Interviews de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, à Europe 1 le 11 avril 1994, France 3 le 12 et dans "Le Point" du 16 avril, sur la situation au Rwanda, en Algérie et en Russie, sur les relations de la France avec la Chine et sur le conflit en Yougoslavie et notamment la situation à Gorazde.

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Média : Europe 1 - France 3 - Le Point

Texte intégral

Europe 1 : lundi 11 avril 1994

F.-O. Giesbert : Votre avis sur le voyage en Chine ?

A. Juppé : Nos objectifs ont été atteints. Ce n'était pas, à l'occasion d'un voyage de trois jours, d'établir la démocratie en Chine. Ce n'était pas non, plus de signer des contrats, comme je l'ai lu ici ou là. C'était de renouer le dialogue politique avec la Chine. Quand nous sommes arrivés il y a un an, la Chine et la France ne se parlaient plus. Détail concret : notre ambassadeur de l'époque ne pouvait même plus rencontrer de ministres chinois. Nous étions en situation de non-dialogue. Peut-on imaginer que la France ne dialogue pas avec un pays comme la Chine ?

F.-O. Giesbert : Mais le dialogue a été difficile. Vous avez joué à cache-cache avec les Droits de l'homme.

A. Juppé : Pas du tout. On n'a pas joué à cache-cache. Au cours d'un entretien entre les deux Premiers ministres et les deux ministres des affaires étrangères, la France a dit quelle était sa conception des droits de l'Homme et en quoi elle considérait que de ce point de vue, la situation en Chine n'était pas satisfaisant !

F.-O. Giesbert : Et il a suffi qu'E. Balladur reparte pour que les dissidents soient relâchés !

A. Juppé : Je suis très surpris par cette présentation ! Quand nous sommes arrivés à Shanghai, nous avons vu les dépêches d'agence disant qu'un ou deux dissidents avaient été interpellés. Nous avons immédiatement – c'est moi-même qui l'ai fait – en convoquant l'ambassadeur de Chine, demandé des explications. Le ministre chinois qui nous accompagnait est venu nous dire solennellement que ces arrestations n'avaient pas eu lieu. L'agence Chine Nouvelle l'a confirmé par une dépêche le lendemain du jour de notre arrivée. Quand j'entends dire aujourd'hui qu'ils ont été libérés le lendemain de notre départ, je me dis qu'il y a désinformation quelque part. Nous avons été clairs : nous sommes là pour parler. Il est normal et nécessaire que la France et la Chine aient un dialogue. Mais nous ne sommes pas d'accord sur certains points.

F.-O. Giesbert : On a senti une différence de ton entre le Premier ministre et vous : vous êtes ferme, tandis qu'E. Balladur a dit qu'il fallait régler ces problèmes de droits de l'Homme « dans la discrétion ».

A. Juppé : Ce doit être la distance qui déforme ! Avec E. Balladur, je n'ai pas senti une feuille de papier à cigarette entre nos positions respectives.

F.-O. Giesbert : B. Kouchner reproche à E. Balladur de s'être agenouillé devant les dirigeants de Pékin.

A. Juppé : B. Kouchner fait son travail : il est dans l'opposition. Il le fait pour une fois sans grand talent et avec un sectarisme qui ne le grandit pas. Il préférait s'agenouiller devant les caméras de CNN un sac de riz sur le dos. Ce temps est passé.

F.-O. Giesbert : En abandonnant Taïwan pour la Chine, avez-vous le sentiment d'avoir été payé de retour ?

A. Juppé : On nous dit que la morale est en cause, qu'il ne fallait pas reparler avec la Chine, qu'il fallait rester avec Taïwan. Quelle était la morale avec Taïwan du temps de M. JOXE, par exemple ? Cela consistait à vendre des Mirage et des frégates. Je n'arrive pas à comprendre ! Nous n'avons pas rompu avec Taïwan. Nous leur avons dit que nous tiendrions les engagements pris, quoi qu'il nous en coûte, et qu'à l'avenir, nous essaierons de respecter une certaine retenue dans les ventes d'armes à Taïwan. Mais nous sommes tout à fait disposés à continuer de coopérer avec Taïwan. Nous le faisons. En même temps, nous avons beaucoup de choses à faire en Chine. Avez-vous bien en tête le fait que ce pays d'1,2 milliard d'habitants connaît une croissance annuelle de 13 % par an ? Il a besoin de ligne de téléphone, de centrales nucléaires, de trains à grande vitesse, de blé. Nous allons travailler sur cela. Cela prendra du temps. Ce n'est pas le gouvernement qui décide, ce sont les entreprises qui négocient. C'est dans cette perspective que nous avons renoué le dialogue. Je souhaiterais réintégrer ce voyage en Chine dans le périple que j'ai fait en Inde et au Japon : voilà trois pays du monde qui regroupent à peu près la moitié de la population mondiale et où j'ai constaté que depuis cinq ou six ans que la France n'existait pas : pas de déplacements ministériels, pas de véritables dialogues politiques, pas de pugnacité commerciale – je suis un peu injuste parce qu'il existe des entreprises françaises implantés. Pouvons-nous avoir une politique étrangère sans être présents dans une zone comme celle-là ? C'est aussi la signification de mon voyage.

