Texte intégral
Le Monde : L'opération « Turquoise » continue de faire l'objet de critiques, et la France reste isolée au plan international ; pour le gouvernement français le bilan de cette opération reste-t-il néanmoins totalement positif ?
Michel Roussin : En dépit des déclarations de certaines ONG, qui sont assez critiques, le résultat est positif ; des dizaines de milliers de vies ont été sauvées, des gens soignés. L'aspect humanitaire a été la dominante de cette intervention, comme s'y était engagé le gouvernement.
Le Monde : Est-ce qu'on ne peut pas ajouter à ce bilan le fait que les milices hutues disposent d'un sanctuaire, dans la zone de sécurité créée par les Français ?
Michel Roussin : Non, certainement pas, car la résolution 935 prévoit bien que les coupables doivent être arrêtés, jugés et punis. Très vite, Alain Juppé a dit qu'il « faudra pourchasser et condamner les auteurs de ce génocide ». Nous attendons toujours que l'ONU désigne les enquêteurs et les juges qui seront compétents pour instruire le procès des auteurs du génocide. On ne peut pas dire que nous sommes restés les bras ballants devant ce problème. Il a été pris en compte dès l'origine par la France.
Le Monde : On a vu à la télévision des militaires français arrêter des miliciens hutus dans la zone contrôlée par les Français…
Michel Roussin : Et les désarmer.
Le Monde : Combien l'ont été ? Que fait-on d'eux ?
Michel Roussin : On ne sait pas. Nous transmettons toutes les informations en notre possession aux représentants de l'ONU.
Le Monde : La France n'a-t-elle pas certaines raisons de craindre que les personnes arrêtées en disent trop à propos de la présence française entre 1990 et 1993 ?
Michel Roussin : Franchement non. Il n'y a rien de gênant. J'assume la coopération qui a été conduite entre 1990 et 1993 – bien que je n'en sois pas responsable – parce que la politique de la France se poursuit, même s'il y a eu un changement de gouvernement. Tout ce qui a été fait l'a été dans les règles. On n'a rien fait d'autre que de l'instruction militaire. La France a aidé l'armée du gouvernement légalement reconnu. Il y a peut-être eu des livraisons d'armes, etc. Mais en ce qui concerne le rôle des instructeurs, je ne pense pas que le moindre commentaire soit gênant pour les forces armées françaises et pour la République française.
Le Monde : Est-ce qu'il n'y avait pas moyen de prévenir ce qui est arrivé, ou au moins de voir qu'il se tramait quelque chose, étant donné le nombre important de soldats français présents entre 1990 et 1993, puis de coopérants militaires qui, eux, ne sont partis, qu'après les événements du 6 avril ?
Michel Roussin : En d'autres temps, j'ai été un homme de renseignements. Or vous posez la question de l'acquisition et de l'exploitation du renseignement dans un pays avec lequel on a une mission de coopération. C'est tout à fait contraire aux règles qui régissent la coopération avec les états africains, ou les autres états avec lesquels nous sommes en relation. Il y a des gens qui sont des spécialistes de ce genre de choses, qui alertent le pouvoir politique au plus haut niveau pour l'aider à prendre ses décisions, en aucune manière cette mission ne peut être celle des coopérants militaires traditionnels.
Le Monde : Le gouvernement n'a pas eu quelques indices de préparatifs inquiétants ?
Michel Roussin : Rappelez-vous que nous étions dans un climat rassurant, né avec les accords d'Arusha d'août 1993, que nous avons encouragés. À l'époque de l'assassinat du président Habyarimana, le gouvernement s'ouvrait, une relation nouvelle s'instaurait entre les partis et c'était assez prometteur.
Le Monde : Comment réagissez-vous aux accusations d'Amnesty International ? Selon l'organisation, des membres du DAMI (détachement d'assistance militaire, qui relève du ministère de la Coopération) ont formé des gens qui eux-mêmes ont formé des escadrons de la mort.
Michel Roussin : Vous imaginez des Français, dans une mission de coopération, en train de former des escadrons de la mort ! Ça n'engage qu'Amnesty International. J'attends qu'on me donne des preuves, des noms. C'est moi, ministre de la Coopération, qui suis attaqué directement. J'aurais mis en place, moi, des types chargés de former des escadrons de la mort ! Il faut être sérieux… Tout est toujours très bon dans les périodes de crise pour montrer la France du doigt.
Le Monde : Pourquoi le gouvernement actuel assume-t-il totalement la politique de la France au Rwanda entre 1990 et 1993 ?
Michel Roussin : J'assume, mais je ne fais pas de commentaire.
Le Monde : Vous en avez fait un, en vous exprimant dans une tribune parue dans un quotidien…
Michel Roussin : Il y a une action politique de la France en Afrique, il faut avancer. S'il y a des erreurs qui ont été commises, il faut faire en sorte que la mission de coopération se poursuive et qu'elle se réoriente. Pour le reste, je ne porte aucun jugement.
Le Monde : Lorsqu'Alain Juppé a annoncé l'intervention française, étiez-vous vous-même enthousiaste ?
