Texte intégral
A. Ardisson : Que pensez-vous de l'impuissance à Gorazde, en tant qu'ancien ministre de la Défense, et aussi face à cette impuissance de l'ONU ?
J.-P. Chevènement : Beaucoup de peine et aussi beaucoup de colère. Colère, vis-à-vis de l'irresponsabilité de tous ceux qui nous ont conduits dans cette situation. C'est vraiment l'enlisement total ! On a oublié que, dans une affaire aussi complexe, il n'y avait pas de solution purement militaire, il ne pouvait y avoir qu'une solution politique, appuyée le cas échéant sur des moyens militaires. Le fond de l'affaire, consistait à arriver à une solution politique permettant au peuple yougoslave qu'on a laissé se déchirer, qu'on a conduit à le faire par la reconnaissance prématurée, sans garantie, sans précaution, des frontières intérieures de la Yougoslavie, c'était il y a 18 mois, on a donc conduit la Yougoslavie à une guerre civile épouvantable. Et aujourd'hui, on feint de croire que quelques frappes aériennes, peuvent régler la question. En faisant appel à l'OTAN comme on l'a fait il y a un mois, nous avons donné aux USA, la possibilité de substituer au plan de l'ONU qui était aussi le plan européen, un autre plan : le plan des fédérations croato-musulman qui, en soit, pouvait se défendre, si en même temps il incluait une solution pour les Serbes de Bosnie, qui existent aussi. Dans cette affaire, on a fait comme si, depuis le début, les Serbes de Bosnie n'existaient pas, or ils sont le tiers de la population. Ils occupaient traditionnellement la moitié du territoire, essentiellement les montagnes. Et quand on veut régler un problème politique, on doit tenir compte de toutes les parties.
A. Ardisson : Votre attitude est celle que vous aviez lors de la guerre du Golfe, quand vous aviez démissionné de votre poste, étant opposé à la guerre. Vous prôniez une solution politique, diplomatique et vous pointiez alors le doigt sur les USA...
J.-P. Chevènement : G. Bush a défendu un intérêt politique précis : le sien pour se faire réélire, ensuite le contrôle direct des ressources pétrolières de cette région et donc les Américains ont mis le paquet en écrabouillant l'Irak qui était un des rares pays arabes à sortir du sous-développement. On voit par contre, qu'en Bosnie-Herzégovine, cela n'a pas d'intérêt majeur, sauf quelques frappes aériennes et beaucoup de rodomontades. J'entendais le porte-parole du département d'Etat américain dire il y a quelques jours : « Si les Serbes veulent l'escalade, ils l'auront ». Quand on tient de pareils propos, il faut avoir les moyens de sa politique. Ce que je reproche aux USA, et de manière générale aux gouvernements occidentaux, c'est de ne pas avoir les moyens de la politique qu'ils affirment.
A. Ardisson : Vous voulez dire qu'on n'a pas dépêché sur place les forces nécessaires pour aboutir à une vraie frappe aérienne ?
J.-P. Chevènement : Oui, et j'ai honte pour tous les responsables politiques qui nous ont déclarés pendant des mois, des années, que quelques frappes aériennes suffiraient à régler la situation. On voit bien que c'est plus compliqué, qu'en réalité il faut tenir le terrain. Et si on veut tenir le terrain, il faut envoyer des milliers d'hommes, voire des centaines de milliers.
A. Ardisson : La Russie qui a eu une partie des clés de cette affaire, entre les mains, l'émissaire d'Eltsine, ont fait hier un revirement en disant qu'il ne faut plus discuter avec les Serbes. Que peut-on faire ?
J.-P. Chevènement : Les Russes doivent faire la pression maximale sur les Serbes de façon à arriver à un cessez-le-feu mais aussi à un règlement politique global. On voit bien qu'aujourd'hui, dans l'ex-Yougoslavie, il faut organiser un espace peut-être croato-musulman, un espace serbe et puis l'espace de l'ex-Macédoine. Ce sont des réalités. On ne peut pas faire comme si les peuples n'existaient pas.
