Texte intégral
Lutte Ouvrière : 15 avril 1994
Procès Touvier
Se rappeler, oui, mais de tout !
Depuis des semaines, on nous rebat les oreilles du procès Touvier, ce vieillard jugé avec cinquante ans de retard. Évidemment, on ne le juge aujourd'hui que pour le seul fait pour lequel il n'a été ni amnistié ni gracié ; un fait non prescrit car il s'agit de participation à un génocide.
Mais l'affaire Touvier est plus que symbolique. D'abord il a été caché pendant plusieurs dizaines d'années dans des monastères et des couvents par des religieux qui se sont relayés. Puis il a été gracié par Pompidou, le président qui avait comme préfet de police de Paris Maurice Papon qui, lui aussi, aurait bien pu être poursuivi, tout comme Touvier, pour des faits voisins datant de la même époque et qui, jusqu'ici, ne l'a pas été.
Oui, il faut se souvenir. De tout !
Il y a cinquante ans, à la veille du débarquement du 6 juin 1944, De Gaulle avait à affronter un problème de taille.
Avec quels policiers, juges, hauts fonctionnaires, préfets, chefs de service dans les ministères, administrateurs, etc., allait-il gouverner la France ?
Avec ceux d'avant-guerre, de la IIIe République, qui étaient dans leur immense majorité restés en place sous l'État français pendant les années Pétain ? Tous n'avaient pas forcément montré un zèle excessif, mais tous avaient servi l'État pétainiste, son ordre, ses lois, y compris les lois anti-juives. Les juges avaient appliqué les lois concernant les commerces juifs, les biens juifs, et les policiers aussi. Ils avaient mené des enquêtes, voire organisé des rafles comme celle du Vel d'Hiv.
Ils avaient protégé les champions de l'import-export devenus trafiquants avec l'Allemagne, les banquiers spéculant sur la monnaie, ou les « nouveaux riches » du marché noir qui n'étaient pas nouveaux du tout.
Par contre ils avaient gouverné et sévi contre la population. Ils avaient organisé des rafles dans les gares et le métro contre les malheureux citadins qui avaient essayé de se procurer un peu de ravitaillement auprès de leur famille ou de leurs amis restés à la campagne. Rafles dans les filets desquelles se prenaient aussi quelques prisonniers évadés, résistants, réfractaires au Service du travail obligatoire en Allemagne, ou Juifs.
Alors, prendre des hommes nouveaux ? Oui, mais qui ? Quelles garanties ceux-là pourraient-ils offrir à la bourgeoisie ?
Se servir des hommes qui avaient été nommés sous la IIIe République et avaient servi Pétain ? Oui, mais comment la population allait-elle accepter cela ?
De Gaulle préféra, tour compte fait, prendre ce risque. On sacrifia quelques comparses ou quelques hommes trop en vue, on tondit quelques malheureuses, prostituées ou pas, qui s'étaient affichées avec des Allemands dans les quartiers populaires (celles qui avaient eu le bon goût de ne s'afficher qu'aux réceptions de la Kommandantur gardèrent leurs cheveux tandis que leurs époux gardèrent leur liberté). On sacrifia quelques magistrats, quelques policiers des brigades spéciales. Et avec l'aide des organisations de résistance, on blanchit des dizaines de milliers d'autres en découvrant qu'ils n'étaient restés en place que sur ordre de la « Résistance ».
Par exemple, cet ami de Mitterrand qui vient de se suicider avait fait partie, pendant l'Occupation, de l'organisation d'extrême droite qui a donné naissance à la Milice, celle de Darnand, celle de Touvier... mais il ne l'avait fait, diton, que pour renseigner la Résistance.
Le Parti Communiste Français fut complice, lui dont pourtant les militants avaient été les principales victimes de cet appareil d'États. C'est ainsi que Maurice Thorez, interdit de séjour sur le territoire français, qui dut attendre décembre 1944 pour avoir l'autorisation d'y revenir, fit dissoudre, sans doute en remerciement, ce qu'on appelait les Milices patriotiques afin qu'il n'y ait « qu'une seule police », c'est-à-dire l'ancienne police de 1939, la même que celle de Vichy.
Alors oui, ce procès de Touvier peut et doit aider à se rappeler, mais de tout cela aussi.
Lutte Ouvrière : 22 avril 1994
Le désastre de l'ex-Yougoslavie
Les grandes puissances impuissantes peut-être, responsables sûrement
Après les couplets enthousiastes, entendus il n'y a pas si longtemps sur les prétendus succès politiques remportés en Bosnie par l'ONU, l'OTAN, ou les Européens (selon les commentateurs), journalistes et hommes politiques s'interrogent de nouveau devant le spectacle de ce qui se passe à Gorazde, sur la capacité des grandes puissances à faire accepter, d'une manière ou d'une autre, une solution pacifique aux différents camps en présence.
