Déclaration de M. François Léotard, ministre de la défense, pour la commémoration de la bataille de Dien Biên Phu, à Pau le 7 mai 1994.

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Circonstance : Commémoration du quarantième anniversaire de la bataille de Dien Biên Phu à Pau le 7 mai 1994

Texte intégral

Officiers, sous-officiers, soldats, aviateurs, marins,

Au moment où nous célébrons le quarantième anniversaire de la bataille de Diên Biên Phu, où nous honorons les vivants qui l'on connue, ou nous nous souvenons de ceux qui sont demeurés pour toujours sur cette terre d'Indochine, alors, française, c'est une intense émotion qui nous rassemble. Elle entoure, cette émotion, la mémoire de vos camarades disparus, celle d'une terre que vous avez aimée, celle d'un pays que vous avez servi. Avec générosité. Avec loyauté. Avec panache.

1954. La guerre du Pacifique s'était achevée en 1945. La guerre d'Indochine durait depuis sept ans. La France, notre pays, se relevait lentement et difficilement de la Seconde guerre mondiale. L'Extrême-Orient, à 12 000 kilomètres de la métropole, n'intéressait pas les Français. Ils évoquaient, souvent, ce qu'ils appelaient la « sale guerre » où s'était engagé le pays. Une partie de notre peuple, hélas, ignorait, dans l'inconscience et parfois le mépris, ceux que la République avait envoyés pour tenir sa parole et son rang.

En mars 1954, comme un coup de tonnerre, trois syllabes éclatent dans leur sécheresse. Celles d'un coin perdu qui devait, en quelques jours, prendre sa place dans la longue liste de nos batailles : Diên Biên Phu. La France et le Monde apprennent qu'on s'y bat. Que deux camps s'y opposent. Que l'histoire s'apprête à basculer.

Le terrain avait été occupé en novembre 1953 : c'était l'opération « Castor ». Une importante garnison s'y trouvait, près de 11 000 hommes avec des moyens terrestres et aériens.

L'attaque survint : le 13 mars, au soir, après un déluge d'artillerie. La bataille dura 57 jours.

Ce ne fut pas une bataille comme les autres.

Attaques frontales, contre-attaques, prises, pertes et reprises de point d'appui se succédèrent. Ce furent ces noms de femmes, qui désignèrent alors des collines bombardées et meurtries, noms de femmes qui peuplèrent alors des communiqués de presse, où l'on apprenait votre résistance et votre extraordinaire courage : Anne-Marie, Gabrielle, Béatrice… Eliane, Isabelle. Ce furent des actes d'héroïsme, individuels et collectifs, où le soldat combat jusqu'au bout. Comment oublier le courage des médecins ? La solidarité des camarades, aviateurs et marins de l'aéronavale ? Leurs prodiges, pour continuer les missions, dans des conditions d'audace, de défi, de mépris du danger, exceptionnelles ?

Les renforts arriveront, jusqu'au dernier jour. Volontaires, parachutistes ou non, ils sauteront au milieu des tirs de la DCA, sur des zones battues par les mortiers.

Et puis un matin, un jour comme celui d'aujourd'hui, le 7 mai 1954, il y a eu un grand silence. Le camp retranché était tombé, sans avoir capitulé. La garnison aura eu 1 726 tués, 1 694 disparus, 5 294 blessés. 10 863 prisonniers rejoindront les camps. Seuls 3 290 survivants seront libérés ; après un calvaire physique et moral qu'il est difficile aujourd'hui d'imaginer.

C'était il y a quarante ans.

Cette épreuve appartient aujourd'hui à notre histoire. Elle est une part de notre patrimoine immatériel. Celui où l'on rassemble les victoires et les défaites, pour en faire le meilleur de notre identité. Elle rejoint notre passé glorieux, qui va des jours sombres aux jours de lumière, et dont nous ne devons plus retenir que quelques questions simples : qui étaient ces hommes ?

Pourquoi sont-ils partis là-bas, et s'y sont-ils battus ? Que reste-t-il dans notre mémoire, de leur exemple et de leur combat ?

Tous ces soldats étaient volontaires. Pour beaucoup, ils avaient participé aux combats de la résistance et de la libération : Forces françaises libres, Forces françaises de l'intérieur, 1ère Armée, 2ème DB. Ils avaient libéré la France, dix ans avant Diên Biên Phu.

L'Indochine fut le creuset où disparurent, au sein des Armées toutes leurs différences.

Ils venaient de métropole, du Maghreb et de l'Afrique, du Laos, du Cambodge, du Vietnam, de tous les pays du monde d'où viennent les légionnaires. Leurs traditions étaient celles de l'Armée d'Afrique, de la Coloniale, de leurs frères d'armes de la Marine, de l'Aviation, de la Gendarmerie.