A. Ardisson : A. Juppé et F. Mitterrand tentent de reprendre l'offensive en matière diplomatique. A. Juppé veut créer un partenariat de négociations entre l'ONU et l'Union européenne. F. Mitterrand a écrit au secrétaire général de l'ONU, au président grec de l'Union européenne, à Clinton, à Eltsine. Est-ce que l'Europe a parlé d'une même voix, n'est-ce pas un échec pour elle cette affaire ?
J.-P. Chevènement : C'est un échec pour la France et donc pour l'Europe. La France, dès le départ, s'est laissé mettre à la remorque, d'abord des Allemands, lors du démembrement sauvage de la Yougoslavie et ensuite, aujourd'hui, des USA. On nous a rebattus les oreilles de, l'identité européenne de Défense et maintenant on se tourne vers l'OTAN qui envoie quelques avens. Dès qu'un avion anglais se fait abattre, on met les pouces. On voit l'efficacité dans le nord de l'Irak : les Américains tirent sur tout ce qui bouge, y compris sur des hélicoptères américains. Je crois donc, qu'il est temps de conduire tous les partenaires autour d'une table de négociation, de réunir tous les moyens de pression disponibles – militaires, économiques avec les sanctions, politiques avec le rôle de la Russie qui est essentiel dans cette région du monde – Il faut arrêter de se faire tuer jusqu'au dernier Musulman.
A. Ardisson : Vous êtes toujours opposé à l'Europe de Maastricht, vous l'avez dit et redit, mais vous présentez une liste, demain matin on connaîtra les noms sur cette liste, elle est donc prête ?
J.-P. Chevènement : Oui, elle est prête jusqu'au 87e nom. C'est M. Gallo qui a souhaité clôturer notre liste. Il est député européen sortant. Notre liste sera une liste de large rassemblement, avec une composante venant non seulement du PS mais aussi de la mouvance communiste. Il y aura une bonne quinzaine d'élus venant de ce côté-là, une composante féministe, des gaullistes de progrès, des radicaux et notamment mendésistes, des gens de sensibilités très diverses, des écrivains, un officier général, des gens très à l'image de ce qu'est notre pays.
A. Ardisson : Quel va être votre programme ?
J.-P. Chevènement : La parité hommes-femmes.
A. Ardisson : Vous aussi !
J.-P. Chevènement : Nous avons déposé une proposition de loi constitutionnelle pour que dans toutes les Assemblées, jusqu'au plus petit conseil municipal, il y ait autant de femmes que d'hommes. C'est fondamental pour le renouvellement de la vie politique et cela, à l'instigation de G. Halimi, numéro 2 sur la liste. Ensuite, le travail : l'argent cher tue la production. C'est la conséquence de la politique du franc fort. Il y a un lien entre cette politique obstinément maintenue depuis près de 15 ans et la croissance régulière du chômage. Nous voulons remettre la production avant la finance, faire baisser les taux d'intérêt d'au moins 3 points, pour encourager l'investissement. Également : l'innovation, l'embauche, mettre en œuvre une politique industrielle. Créer un vaste secteur d'utilité sociale, renouer avec la croissance, mais aussi réorganiser la société en fonction des besoins véritables. C'est notre deuxième point.
Le troisième : la France ; la France qui a des intérêts légitimes. On ne fera pas l'Europe contre elle, mais la France est aussi une éthique de responsabilités. Enfin, vis-à-vis des peuples du Sud, mais c'est vrai aussi dans les Balkans, on ne peut pas faire prévaloir des solutions vraiment humanistes en dehors des réalités. Le devoir d'intelligence passe toujours avant le devoir d'ingérence.
A. Ardisson : Votre programme va s'appeler « Une autre politique » ?
J.-P. Chevènement : L'autre politique.
A. Ardisson : Vous êtes proches des positions de P. Séguin ou de P. de Villiers qui disait être sur la même position que vous ?
J.-P. Chevènement : « L'autre politique », c'est déjà le nom dont on nous a affublés en 83 quand nous avons protesté contre le virage libéral dont on voit aujourd'hui le résultat. Je pense que le clivage des pros et des anti-Maastricht traverse la droite comme il traverse la gauche et même les écologistes. C'est un clivage qui ne se substitue pas au clivage droite-gauche, mais qui, à certains égards, le déplace.