F.-O. Giesbert : À Gorazde, s'agissait-il de protéger les soldats de l'ONU ou bien d'empêcher l'avancée des Serbes ?

A. Juppé : Les deux. Gorazde est une zone de sécurité. Les Nations unies ont décidé que certaines zones en Bosnie devaient être sécurisées. On a un peu trop tardé. Je me réjouis qu'on soit enfin intervenu avec fermeté pour marquer un coup d'arrêt. Encore faut-il savoir quelle est la perspective.

F.-O. Giesbert : C'est un vrai coup d'arrêt ?

A. Juppé : Les bombardements ne sont jamais une piqûre d'épingle. Un tournant a été pris avec l'ultimatum à Sarajevo. J'avais dit à l'époque que tout ceci devait être réintégré dans une perspective politique et diplomatique. Ce qui m'inquiète, outre la situation sur le terrain, c'est que le processus diplomatique piétine. On discute d'un côté avec les Croates et les Musulmans. On n'a pas vraiment repris contact avec les Serbes. Je demande qu'on réintègre tout ce processus diplomatique dans un cadre général et cohérent. Il n'y en a qu'un seul qui existe à l'heure actuelle : le plan d'action de l'Union européenne qui prévoit une répartition des territoires entre les différentes communautés, un processus de levée des sanctions dès lors que les Serbes accepteraient de s'engager dans la paix. Il faut reprendre la discussion sur cette base. J'y invite toutes les parties, y compris les Serbes.

F.-O. Giesbert : Une nouvelle initiative ?

A. Juppé : Ce n'est pas une nouvelle initiative, c'est la réaffirmation d'une conviction. Nous avons fait un pas important sur le terrain – la France y a joué un rôle important – en manifestant notre volonté, notre détermination et notre force. Mais ceci ne doit pas nous faire oublier que la seule solution possible est une solution autour de la table de négociations.

F.-O. Giesbert : Êtes-vous convaincu que l'ONU est en mesure d'imposer un cessez-le-feu à Gorazde ?

A. Juppé : Des initiatives ont été prises en ce sens. Les responsables de la FORPRONU et des diplomates sont en train de tenter de réunir le leader des Serbes de Bosnie et les responsables bosniaques musulmans pour repasser à la discussion.

F.-O. Giesbert : Les Bosniaques musulmans disent que c'est trop tard.

A. Juppé : Il n'est jamais trop tard. Une telle déclaration n'est pas acceptable.

F.-O. Giesbert : On a le sentiment que se sont les Américains qui étaient maîtres du jeu hier.

A. Juppé : Non, c'est une décision de l'OTAN demandée par le secrétariat général des Nations unies dans le cadre d'une opération à laquelle nous appartenons pleinement. Cela aurait pu être des avions français.

F.-O. Giesbert : Le point sur le Rwanda et le Burundi ?

A. Juppé : Il suffit de voir les images pour se rendre compte que l'horreur n'a pas de limites. La France a beaucoup fait au Rwanda depuis des mois pour essayer de revenir à une situation pacifique.

F.-O. Giesbert : Sans grands résultats !

A. Juppé : Si, nous avions obtenu des résultats puisque des accords avaient été signés à Arusha et des soldats français avaient été sur le terrain pour faciliter la réconciliation. Les choses progressaient. C'est hélas l'attentat contre l'avion transportant les deux présidents du Rwanda et du Burundi qui a provoqué la reprise des combats. Nous avons décidé avec beaucoup de rapidité, de sang-froid et d'efficacité de mettre en place un dispositif sur l'aéroport de Kigali pour évacuer nos ressortissants. C'est fait à 90 %.

F.-O. Giesbert : Les autres ?

A. Juppé : Nous allons procéder à leur évacuation dans la journée.

F.-O. Giesbert Q : La France doit-elle assurer une présence continue au Rwanda ou au Burundi ?

A. Juppé : Nous ne pouvons pas nous désintéresser de nos ressortissants. Il est de notre devoir de relancer le processus de dialogue. Ça a l'air impossible quand on voit ce qui se passe, le degré de haine entre les Hutus et les Tutsis. Mais les accords d'Arusha sont là : le rôle de la France est de tout faire avec tous les pays de la zone, l'OUA et l'ONU pour essayer de faire prévaloir la raison sur la folie qui est en train de se déchaîner.

F.-O. Giesbert : C'est D. Baudis qui conduira la liste d'union aux européennes, pas vous !

A. Juppé : Je n'étais pas candidat ! Je voulais une liste d'union. J'ai beaucoup fait pour qu'il y ait une plate-forme d'union. Le RPR avait dit que...

F.-O. Giesbert : J. Chirac souhaitait que vous fussiez candidat.