Que l'ONU, l'OTAN, l'Europe des Douze, soient tous autant qu'ils sont absolument impuissants, c'est ce que les faits démontrent amplement. Mais impuissants à quoi ? C'est la question qu'il faut se poser.
On nous présente en effet les interventions des grandes puissances en Bosnie comme des opérations humanitaires, destinées à rétablir la paix, à protéger les populations, voire à empêcher de nouveaux « crimes contre l'humanité », comme ceux commis durant la Seconde Guerre mondiale. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
Si les grandes puissances étaient mues par le souci de la paix, elles ne se seraient pas empressées de reconnaître les États nés de l'éclatement de la Yougoslavie. Si celle-ci s'est disloquée, c'est du fait de l'affrontement de cliques rivales, s'abritant derrière les différences nationales pour justifier leur prétention à gouverner « leur » État, à agrandir « leur » territoire. Et la logique de cet éclatement de la fédération yougoslave, c'était aussi celui de chacune de ses républiques constitutives, réunissant en leur sein des peuples différents. C'était la possibilité d'un embrasement comme celui auquel nous avons assisté.
Ce qui inquiète les grandes puissances, c'est que l'incendie pourrait se propager encore plus loin en Europe de l'Est. Alors, elles voudraient bien, effectivement, que l'ordre soit rétabli dans la région. Mais pour rétablir cet ordre, elles ne comptent pas sur tous ceux qui, dans l'ex-Yougoslavie, aspirent à vivre en paix avec leurs voisins, quelles que soient leur origine ethnique ou leurs idées à propos de la religion. Elles n'en appellent pas aux peuples, par-dessus la tête de leurs dirigeants. Non, pour rétablir l'ordre, les grandes puissances espèrent simplement que les gangsters qui se trouvent à la tête des différents États nés du morcellement de la Yougoslavie et dont elles savent bien que ce sont des gangsters-finiront par conclure un compromis. Et elles ne veulent se fâcher vraiment avec aucun, chacun pouvant devenir demain le gendarme dont elles auront besoin dans la région.
Et la Bosnie n'est pas une exception. Dans la plupart des États du Tiers Monde, dans leurs ex-colonies en particulier, les grandes puissances impérialistes aident au maintien de régimes dictatoriaux, corrompus, dont elles savent très bien qu'ils sont les bourreaux de leurs peuples, mais dont justement elles apprécient le rôle de garde-chiourme, qui permet aux trusts de l'industrie et de la finance de prospérer sur le dos de tous les miséreux du monde. La France, dans ses ex-colonies, du Maroc au Gabon en passant par le Tchad et bien d'autres, n'est pas en reste à ce propos.
Et nous aurions tort de nous dire qu'après tout nous avons la chance de vivre dans un pays démocratique, où de telles choses ne peuvent pas se passer.
Car si les dictateurs et les chefs de guerre qui sèment la terreur en Bosnie ou ailleurs sont des gangsters, les dirigeants des grandes entreprises des pays riches, comme les hommes politiques qui sont à leur service, sont dans le fond des gangsters bien plus dangereux, et tout aussi méprisables. Pour le moment, ces gens-là hésitent certes à intervenir en Bosnie, autrement qu'en envoyant quelques « casques bleus ». Mais on a vu, lors de la guerre du Golfe, que quand ils estiment leurs intérêts menacés, ils sont prêts à faire parler la poudre. Deux fois dans le siècle, déjà, les dirigeants économiques et politiques des grandes puissances ont mis le monde à feu et à sang. Et ils seraient tout à fait capables de le refaire.
Alors, pour reprendre la formule de l'écrivain Hemingway dans les années précédant la Seconde Guerre mondiale, ne nous demandons pas pour qui sonne le glas en Bosnie. Il sonne peut-être pour nous.
Lutte ouvrière : 29 avril 1994
Afrique du Sud
Enfin l'Apartheid est mort mais pas l'exploitation
Ils ont été des millions, le 27 avril, à faire la queue devant les bureaux de vote des ghettos noirs sud-africains. Des millions de Noirs pauvres qui ont tenu à exercer ce droit de vote qui leur avait été toujours refusé par la minorité des Blancs riches qui vivaient et prospéraient de leur sueur.
En Afrique du Sud, il n'a pas manqué de politiciens – blancs pour la plupart, mais pas seulement – et de soi-disant experts en politique pour claironner par avance que donner le droit de vote aux pauvres des townships, c'était du gâchis. Les masses noires « n'ont pas l'habitude », car disaient-ils, « elles ne s'intéressent pas à la politique », « elles doivent être éduquées ».
Mais la majorité noire d'Afrique du Sud a prouvé, bien avant d'avoir la possibilité de s'exprimer dans les urnes, que la politique, la vraie c'est-à-dire celle qui consiste pour les masses à prendre leurs intérêts collectifs en main, était leur affaire. Et si, en particulier, des élections multiraciales au suffrage universel ont lieu aujourd'hui en Afrique du Sud, c'est quand même bien parce que, tout au long des deux décennies écoulées, les électeurs noirs d'aujourd'hui en ont fait, de la politique, en se battant pour imposer ces droits qu'on a fini par leur reconnaître, au moins sur le papier.
