Texte intégral
L. Joly : On vient d'apprendre la signature entre la Corée et GEC-Alsthom, c'est un succès pour la recherche appliquée ?
F. Fillon : C'est un succès pour la recherche appliquée, pour les entreprises mais aussi pour la recherche fondamentale. Il n'y a pas de recherche appliquée sans une bonne recherche fondamentale et puis les moyens financiers que les entreprises vont dégager grâce à la vente de ce TGV profiteront d'une façon ou de l'autre à la recherche française.
L. Joly : Aujourd'hui s'ouvre un débat sur les objectifs de la recherche en France. 1 200 chercheurs ont publié un manifeste dans lequel ils clament leur mécontentement. Quelle est votre réaction ?
F. Fillon : C'est leur façon à eux de participer à la consultation que j'ai organisée. Ils ne peuvent pas prétendre présenter l'opinion de la totalité des chercheurs comme ils le disent. En réalité, des milliers de chercheurs participent à la consultation depuis maintenant plusieurs mois. Le CNRS a organisé des dizaines de colloques en région pour préparer la consultation nationale. Et j'ai sur mon bureau les conclusions de l'ensemble de ces réflexions. Il y a un groupe de chercheurs qu'on n'a pas beaucoup entendu ces dernières années qui tout d'un coup se manifeste. Son texte est extrêmement positif et général et j'ai dit que je pourrais moi-même le signer. Et je le verse donc à la contribution.
L. Joly : Ces chercheurs n'ont pas l'air justement de vouloir se laisser enfermer dans la recherche appliquée.
F. Fillon : Ils ont raison et le gouvernement n'a pas du tout l'intention de les enfermer dans la recherche appliquée. Nous sommes dans une consultation et ces chercheurs disent : oh là là, c'est très dangereux le ministre consulte mais il va sûrement prendre de mauvaises décisions. Comment peuvent-ils savoir à l'avance quelles seront les décisions que le gouvernement va prendre à l'issue de cette consultation. Il n'y a pour l'instant aucune indication, je ne me suis pas exprimé puisque par définition j'ai voulu écouter les chercheurs, ça fait six mois que je les écoute. Nous arrivons au terme de cette consultation et le gouvernement va prendre ses décisions. Il est clair, par exemple, que le souci de préserver l'outil de recherche fondamental français, et notamment les organismes publics de recherche, est un souci commun à l'ensemble des chercheurs qui ont été consultés et que nous allons entendre.
L. Joly : Ce qu'aimeraient ces chercheurs c'est qu'on préserve le nombre de postes. Envisagez-vous de renouveler les recrutements des chercheurs qui vont partir à la retraite ?
F. Fillon : Bien évidemment. La difficulté c'est de savoir comment anticiper ces départs en retraite qui vont être très nombreux en raison des titularisations importantes qui ont eu lieu par à-coups dans notre histoire récente. Nous sommes dans une situation budgétaire difficile. Je voudrais toutefois que les chercheurs français regardent ce qui se passe chez nos voisins, l'Allemagne fait un effort de rigueur dans la conduite de sa politique de recherche beaucoup plus sévère que ce que nous faisons puisque notre budget continue d'augmenter alors que celui de l'Allemagne diminue. La recherche ne peut pas être complètement déconnectée des réalités économiques du pays.
L. Joly : Quels sont vos objectifs ? Vous voulez que les entreprises s'intéressent davantage à ce que font les chercheurs ?
F. Fillon : Les grands défauts, les grandes faiblesses de la recherche française sont effectivement d'une absence de pilotage stratégique de l'État et puis, une très grande faiblesse de la recherche industrielle. C'est donc sur ces deux points que nous allons essayer d'agir. Redonner à l'État sa capacité de donner des orientations stratégiques à la recherche, il ne faut pas que l'État se mêle de la gestion quotidienne des organismes mais en revanche, c'est à lui de tracer les grandes orientations. Et puis, favoriser, tenter de trouver les moyens pour permettre aux entreprises de faire plus de recherche. Il faut savoir qu'en France la recherche publique correspond à un effort qui est comparable à celui des États-Unis, du Japon ou de l'Allemagne. La faiblesse est dans la recherche industrielle qui est très insuffisante dans notre pays.