A. Juppé : Pas moi ! C'est quand même moi qui décide dans ces cas ! Dès lors que !'UDF a décidé, le RPR ne voit pas d'objections à ce que ce soit D. Baudis.

F.-O. Giesbert : Vous lui souhaitez bonne chance ?

A. Juppé : Naturellement, et je l'aiderai.

F.-O. Giesbert : Le Provençal révèle ce matin que le PR pourrait constituer un groupe autonome à l'Assemblée.

A. Juppé : Quand on se mêle des affaires de la famille d'à côté, cela vous retourne souvent sur le bec !

F.-O. Giesbert : Neuf personnalités bordelaises ont appelé hier à ouvrir le débat sur les municipales de Bordeaux vers de nouvelles personnalités. Qu'est-ce que ça veut dire ? A. Juppé à la mairie de Bordeaux ?

A. Juppé : Demandez-le aux signataires. Les municipales, c'est dans plus d'un an.


Interview du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à France 3 (Paris, 12 avril 1994)

Q. : Tout à l'heure à l'Assemblée nationale vous avez annoncé votre préférence pour une résolution du conseil de sécurité sur Gorazde. Plutôt qu'une résolution de plus, est-ce qu'il ne faudrait pas pour protéger cette enclave musulmane, un ultimatum de l'OTAN comme on l'avait fait avec succès pour Sarajevo ?

R. : Vous savez les résolutions, c'est utile. Si on n'avait pas fait voter l'année dernière un certain nombre de résolutions, nous n'aurions pas aujourd'hui, la base juridique qui a permis à l'Alliance atlantique d'intervenir. Nous approuvons cette intervention car nous devons faire preuve de détermination face à l'attaque serbe sur Gorazde.

Q. : Alors pourquoi pas un ultimatum avec une menace de raids aériens, comme encore une fois, on l'avait fait pour Sarajevo ?

R. : C'est inutile puisque le dispositif existe et la menace de raids aériens s'est concrétisée. Ce qu'il faut, et c'est la raison pour laquelle nous sommes en train de réfléchir à une résolution du conseil de sécurité, c'est dire très exactement ce que nous voulons à Gorazde. À Sarajevo, nous l'avons dit. Nous avons dit : nous exigeons le retrait des armes lourdes clans un périmètre d'une vingtaine de kilomètres autour de la ville et cela a marché et cela continue pour l'instant à marcher. Nous voulons faire la même chose à Gorazde en disant très clairement quelles sont les exigences de la communauté internationale : un cessez-le-feu immédiat, le déploiement d'une force de l'ONU entre les belligérants, ce sont deux points qui pourraient figurer clans ce projet de résolution que nous sommes en train de mettre au point.

Q. : Et la France pourrait appuyer de nouveaux raids aériens ?

R. : La France considère que le dispositif qui est en place doit être utilisé dès lors que les conditions sont réunies. Vous savez, on vient de l'entendre dans la bouche des militaires de la FORPRONU, il y a eu des provocations, on le sait bien. À ces provocations, les Serbes une fois encore ont répondu de manière disproportionnée. Il faut leur faire savoir...

Q. : Des provocations, vous voulez dire que les Musulmans ont essayé de tirer profit de la situation ?

R. : Je viens d'entendre ce qui a été dit sur votre propre antenne et mis clans la bouche du général de la Presle et du Général Rose. Il faut faire savoir que la réaction serbe à ces provocations a été, je le répète, disproportionnée et que nous ne céderons pas. Mais, et c'est le deuxième message de la France, celui que j'ai voulu adresser cet après-midi à l'Assemblée nationale lors du débat qui a été consacré à ce problème, il faut absolument réamorcer le processus de discussion diplomatique. Il n'y a pas de solution de force dans ce conflit, il ne peut y avoir qu'une solution diplomatique et c'est pourquoi nous disons : ce qui a été fait depuis un mois, un mois et demi est bien, grâce aux Américains, grâce aux Russes, il y a un cessez-le-feu entre Croates et Musulmans, il est respecté, il y a un cessez-le-feu dans les Krajina entre Serbes et Croates, il est respecté mais cela ne suffit pas. Il faut remettre tout ceci en perspective dans un cadre global et cohérent et surtout remettre autour de la table de négociations les trois belligérants, c'est-à-dire les Croates et les Musulmans mais aussi les Serbes.

Q. : Mais est-ce que ce n'est pas une manière pour vous de tenter de reprendre la main alors qu'on a le sentiment au fil des semaines que le jeu une fois est devenu américano-russe, on le voit bien encore depuis hier avec…

R. : Il ne s'agit pas d'un problème de compétition pour savoir qui tient la main ou qui ne tient pas la main, il s'agit de savoir ce qui est efficace. La France a souhaité que les Américains et les Russes soient « dans le coup » si je puis dire. Ils s'y sont mis il n'y a pas longtemps. Cela a servi, cela a permis des progrès tout à fait substantiels. Aujourd'hui on se rend compte que rien ne peut être réglé s'il n'y a pas à la fois les Américains, les. Russes et les Européens et voilà pourquoi j'ai proposé qu'on envisage d'élargir la co-présidence de la conférence de Londres qui est assurée par un représentant des Européens et par un représentant de l'ONU aux Américains et aux Russes, S'il y a à la fois les Américains, les Russes, les Européens et l'ONU on peut convoquer les trois parties et leur dire : voilà, maintenant ce que nous exigeons de vous. C'est le souhait de la France.