Et si Mandela et De Klerk peuvent recevoir les louanges de Clinton pour avoir « fait triompher la démocratie en Afrique du Sud », après avoir reçu celles des jurés du prix Nobel de la Paix l'an dernier, c'est quand même bien la détermination et la combativité de centaines de milliers, de millions de Noirs pauvres anonymes qui, de grèves en soulèvements et en explosions de colère, que beaucoup ont d'ailleurs payés de leur vie, ont fini par avoir raison du système ignoble de l'Apartheid. Ce sont bien les masses noires pauvres qui ont contraint les hommes de la bourgeoisie à entrouvrir les portes de cette prison raciale et sociale qu'était l'Apartheid, de peur de voir leurs prisonniers faire voler eux-mêmes ces portes en éclats.
À en juger par les interviews montrées ici par la télévision, nombre de Noirs considèrent leur vote comme un instrument pour aller de l'avant et en finir avec la violence qui ravage le pays. Comme le disait une électrice, « qu'importe les bombes, elles ne peuvent plus rien nous faire ; maintenant les choses peuvent avancer ».
Avancer, mais vers quoi ? La violence de l'extrême-droite blanche, celle des forces de répression ou celle de la guerre civile larvée qui se livre dans les townships depuis des années, ne s'arrêteront pas au lendemain des élections. C'est l'héritage empoisonné de l'Apartheid.
C'est l'Apartheid qui a créé artificiellement les homelands, ces réserves soi-disant autonomes où il a parqué les millions de Noirs dont il n'avait pas un besoin immédiat pour son économie. Et si un Buthelezi peut aujourd'hui se servir de l'identité zouloue pour appuyer ses ambitions politiciennes, c'est parce que l'Apartheid l'avait nommé garde-chiourme de l'un de ses homelands, le Kwazulu, sous prétexte de recréer artificiellement une patrie zouloue. Du même coup les Zoulous avaient été chassés du reste du pays, relégués au rang de travailleurs migrants isolés du reste de la population.
Pire, ceux qui sont censés, au lendemain des présentes élections, résorber ces plaies et ces bombes à retardement laissées par l'Apartheid, ce sont les mêmes par l'Apartheid, ce sont les mêmes juges, militaires, policiers et fonctionnaires qui, hier encore, attisaient les haines, déportaient et torturaient les militants, quand ils ne les assassinaient pas purement et simplement, au nom de l'Apartheid.
C'est cela, l'avenir que propose aujourd'hui Mandela aux Noirs pauvres, au nom de l' « unité nationale », comme s'il pouvait y avoir quelque chose de commun, une solidarité entre les victimes et leurs anciens tortionnaires.
Parce qu'il ne peut y avoir d' « unité » entre les exploiteurs et les exploités, sous peine pour ces derniers de renoncer à se défendre contre l'exploitation.
Or c'est justement cela que Mandela propose au nom de l'unité. Comme il l'a dit à un aréopage de boursiers la veille des élections, les actionnaires n'ont rien à craindre de l'ANC.
L'Apartheid aura sans doute disparu du vocabulaire officiel au lendemain des élections il faut s'en réjouir sans retenue. Sans doute y aura-t-il une majorité de ministres noirs dans le nouveau gouvernement. Sans doute aussi verra-t-on plus de contremaîtres et de directeurs de couleur dans les usines. Mais pour les travailleurs noirs, l'exploitation continuera.
Et, en dépit des déclarations et des promesses que Mandela peut faire aux pauvres des townships, celles de logements décents et d'emplois pour la majorité de ceux qui sont aujourd'hui au chômage, la nouvelle Afrique du Sud n'en restera pas moins un pays pauvre, à peine plus riche que l'Algérie, dont les gratte-ciels et les fortunes colossales appartiennent à une minorité qui les ont bâtis sur l'exploitation sanguinaire de la majorité noire.
Pour que la fin de l'Apartheid se traduise par la fin de la misère du prolétariat noir et de sa surexploitation, il faudrait bien plus que les bonnes paroles d'un Mandela, à commencer par l'expropriation des grands capitalistes de l'Apartheid.
Et il ne faudrait pas que la classe ouvrière noire perde la mémoire, et qu'elle oublie la force qu'elle a su avoir dans le passé, dans les townships et dans les usines, lorsqu'elle faisait trembler la bourgeoisie blanche en Afrique du Sud et qu'elle, inquiétait les riches actionnaires des compagnies sudafricaines jusqu'aux USA.
Il faut espérer que le prolétariat sud-africain se montre encore riche et fort de son passé de luttes, qu'il sache riposter au dévoiement de ses combats passés par les dirigeants nationalistes, en renouant avec ses traditions de lutte encore toutes fraîches, mais en se donnant cette fois pour objectif celui de son émancipation sociale.