Ils étaient fiers. Fiers d'avoir participé à des combats dont le nom était synonyme d'héroïsme. Ils resteront fiers d'avoir survécu, par leur volonté, à l'épreuve des camps, c'est-à-dire à l'épreuve de l'horreur ; fiers d'avoir montré, comme le dit le général de Bire que « l'homme » – je le cite – « quand il le veut, est plus grand que l'homme ».

Pourquoi ? Ce mot terrible, il ne sonne pas, aujourd'hui, comme un reproche ou un jugement. Je le prononce avec un infini respect. Pourquoi ?

Notre pays n'en finissait pas de sortir de la seconde guerre mondiale, à laquelle beaucoup d'entre vous avaient pris part. Cette guerre, il apparaissait qu'elle se prolongeait là-bas, en Extrême-Orient. Vous vous étiez battus pour vous défendre, c'est-à-dire pour résister et pour libérer votre pays de l'asservissement. Il en allait de même, pour vous, de ces pays d'Indochine où vous appelaient la fraternité des armes, les engagements de la France, une certaine forme d'angoisse – ô combien justifiée – devant ce qui allait advenir.

Vous vous battiez pour une cause. Vous aimiez ces populations. Mais, avant tout, vous étiez des soldats : vous n'aviez donc pas à juger ; votre devoir était d'obéir ; votre honneur vous commandait de servir jusqu'au bout.

Vous l'avez fait.

C'est grâce à ces jeunes hommes d'alors, à ces jeunes femmes aussi, c'est grâce à ceux qui sont tombés, et à vous, qui êtes restés, c'est grâce à ceux qui se sont battus comme leurs pères sur le sol de la France, c'est grâce à eux et grâce à vous que la guerre d'Indochine est entrée dans notre Histoire, comme y entrèrent d'autres pages faites de gloire et de déchirement. Souvenez-vous des dernières paroles de La Hire, ce compagnon de Jeanne d'Arc, à son confesseur : « j'ai fait tout ce qu'un soldat a l'habitude de faire. Pour le reste, j'ai fait ce que j'ai pu.

Messieurs, vous vous êtes battus.

Un jour vint, où il n'y avait plus d'espace pour se battre, plus de munitions, plus de vivres. Un jour vint, où les blessés des deux camps, également soignés, s'entassaient et mouraient. Un jour vint, où personne ne pouvait plus rien pour le soldat. Parce que si c'est le soldat qui livre la bataille, ce n'est pas lui qui conduit la guerre. Ce n'est pas lui qui négocie, ce n'est pas lui qui ne signe ni le traité, ni le retrait.

Les soldats disparurent. Ils disparurent sans trace, dans la nuit des pistes sans fin. Ils disparurent sans espoir, dans les camps de la mort lente. Ils disparurent sans mémoire, revenus dans un pays qui ne les comprenait pas et qui parfois, hélas, refusait ou méprisait leur sacrifice.

Messieurs, le temps est venu de la reconnaissance.

Vous vous êtes battus comme des combattants de l'impossible. Vous étiez des hommes libres. Vous aviez quarante ans d'avance sur une histoire dont vous aviez deviné, avant tout le monde, qu'elle allait être – pour des millions d'hommes – celle de la servitude.

Ce combat vous l'avez livré, seuls. Vous l'avez conduit, avec la foi. Vous l'avez perdu, dans l'honneur. Le nom de Diên Biên Phu serait-il le symbole d'une bataille perdue, la seule évocation de l'une de nos défaites ? Je ne le crois pas. La nation sait aujourd'hui que ce fut l'engagement du soldat, le courage de l'homme, l'honneur de nos armes. Vous avez fait d'une souffrance une fierté. Vous avez fait d'une solitude, un moment où notre peuple se rassemble autour de ce qui est aussi nécessaire que sa langue : la confiance, la force, la fierté, le courage.

Aujourd'hui, c'est la République, rassemblée autour de ses soldats, qui leur rend hommage. À travers eux, c'est la pérennité de notre peuple, c'est sa mémoire et c'est son histoire qui nous réunit. Ce sont les Français qu'ils fussent Français d'origine, Français de cœur, Français d'Indochine que nous honorons.

C'est la Nation elle-même. Celle qui naît du sang reçu et qui vit du sang versé : en cet instant, je pense aux Vietnamiens chantant la Marseillaise, en montant vers les collines qui entourent la cuvette, d'un même cœur et d'une même voix, avec ces troupes venues d'Afrique du Nord et les soldats de Métropole. Ils ont composé, là-bas, un patrimoine, la part très précieuse de notre identité.

Car il y a en nous une part d'Asie, comme il y a une part d'Afrique qui nous interroge et qui nous tourmente. Ce qui s'est, à Diên Biên Phu, refusé à son Empire : le peuple français l'a gardé en lui. Comme un sacrifice et comme une lumière. C'est l'honneur des vivants que de témoigner à ces combattants de France, trop longtemps oubliés, une fidélité, dont je souhaite qu'elle soit aujourd'hui vivante, généreuse et fraternelle.