Q. : Mais, Monsieur le ministre, c'est bien ce qu'on a fait au fil des mois tout au long de cette crise yougoslave et on a bien vu que cette conférence a accordé de plans successifs, de découpages territoriaux, aucun n'a été suivi d'effet et à supposer qu'ils le soient, ce serait bien une manière d'entériner finalement la purification ethnique et les victoires serbes sur le terrain.

R. : Faut-il renoncer ? Ma réponse est non. Il ne faut pas renoncer, il y a un plan d'action de l'Union européenne qui reste valable dans ses grands principes, il faut s'y raccrocher une fois encore et il faut, je le répète, essayer de remettre tout ceci en cohérence. Il faudra beaucoup de patience mais on a progressé, je l'ai rappelé tout à l'heure, on a progressé clans les Krajina, on a progressé entre les Croates et les Musulmans. C'est une longue affaire, il faut y déployer beaucoup d'énergie.

Q. : Mais ces progrès, on l'a bien vu, ont été dus principalement, au cours des dernières semaines en tout cas, au regain d'intérêt de Washington pour ces affaires yougoslaves.

R. : Non, les progrès ont été dus d'abord à l'initiative française qui a abouti à l'ultimatum de l'Alliance et ensuite au fait que tout le monde s'y est mis, les Américains c'est vrai, les Russes aussi, mais aussi les Européens et on voit bien qu'on aura forcément besoin de l'Europe, car moi je ne veux pas désespérer de la situation dans l'ex-Yougoslavie. Il faut déjà penser à la reconstruction et là il est évident que l'Union européenne aura un rôle à jouer à Sarajevo et dans d'autres villes.

Q. : Les Américains essaient de conforter les Russes qui se sont sentis un peu « écartés » disons, des procédures des deux derniers jours. Est-ce que Moscou va de nouveau agir, peser, sur les Serbes ?

R. : Moscou a eu un rôle utile au moment de l'ultimatum, on s'en souvient et il faut bien analyser la dernière réaction de Moscou. Le Président Eltsine a réagi avec une certaine brutalité, mais quand on regarde bien les déclarations qui ont été faites officiellement par le ministère des affaires étrangères russe, qu'est-ce qu'on constate ? Il n'y a pas de mise en cause sur le fond, de l'intervention de l'Alliance, simplement les Russes regrettent de n'avoir pas été informés. Je crois qu'ils ont raison sur ce point et qu'il faut davantage les associer au processus de décision et au processus diplomatique, c'est une des raisons de la proposition que la France a faite cet après-midi.

Q. : L'entêtement serbe ne vous surprend pas ? Vous disiez il y a plusieurs mois qu'au fond les sanctions allaient enfin être efficaces vis-à-vis de Belgrade, Milosevic est toujours là, les Serbes de Bosnie tiennent tête aujourd'hui ouvertement à l'OTAN et à l'ONU ?

R. : Vous savez, vous dites Milosevic est toujours là, les sanctions n'avaient pas pour objet de remplacer le régime de Belgrade. Il faut toujours en revenir à l'essentiel, les sanctions avaient pour objectif de le faire plier. Ils ont plié à Sarajevo, il faut quand même le rappeler, ils ont calé devant l'ultimatum de l'Alliance. Ce progrès est fragile et je me garderai bien de crier victoire aujourd'hui mais c'est dans cette direction qu'il faut continuer à aller, ci condition et cela c'est une des règles d'or de la diplomatie, de manier à la fois la carotte et le bâton si je puis dire. Voilà pourquoi il faut aussi en revenir au plan de l'action de l'Union européenne. Il faut dire aux Serbes : si vous continuez vos offensives, il y a les frappes aériennes, mais si vous voulez entrer clans un processus de discussions diplomatiques, alors nous sommes prêts à envisager une suspension progressive puis une levée des sanctions. Ceci fait partie du paquet global que nous avons à négocier.

Q. : Il n'y a pas d'images qui proviennent de Gorazde, est-ce qu'il n'y a pas, à cause de cette absence d'image, une vraie différence dans l'émotion et donc dans la détermination des occidentaux vis-à-vis de la situation des musulmans à Gorazde ?

R. : Qu'il y ait une différence dans l'émotion, c'est possible, encore que votre émission ce soir permette de sensibiliser l'opinion publique. Je ne crois pas qu'on puisse parler d'une moindre détermination de la communauté internationale et la preuve, les premières frappes aériennes effectives qui ont été opérées par l'Alliance atlantique l'ont été à Gorazde. Cela prouve bien que nous ne nous en sommes pas désintéressés, au contraire.

