ce soit vraiment sur les idées. Ce n'est justement pas un congrès de pouvoir, d'hommes, de batailles internes, il faut que les idées soient clairement exposées. Et ce qu'on a voulu, avec M. Aubry et quelques autres, P. Mauroy et d'autres, c'est mettre en avant un certain nombre d'idées qui nous semblent celles sur lesquelles il faut avancer.
A. Cormery : En quoi vos idées diffèrent-elles de celles d'H. Emmanuelli ?
D. Strauss-Kahn : D'abord, j'espère qu'elles ne diffèrent pas trop. Nous sommes quand même tous au sein du même combat et du même parti. La différence de fond, me semble-t-il, c'est de savoir où il faut mettre le curseur sur les propositions et sur l'opposition au gouvernement. Je crois qu'il faut être très ferme à l'encontre du gouvernement d'E. Balladur, mais pour autant, je crois que nous devons présenter aux Français des propositions très concrètes. Nous avons été chassés du pouvoir, il y a des raisons à cela, néanmoins nous devons faire des propositions, nous devons nous présenter comme une alternative gouvernementale et par conséquent il faut que, sur chacun des domaines, les propositions soient là mais qu'elles soient débattues, et donc il faut qu'il y ait cette discussion.
A. Cormery : Quelles sont les propositions que vous avancez ?
D. Strauss-Kahn : Il y a des propositions sur les 35 heures, il y a des propositions sur la démocratie dans l'entreprise, il y a des propositions sur un certain nombre de domaines, par exemple en matière de protection sociale, en matière fiscale et il y a des propositions qui intéressent peut-être moins l'ensemble des Français mais qui intéressent les socialistes directement sur le fonctionnement du parti. Donc, il faut souhaiter que le débat remplace un peu l'invective.
A. Cormery : Avez-vous le sentiment qu'aujourd'hui le PS tient son rôle d'opposition au gouvernement ?
D. Strauss-Kahn : Oui, j'ai le sentiment que, de ce point de vue-là, le parti remplit sa fonction. Alors, on peut toujours dire que là-dessus, ou là-dessus ça aurait pu être autrement, mais je crois qu'il remplit sa fonction. Mais au-delà de cette fonction, il faut que ce soit un parti qui aspire à gouverner avec un programme à gauche, bien ancré à gauche ? L'idée c'est : ne payons pas de mots, ne racontons pas d'histoires, pas de promesses qu'on ne peut pas tenir, mais ce qu'on peut faire, il faut le dire.
A. Cormery : Est-ce que vous êtes convaincu, comme E. Balladur, que la France va mieux ou plutôt, comme J. Chirac, que la situation n'a jamais été aussi mauvaise ?
D. Strauss-Kahn : Vous me proposez un choix difficile. Je crois que les deux ont raison. Je crois qu'E. Balladur n'a pas tort de constater qu'il y a une certaine reprise. Elle est due à ce que l'ensemble du monde occidental est en reprise, la France aussi. Ce serait quand même le diable si on n'en profitait pas. Mais J. Chirac n'a pas tort de constater que la reprise en France est plus faible qu'ailleurs et que par conséquent il faudrait la soutenir. Et ce que je crains, quand je vois le projet de budget qui est train d'être préparé, c'est qu'en fait on ne soutienne pas. E. Balladur a dit : je veux soutenir la croissance dans le budget mais quand on voit ce qu'il prépare, il ne la soutient pas et c'est grave parce que c'est la politique qui est suivie par le pays depuis presque dix-huit mois. La reprise mondiale existe mais on ne l'accompagne pas. On devrait aller plus fort, il faut soutenir la consommation. Quand on regarde les résultats du commerce extérieur, on voit qu'ils viennent encore de tomber. Cela m'intéresse particulièrement, j'étais le ministre du Commerce extérieur quand on a commencé à devenir excédentaire. Mais puisqu'on a cet excédent, il faut s'en servir et s'en servir, c'est accepter plus de croissance. Donc, en un mot, il faut soutenir plus la croissance, je crois que le gouvernement d'E. Balladur ne le fait pas assez et de ce point de vue-là, je les renvoie un peu dos à dos.
A. Cormery : Un mot sur la privatisation de Renault, le dossier chaud de cette rentrée. Visiblement, le gouvernement va garder la majorité dans le capital de Renault, ça vous satisfait ?
D. Strauss-Kahn : Oui. Ce débat idéologique est un peu derrière nous. La question est : est-ce que ça servirait à quelque chose de privatiser Renault ? Ma réponse est non. Le gouvernement voulait le faire, je crois, pour des raisons idéologiques et du coup, maintenant il recule en s'apercevant que les Français ne sont pas très favorables. S'il avait de bonnes raisons pour le faire, pourquoi est-ce qu'il recule ? En fait, je crois qu'il n'avait pas de vraies raisons et s'apercevant que ça allait faire tout un tas de problèmes – M. Balladur essaye plutôt de calmer les choses, pas de vagues –, alors il préfère reculer. Renault a eu des résultats formidables au cours de ces dernières années, en étant une entreprise publique. Cela prouve au moins une chose, c'est qu'il n'est pas vrai de dire qu'une entreprise publique est inefficace. Pourquoi veut-on changer cela ? Il ne faut pas changer une équipe qui gagne ou une structure qui gagne.
A. Cormery : Visite de J. Delors ce matin à E. Balladur à l'hôtel Matignon pour un déjeuner. Est-ce que vous avez le sentiment que ce sont ces deux hommes-là qu'on va retrouver dans neuf mois au deuxième tour de la présidentielle ?
D. Strauss-Kahn : Visite de J. Delors ce matin à E. Balladur à l'hôtel Matignon pour un déjeuner. Est-ce que vous avez le sentiment que ce sont ces deux hommes-là qu'on va retrouver dans neuf mois au deuxième tour de la présidentielle ?
A. Cormery : Visite de J. Delors ce matin à E. Balladur a déjà dit, sans jamais vouloir le prononcer, qu'il était candidat. Est-ce que J. Chirac le sera aussi, c'est plutôt mon sentiment, mais ce n'est pas la question que vous posez. J. Delors a passé son temps à dire que, pour le moment, il n'était pas candidat. Il reste que tous les socialistes savent bien qu'aujourd'hui c'est lui qui est le mieux placé. S'il le veut, il me semble qu'il sera le candidat des socialistes ou soutenu par les socialistes. S'il ne le veut pas, pour nous, le problème sera plus difficile.