Michel Roussin : Je n'étais pas enthousiaste parce qu'on ne pouvait pas l'être. Alain Juppé avait une vision générale que je n'avais pas. Ici, tout est focalisé sur l'Afrique. Je pensais qu'une intervention était du ressort de l'OUA (Organisation de l'unité africaine) et que c'était aux pays de la région de prendre leurs responsabilités. Mais on a bien fait de réagir, parce qu'il fallait bien qu'on prenne des initiatives devant le silence des Africains.
Le Monde : Les organisations non gouvernementales se sont montrées très réticentes face à l'opération « Turquoise ». N'est-ce pas, notamment, parce qu'elles n'ont pas été associées à l'opération, parce qu'il n'y a pas eu de coordination ?
Michel Roussin : Mais alors dans quelles conditions les ONG vont-elles se mobiliser pour prendre le relais et sauver des gens ? Bien sûr, elles n'ont pas été associées au processus de décision. Quand vous mettez en œuvre un dispositif aussi lourd, qui est du ressort de la défense nationale, vous communiquez, mais après. Les jours passent vite… Quand « Turquoise » commencera à décrocher, peut-être que les ONG auront plus de liberté pour intervenir si tel est leur souhait.
Le Monde : Le dossier rwandais est essentiellement traité par le quai d'Orsay et le ministère de la Défense. Votre ministère a été éclipsé. N'en ressentez-vous pas une certaine frustration ?
Michel Roussin : Non, parce que c'est une situation de crise. Et je continue à faire en sorte qu'ailleurs on n'arrive pas à une situation de crise. Au moment où on traite du Rwanda au gouvernement, moi je renforce le dispositif de coopération au Burundi. On vient de débloquer 30 millions de francs pour ce pays fragilisé par la situation au Rwanda. Dans le même temps, j'étais à Libreville avec les chefs d'État qui se réunissaient pour faire le bilan de l'après-dévaluation. Il y a toujours du travail pour le ministère de la Coopération. J'ai aussi pour mission de rencontrer nos partenaires qui ont émis le souhait de rejoindre « Turquoise » pour renforcer la MINUAR II. C'est le rôle de la coopération d'instruire assez rapidement et d'équiper les contingents que nous proposent le Congo, la Guinée, la Guinée-Bissau, Le Niger et le Tchad.
Le Monde : Qu'ont-ils eu en échange ?
Michel Roussin : On équipe seulement ces unités et ce sera à l'ONU de les prendre en charge.
Le Monde : À la question « qui est en charge de la politique africaine de la France ? », Alain Juppé répondait récemment, dans un entretien à « Jeune Afrique », « c'est bien évidemment le ministre des Affaires étrangères, en l'occurrence moi-même ». Vous feriez la même réponse ?
Michel Roussin : Tout à fait ; la politique de la France est de la responsabilité du ministre des Affaires étrangères.
Le Monde : Pourtant, traditionnellement, le ministère de la Coopération traite des affaires africaines.
Michel Roussin : Oui bien sûr.
Le Monde : Quelles sont vos relations avec le Quai d'Orsay ?
Michel Roussin : Mes relations avec Alain Juppé sont excellentes. D'abord parce que nous avons longtemps travaillé ensemble, lui comme adjoint du maire de Paris, moi comme directeur de cabinet du maire de Paris. Il a toujours su qu'il pouvait compter sur moi dans ses fonctions précédentes. Nous avons l'un et l'autre des relations tout à fait simples. Certains des problèmes peuvent donner lieu à des analyses différentes. Mais en tant que ministre de la Coopération, j'exerce pleinement mes fonctions.
Le Monde : N'avez-vous pas l'impression que le Quai d'Orsay s'occupe de plus en plus des affaires africaines ?
Michel Roussin : Si le Quai d'Orsay s'en occupe c'est qu'il le faut parce que la politique étrangère de la France dans son ensemble le justifie, et cela montre bien que notre politique africaine est un volet important de notre diplomatie. Mais il y a des choses que ne peut pas faire le Quai d'Orsay, et qui sont de mon ressort, c'est de répondre à l'attente des Africains, d'être à leur écoute au quotidien. Quand ils ont à régler des problèmes de santé, d'agriculture, quand ils souhaitent renforcer l'État de droit, quand ils dont un problème commercial important, une négociation difficile à conduire avec des partenaires français, ils viennent ici, rue Monsieur.
Le Monde : Ce qui veut dire que ce ministère n'a pas de rôle politique ?
Michel Roussin : Il contribue à la définition de la politique en France. Les choix économiques et financiers, les choix culturels et sociaux, sont des choix politiques. C'est vrai qu'il y a parfois des petites bagarres, mais elles vont dans le sens d'une plus grande efficacité. Moi, je suis jugé par les Africains, pas par certaines administrations parisiennes. Mon meilleur satisfecit, c'est la remarque du président Abdou Diouf me disant : « M. Roussin, vous avez avec nous une attitude fraternelle ». Cela vaut tous les bons points et cela me rassure face à toutes les petites escarmouches parisiennes.
Le Monde : On dit que vous avez fait le choix de M. Balladur et on sait qu'Alain Juppé a fait celui de Jacques Chirac…
Michel Roussin : Je ne réponds pas à ce genre de questions.
Le Monde : Il n'y a pas de lutte d'influence entre les deux ministères ?
Michel Roussin : Aucune. Je suis formel.