Q. : Onze Français travaillant pour une association humanitaire, « Première Urgence », sont toujours prisonniers des Serbes ce soir, que pouvez-vous faire pour eux ?

R. : Nous avons bien entendu énergiquement protesté auprès des autorités serbes et nous multiplions les démarches pour qu'ils soient libérés parce que cette prise d'otage est inacceptable.

Q. : Ces démarches passent par quels intermédiaires à partir du moment où, les contacts politiques officiels sont inexistants ?

R. : Comment ? Les contacts officiels ne sont pas inexistants, nous avons une ambassade à Belgrade, nous avons une ambassade en Bosnie-Herzégovine, nous avons des contacts.

Q. : Belgrade qui vient donc de réprimander l'Agence France Presse et aussi CNN en interdisant leurs correspondants sur place ?

R. : Ce n'est pas une nouveauté de découvrir que le régime de Belgrade n'a pas les mêmes standards que nous en matière de démocratie.

Q. : Précisément, Monsieur le ministre, on apprend de Pékin que le dissident Xu Wenli arrêté vendredi dernier a été relâché aujourd'hui. Est-ce que c'est un peu pour vous et pour le Premier ministre le coup de l'âne à la chinoise ?

R. : On pourrait dire exactement l'inverse. Cela prouve que la méthode a été bonne. Je voudrais dire deux choses à ce sujet. On nous a dit « la France a mis son drapeau dans sa poche », c'est faux. Nous avons dit très précisément et très directement aux autorités chinoises que nous condamnions la situation actuelle des droits de l'homme et des dissidents en Chine et nous avons dit aux Chinois, très explicitement : la meilleure manière pour de manifester votre bonne volonté, c'est de relâcher les dissidents. Et puis, la deuxième chose que je voudrais dire aussi, c'est qu'on a parlé d'une sorte de camouflet infligé à la France. De ce point de vue, je vous conseille la lecture d'un papier qui est publié dans Le Monde ce soir, qui est un petit chef d'œuvre où on décortique la vaste opération policière montée à l'occasion du déplacement de M. Balladur. Et qu'est-ce qu'il en ressort lorsqu'on a fini la lecture de ce papier…

Q. : Oui, c'est une démonstration qui prouve à quel point sur place, vous en avez été le prisonnier !

R. : Absolument pas, qu'est-ce qui ressort de ce papier si vous l'avez bien lu ? Il en ressort qu'on a conduit au poste de police deux à trois dissidents pendant quelques heures et puis qu'on les a renvoyés chez eux, qu'on leur a coupé le téléphone pendant quelques heures puis rétabli. C'est mal et je le condamne avec beaucoup de vigueur, mais cela permet de ramener à sa juste proportion ce qu'on a dit pendant ce voyage. Quand on veut trop prouver, on ne prouve rien du tout. J'aimerais qu'on soit aussi vigilant vis-à-vis de tous les pays qui ont des problèmes avec les droits de l'homme qu'on l'a été pendant ces 48 heures !

Q. : Est-il exact, Monsieur Juppé, que, sur cette question précisément, à Pékin et à Shanghai vous aviez, disons, une fermeté plus grande et peut-être l'envie d'un langage plus musclé que ceux qui ont été adoptés ?

R. : La distance vraiment déforme les choses ! Il parait que c'est ce qu'on a dit à Paris, si vous étiez venue à Shanghai, vous vous seriez aperçue qu'entre Édouard Balladur et moi-même, il y avait une totale unité de comportement et de ton, cela va de soi.


Le Point : 16 avril 1994

Le Point : S'il va vraiment une offensive serbe sur Gorazde, pourquoi avoir choisi des frappes aériennes très symboliques, ponctuelles, limitées ?

Alain Juppé : La réponse de la Forpronu a été proportionnelle à la menace. Je note au passage que les procédures de l'Onu ont été améliorées, comme l'avait demandé la France ; le temps qui s'est écoulé entre la demande d'intervention aérienne et la décision a été inférieur ù une demi-heure – et non pas supérieur à quatre heures, comme cela avait été le cas à Bihac.

Le Point : Quels moyens d'action aurions-nous si les frappes aériennes ne donnaient rien sur le terrain, si les Serbes continuaient leur offensive ? Êtes-vous sûr de l'efficacité de ces frappes ?

A. Juppé : C'est un vieux débat. On nous a alternativement expliqué que ces frappes n'avaient aucune efficacité, ou bien que c'était un remède-miracle. Je crois que ce n'est ni l'un ni l'autre. Elles sont nécessaires pour bien montrer la résolution de la communauté internationale, mais elles ne constituent pas une solution durable. C'est une façon de marquer le coup. La seule solution stable est de caractère politique et diplomatique. Ce qui me préoccupe, dans la situation actuelle, c'est le risque d'escalade et les retards pris par la négociation.

Le Point : Pourquoi n'y a-t-il pas eu d'ultimatum, comme à Sarajevo ?