L. Joly : C'est une question d'investissement financier de la part des entreprises ?
F. Fillon : C'est une question d'investissement mais aussi d'état d'esprit. La formation de nos chefs d'entreprise, la formation de leurs cadres, doit donner une plus grande place à l'avenir à la recherche de manière à ce qu'ils soient, une fois aux commandes de leur entreprise, plus sensibles aux problèmes de la recherche et surtout capable d'un dialogue avec des chercheurs qui n'est pas aujourd'hui très facile.
L. Joly : Est-ce qu'en période de crise, on peut raisonnablement demander ça à des chefs d'entreprise ?
F. Fillon : C'est l'avenir de leur entreprise qui est en cause. Notre pays comme tous les grands pays développés, va devoir faire face à une concurrence accrue, c'est une évidence, du reste du monde et il ne s'en sortira que par l'intelligence, c'est-à-dire par une formation meilleure de ses cadres et par plus de recherche.
L. Joly : Avec ce débat national, vous voulez faire une loi ?
F. Fillon : Non, le Parlement débattra à la fin du mois de juin d'un rapport d'orientation. La loi s'applique mal à la recherche qui ne peut pas être programmée, planifiée. En revanche, à partir du rapport d'orientation et donc de l'expression du Parlement qui a son mot à dire aussi sur ces sujets, autant que les 1 200 chercheurs qui s'expriment dans Le Monde. Nous prendrons les décisions, au fur et à mesure du temps, qui s'imposent. Décisions budgétaires dès le budget de 95, décisions ici ou là, de réforme de tel ou tel statut, si cela est nécessaire.
L. Joly : Jeudi prochain, il y a un comité interministériel pour préparer les états généraux de la jeunesse, ça fait suite à l'affaire du CIP, affaire dans laquelle on ne vous a pas beaucoup entendu ?
F. Fillon : Chacun a son rôle. Les affaires de formation professionnelle sont de la compétence du ministre du Travail. En ce qui me concerne, le ministère de l'Enseignement supérieur a beaucoup travaillé ces derniers mois à la rénovation de la filière technologique qui est sujet qui n'est pas éloigné de celui du CIP et des états généraux de la jeunesse. Nous apporterons notre pierre à la constitution de ces états généraux
L. Joly : Qu'allez-vous proposer à ces jeunes ?
F. Fillon : Les États généraux sont surtout pour les entendre, savoir quelles sont leurs attentes puisqu'à l'évidence il n'y a un grand décalage entre leurs attentes et l'analyse généralement faite de leurs besoins. Ce que j'ai proposé au Premier ministre, c'est d'une part, une consultation personnelle de chaque jeune français. C'est un travail difficile à réaliser, qui nous sortira peut-être un peu des grands-messes où les idées les plus convenues émergent et puis ensuite, la constitution d'un groupe de personnalités regroupant des philosophes, des sociologues, des personnalités aussi en vue dans le monde de la jeunesse pour faire la synthèse de cette consultation et proposer au gouvernement un certain nombre de mesures.
L. Joly : Que pensez-vous de la situation à Gorazde aujourd'hui ?
F. Fillon : Il ne faut pas relâcher notre effort. Il faut continuer et sur le plan diplomatique et sur le plan d'un usage modéré de la force, il faut surtout travailler en étroite liaison avec la Russie qui a un rôle clef à jouer dans cette région. Mais ce qui se passe à Gorazde illustre bien les limites de nos possibilités d'action. Et contrairement à ce qu'on entend dire à l'occasion de ce siège de Gorazde ce ne sont pas les moyens qui nous manquent, ce n'est pas l'armée européenne qui nous manque, c'est la volonté de se battre. Est-ce que les jeunes français sont prêts à aller mourir pour Gorazde.