A. Juppé : Parce que les conditions étaient déjà réunies pour une intervention militaire de l'Alliance. Et la décision a été prise, sans doute, clans l'urgence. Il faut maintenant, je le répète, passer à nouveau à la diplomatie. La méthode qui a été utilisée depuis un mois et demi, par les Américains d'abord, par les Russes ensuite, celle des contacts bilatéraux, a été utile. Elle a permis de parvenir à un accord entre les Croates et les Musulmans. Et d'instituer entre eux un cessez-le-feu qui est respecté. Mais la méthode est en train de trouver ses limites. On le voit bien aujourd'hui : on ne peut pas faire la paix à deux lorsqu'il y a trois parties clans le conflit. Ce que la France demande maintenant, c'est qu'on remette tout le monde, y compris les Serbes, autour de la table : les trois protagonistes, et également les grandes puissances, sans lesquelles il n'y aura pas de solution.

Le Point : En somme, vous voulez établir un pont entre le processus diplomatique piloté par les Américains et le processus européen ?

A. Juppé : Absolument. Le seul cadre global qui existe à l'heure actuelle, c'est le pian d'action européen.

Le Point : Les deux plans, l'américain et l'européen, sont-ils compatibles ?

A. Juppé : C'est une question que j'ai posée à plusieurs reprises à Warren Christopher, et j'ai eu une réponse positive. L'examen des textes permet de le vérifier : l'accord croato-musulman n'est pas en contradiction avec le plan européen. Il faut donc replacer les différentes initiatives dans une perspective globale. Concrètement, la France propose d'élargir les instances dirigeantes de la conférence de Londres afin d'associer à l'Union européenne et aux Nations unies les Américains et les Russes. La récente rencontre Owen-Stoltenberg-Redman ­Tchourkin est un premier pas en ce sens. Je crois que c'est la seule façon de dire aux trois parties sur le terrain: voilà la position commune des grandes puissances. Et voilà maintenant ce que nous demandons, à commencer par un cessez-le-feu entre Serbes et Musulmans qui permette d'éviter l'escalade sur Gorazde.

Le Point : Le cessez-le-feu, les Musulmans le refusent parce qu'ils considèrent être dans une position militaire difficile, et préfèrent continuer les combats.

A. Juppé : Cela, nous ne pouvons pas l'accepter. Car ce serait se laisser entraîner dans une spirale où l'Onu et l'Alliance atlantique soutiendraient les efforts de reconquête du gouvernement de Sarajevo. Le président Clinton lui-même vient de s'exprimer dans ce sens.

Nous sommes pour une logique de discussion, et non pas d'affrontement. On sait bien qu'à Gorazde, il y a d'abord eu une tentative des Musulmans, à laquelle les Serbes – comme à leur habitude – ont répondu de manière disproportionnée. Nous ne pouvons pas être les otages de ce jeu-là. Il faut le dire, maintenant, et il faut le dire à quatre (Européens, Américains, Russes et Nations unies).

Le Point : Pour ramener les Serbes dans la négociation, ne faut-il pas faire un effort de modulation de l'embargo ?

A. Juppé : C'est le deuxième argument qui milite pour un retour au plan d'action européen, car, dans ce plan, un lien est fait entre le processus de règlement politique et la suspension d'abord, puis la levée des sanctions contre la Serbie. Il faut le gros bâton, l'ultimatum sur Sarajevo en est un exemple, mais il faut aussi la carotte.

Le Point : À propos de la frappe aérienne à Gorazde, pourquoi ne pas avoir averti la diplomatie russe ?

A. Juppé : Les Russes ont voté la résolution 836 sur les zones de sécurité. Ils ont des contingents sur le terrain qui relèvent du commandement de la Forpronu, et c'est clans ce cadre que la décision a été prise. II n'y a donc rien là qui me paraisse de nature à pouvoir les choquer. En revanche, je trouve qu'il faut associer davantage les Russes au processus de paix. D'où la proposition de la France de remettre l'ensemble des acteurs – grandes puissances et belligérants – autour d'une table.

Le Point : Vous venez de faire, avec le Premier ministre, un voyage délicat, au cours duquel les Chinois ont donné l'impression de s'amuser à semer des obstacles à chacune de vos étapes, en multipliant les arrestations, la mise à l'écart, la détention ou la mise en résidence surveillée de dissidents. Comme cette mésaventure était déjà arrivée au secrétaire d'État américain, ne pouvait-on prévoir ce genre de risque, et donc s'en prémunir ?

A. Juppé : S'en prémunir, c'était ne pas y aller. Donc rester dans la situation antérieure, celle où la Chine et la France ne se parlaient plus. Quand je suis arrivé au ministère des Affaires étrangères, il y a un an, les contacts étaient quasiment rompus. Un seul exemple : notre ambassadeur de l'époque, qui est un de nos meilleurs diplomates et qui pratique parfaitement le chinois, n'avait plus de contact au niveau ministériel avec les autorités chinoises. On était dans un état de bouderie avancée. Peut-on imaginer que la France reste dans une situation de non-dialogue avec une puissance comme la Chine ? Peut-être certains s'y résignaient-ils. Moi, pas. Donc, nous avons tout fait – et cela a été long – pour rétablir le dialogue. J'ai senti en Chine la volonté de le renouer, et je n'ai pas du tout eu le sentiment que les autorités chinoises aient multiplié les difficultés. Le voyage a donc atteint son objectif. Que ceci n'ait pas été du goût de toutes les factions chinoises, ou de tous ceux qui observent les relations de la Chine avec le monde extérieur, c'est possible. Qu'il y ait eu des luttes d'influence, et que cela se soit manifesté par des mesures comme celles que vous avez évoquées, c'est possible. Mais je voudrais ajouter deux choses. D'abord, nous n'avons pas mis notre drapeau dans notre poche. Nous avons dit très clairement aux Chinois ce que nous pensions sur la situation des droits de l'homme dans leur pays. Nous ne l'avons pas fait en tonitruant dans les micros, mais notre message a été entendu.

Deuxièmement, sur les arrestations ou interpellations, il est très difficile d'y voir clair. Quand nous sommes arrivés à Shanghai, les dépêches d'agence ont dit : « arrestations ». Nous avons immédiatement demandé des explications aux autorités chinoises. J'ai moi-même convoqué l'ambassadeur de Chine en France sur place, et je lui aie dit : « Je veux une réponse dans les heures qui viennent. » La réponse est venue, sous la forme d'un engagement clair, donné par le ministre chinois qui accompagnait M. Balladur : il n'y avait pas de dissidents en prison depuis que nous étions arrivés …

Le Point : Ils ont joué sur les mots, puisqu'ils ne les ont pas mis en prison, ils les ont gardés dans un commissariat et libérés le lendemain de votre départ …

A. Juppé : L'agence Chine nouvelle a elle-même confirmé, le jour de notre départ, qu'il n'y avait pas eu d'arrestations et que les personnes interpellées avaient été relâchées.

Je suis d'ailleurs intéressé par l'extraordinaire vigilance dont on fait preuve sur les droits de l'homme en Chine. Quand nous nous succédons les uns et les autres clans des pays arabes qui appliquent la charia, qui nous interroge sur les droits de la femme ? Quand on va au Vietnam, qui nous interroge, avec la même pugnacité, sur les droits de l'homme au Vietnam ? Et je pourrais allonger la liste de tous les pays au monde où la situation des droits de l'homme n'est pas ce qu'elle devrait être. La France le dit. Nous l'avons dit aux Chinois. Tout le reste est exagération ou manipulation.

Le Point : N'était-ce pas une espèce d'aveu de faiblesse de notre part que d'aller à Pékin après avoir fait une sorte de virage à 180 degrés en abandonnant Taïwan ? N'avait-On pas des positions plus fortes autrefois, lorsqu'on équilibrait les relations entre Taïwan et la Chine ?

A. Juppé : Qui a dit que nous avions abandonné Taïwan ? C'est inexact. Notre coopération, notamment dans le domaine civil, reste prometteuse. Mais nous devons rétablir le dialogue politique avec Pékin, par exemple sur la situation en Corée du Nord, la situation au Cambodge, au Vietnam, la sécurité dans la zone asiatique … Ce sont des sujets très importants. On ne peut pas se couper d'un pays comme la Chine là-dessus. Quand à Taïwan, j'y reviens. Nous avons simplement dit que nous observerions, dans les ventes d'armes, la retenue qui s'impose, et que nous ne livrerions plus à Taïwan des armes susceptibles de mettre en danger la sécurité de la Chine. C'est bien le moins !

Le Point : Maintenant que nous avons terminé, et réussi, l'évacuation des François du Rwanda, laisserons-nous les habitants de ce pays continuer à s'entre-tuer ?

A. Juppé : La France peut-elle faire la police dans l'univers entier ? A-t-elle les moyens et la responsabilité d'empêcher, sur l'ensemble de la planète, les peuples de s'entre-tuer ?

Le Point : Nous seuls, peut-être pas, mais l'Organisation des Nations unies ?

A. Juppé : L'Organisation des Nations unies a essayé. La France aussi. Il y a des années que nous travaillons à la réconciliation des différentes factions, nous avons soutenu les accords d'Arusha, nous avons maintenu pendant des mois un contingent sur place – nous ne l'avons retiré, d'ailleurs, que l'an dernier, lorsque la force des Nation unies est arrivée. On pouvait penser que la réconciliation était en train de réussir. Et puis il y a eu cet attentat contre l'avion qui transportait les présidents du Rwanda et du Burundi, provoquant l'explosion actuelle. Notre devoir était bien évidemment d'évacuer nos ressortissants : nous l'avons fait, avec beaucoup de sang-froid et de rapidité. Maintenant, il va falloir recréer des conditions de dialogue, et redonner à l'Onu tout son rôle. Nous allons y travailler.

Le Point : Dans l'Algérie qui s'enfonce dans la guerre, civile, un nouveau changement d'équipe vient d'avoir lieu au sein du pouvoir …

A. Juppé : Oui, encore qu'il soit prématuré d'en parler, parce qu'il est difficile d'interpréter la signification du remaniement ministériel que vient de décider le général Zeroual. Quelle sera la ligne prise par le nouveau gouvernement ? On le verra lorsqu'on connaîtra la composition de ce gouvernement, notamment sur deux points importants : le ministère de l'Intérieur – reste-t-on sur une ligne de fermeté ? – et le ministère des Finances – maintient-on la ligne de discussion avec le Fonds monétaire international ?

Le Point : Qu'allons-nous faire si les choses s'aggravent en Algérie ? Sommes-nous prêts à accueillir tous ceux qui voudront venir sur le sol français ?

A. Juppé : Nous accueillerons bien entendu les citoyens français. Nous avons déjà rapatrié pratiquement les deux tiers de nos expatriés. Puis il y a les binationaux qui sont titulaires d'un passeport français.

Au-delà, il faut poser clairement le problème : est-ce que la société française, aujourd'hui, peut et doit s'ouvrir à des dizaines de milliers – ça peut atteindre des centaines de milliers – d'Algériens binationaux potentiels, mais non titulaires d'un passeport français – ou même tout simplement réfugiés ? La générosité et les bons sentiments, c'est très bien. Mais les réalités de l'équilibre social, en France, c'est aussi quelque chose qui compte. Je ne crois pas que la France puisse aujourd'hui s'ouvrir à 68 des milliers de migrants venus d'Afrique du Nord. Il y a d'autres pays qu'on peut appeler à la solidarité : les voisins de l'Algérie, d'autres pays méditerranéens … La France ne peut pas faire cela toute seule.

Le Point : La France face à ce drame, ne se sent-elle pas un peu lâchée par certains de ses alliés traditionnels ?

A. Juppé : Elle se sent seule. Elle se sent en première ligne, c'est tout à fait vrai. Nous essayons de faire deux choses : d'abord convaincre un certain nombre
De nos partenaires que, même si le dialogue politique est nécessaire, l'arrivée d'un régime extrémiste, anti-français, anti-européen, anti-occidental, en Algérie, menacerait globalement les équilibres de la région. Avec un effet de contagion inévitable, me semble-t-il, sur les autres pays du Maghreb, peut-être même au-delà.

Ensuite, nous essayons d'encourager les Algériens à réformer leur économie et cherchons à mobiliser l'aide internationale pour les y aider. Dès lors que la dévaluation du dinar a été opérée et l'accord avec le Fonds monétaire signé, il faut absolument que la dette de l'Algérie soit rééchelonnée, que les pays européens, et si possible les autres – j'ai fait appel au Japon, deuxième créancier de l'Algérie –fassent le nécessaire pour desserrer cette espèce d'étau qui étouffe complètement l'économie algérienne.

Le Point : Ne ressentez-vous pas un raidissement de la politique étrangère de la Russie depuis l'élection de la nouvelle Douma ?

A. Juppé : Si, mais avec sans doute des hésitations ou des contradictions qui sont liées à la complexité du paysage politique en Russie. Il suffit de penser à ce qui se passe à propos de l'ex-You­goslavie : des coups de gueule un jour, puis on calme un peu le jeu. Il y a donc très certainement la nécessité, pour le président Eltsine et son gouvernement, de tenir compte de la montée nationaliste dans l'opinion et dans la Douma, mais il y a en même temps chez eux la volonté de continuer la coopération et le partenariat avec l'Ouest.

Le Point : Devons-nous moduler notre altitude sur leur nouvelle position ?

A. Juppé : Je suis de ceux qui pensent qu'il faut aider la Russie, qu'il ne faut pas l'isoler. À condition de me dire un certain nombre de vérités. Premièrement : les droits de l'homme et la démocratie, ça existe. On en parle en Chine, parlons-en aussi à propos de la Russie. L'état de droit y a progressé avec les élections législatives et le référendum de décembre, mais il y a encore à faire. Deuxième vérité : on vous aide, mais sous conditions. On n'est pas prêts à mettre notre argent dans le tonneau des Danaïdes, et ça ne peut être efficace que s'il y a des réformes économiques en Russie. Troisième vérité : nous ne sommes pas prêts à reconnaître à la Russie un droit de veto sur ce qui se passe en Europe centrale et orientale. Pour ce que les Russes appellent l'« étranger proche », nous voulons bien reconnaître une responsabilité particulière à la Russie, mais sous condition que ce soit dans le cadre des Nations unies, ou dans le cadre de la CSCE. Pas de chèque en blanc. Je crois que ces trois vérités sont bonnes à dire dans le cadre d'une politique d'ouverture et de coopération franche. J'irai en Russie au mois de mai, et c'est bien ce que j'ai l'intention de dire.