Texte intégral
"Des années de réformes devant nous"
À l'occasion des cérémonies de la libération de Paris Édouard Balladur souligne dans l'entretien qu'il nous a accordé, "l'enseignement" que constitue cette période "d'unité nationale". Le Premier ministre fait aussi le point sur les dossiers du moment comme la privatisation de Renault, les jeunes, le chômage ou le sida.
Propos recueillis par Noël Couëdel
Q. : Les commémorations de la Libération de la France, et actuellement de Paris, sont l'occasion pour notre pays de présenter un visages uni et joyeux. On ressent une grande impression d'unité et on a le sentiment que tout le monde est heureux de fêter ces moments-là ensemble.
Édouard Balladur : Je suis tout à fait de votre avis : le climat dans notre pays et à Paris est bien celui que vous dépeignez. Les Français sont heureux parce qu'ils se rappellent que l'épreuve la plus dramatique qu'ait connue notre pays se terminait, non pas seulement grâce à l'aide de nos alliés, mais par l'action conjuguée de l'armée française sous l'autorité du général de Gaulle et de la Résistance intérieure. La France, Paris sont sortis de l'épreuve par eux-mêmes ; cela suscite une fierté et une cohésion nationales que tout le monde partage aujourd'hui. Les Français, les Parisiens ont raison d'être heureux et unis dans ces instants.
Q. : Le plus étonnant n'est-il pas de remarquer que toutes les générations partagent ces sentiments et notamment les plus jeunes, ce qui, a priori, n'était pas une évidence ?
R. : Les jeunes ont, très fortement conscience que la nation est une réalité qui existe, forte, durable. C'est tellement vrai qu'ils ont été plus d'un million et demi à répondre au questionnaire que le gouvernement leur a envoyé. D'après ce que je sais, mais nous en saurons davantage bientôt, ils disent tous leur volonté d'appartenir à une communauté vivante, d'y prendre leurs responsabilités, de se voir reconnaître leur place. Beaucoup de nos compatriotes n'ont pas connu cette période de notre histoire, ils découvrent mieux cette époque marquée à la fois par le malheur et la grandeur. Ils sont heureux de se retrouver dans le souvenir de notre histoire, ils ne s'en lassent pas. Une unité nationale s'est construite, une cohésion aussi, c'est un enseignement pour nous tous.
Q. : Un tel climat d'harmonie nationale en cette fin d'été vous inspire quelles réflexions ?
R. : Il y a des débats importants dans la vie publique d'une démocratie, et c'est bien naturel. Il est légitime que nous ne soyons pas tous d'accord sur tout. L'important est que chacun, ce dont je ne doute pas, soit animé du reine désir de servir la France, fasse preuve de la même volonté ne l'aimer encore plus et partage certaines convictions comme la tolérance et la liberté. Tous les acteurs de la vie publique poursuivent le même but : servir notre pays, mais ils ne veulent pas y parvenir de la même manière ni emprunter les mêmes chemins. C'est non seulement légitime : c'est nécessaire.
Q. : Les débats dans l'harmonie…
R. : Les débats sont indispensables dans une démocratie, mais ils ne doivent pas déchirer l'unité nationale. Il faut tout faire pour la préserver et savoir s'arrêter lorsqu'on va trop loin. Cependant, je suis optimiste : ce qui peut séparer les Français est moins important que ce qui les rassemble.
Q. : Quel souvenir personnel gardez-vous du 25 août 1944 ? Où étiez-vous ? Que faisiez-vous ?
R. : J'étais un enfant, enfin un peu plus qu'un enfant. À cette époque dans le Var, à Saint-Zacharie très exactement. Le débarquement en Provence avait déjà eu lieu, et les évènements s'enchaînaient très vite. Je ne sais pas si là retransmission à la radio de la descente des Champs-Élysées par le général de Gaulle a eu lieu en direct, mais je garde le souvenir de l'avoir écoutée. Tout le monde était ému.
Q. : Votre cote de popularité est au zénith, et si les Français, ces jours-ci, semblent être heureux, j'imagine que c'est également votre cas. Je vous ai entendu dire, l'autre jour, que vous aviez un moral formidable.
R. : Non, je n'ai pas employé ce, mot, j'ai dit que, d'une façon générale, j'ai un moral plutôt optimiste. C'est mon tempérament. Et puis, il y a des raisons objectives : la France commence à aller mieux. Certes, tout n'est pas résolu, il faut consolider et amplifier tout le travail de réforme entrepris. Je pense que notre pays est sur la une voie. Il faut bien avoir conscience qu'une époque a pris fin, il y a quelques années, en Europe, et il faut en tirer les conséquences. La France a, devant elle, des années de réformes, d'efforts pour s'adapter au monde nouveau et construire une société plus juste.
Q. : La réforme est votre credo ?
R. : Le sens de ma démarche est clair. Il faut écouter, expliquer, justifier. Il faut qu'une réforme soit comprise, et nous devons d'abord écouter, puis comprendre. Et puis, il faut décider et ne pas reculer devant les changements indispensables.
Q. : Allez-vous conserver la majorité du capital de Renault pour faire taire les critiques du P.S. et du P.C. ?
R. : Pour l'instant, aucune décision n'a été prise en ce qui concerne une éventuelle cession d'actions de Renault. Si la question d'une cession d'actions de Renault se pose, je souhaite que l'État continue à détenir une part très importante du capital de Renault et que cette cession soit faite le plus largement possible au profit des salariés et des épargnants français. Il s'agit en somme de rendre à la France et aux Français une part du capital de Renault Il n'est pas question de critiquer tous les accords qui sont passés entre des sociétés françaises et des sociétés étrangères, mais je ne peux accepter de leçons de ceux qui ont vendu un quart du capital de Renault à une société étrangère sans le proposer aux épargnants français et dans ces conditions qui ont conduit à un échec.
Q. : Vous souhaitez que les Français consomment plus. Comment, si les salaires n'augmentent pas ?
R. : Depuis plusieurs années, beaucoup de Français se sont désendettés et ont fait le choix d'épargner, plutôt que de consommer, parce qu'ils avaient des craintes pour leur avenir ou celui de leurs enfants. L'état dans lequel none avons trouvé la France en mars 1993, crise économique, déficits publics considérables, chômage en forte augmentation, pouvait expliquer cette attitude. Aujourd'hui, la reprise est là, plus forte même que nous ne l'avions prévue, les déficits publics ont cessé de croître et commencent à diminuer, les chiffres de l'emploi sont meilleurs. La confiance peut donc revenir chez les consommateurs, et cela d'autant plus que le pouvoir d'achat est garanti.
Q. : Ne pensez-vous pas faire plus pour les encourager ?
R. : Nous avons déjà décidé plusieurs mesures qui vont dans le sens de la consommation. L'allocation de rentrée scolaire, versée fin août, a été portée à 1 500 F, l'allégement de l'impôt sur le revenu va permettre aux Français d'économiser 13 milliards de francs d'impôt cet automne Les salariés peuvent obtenir le déblocage anticipé de leur participation s'ils achètent une voiture ou font des travaux immobiliers. Quant à la prime de 5 000 F pour les automobiles, je rappelle qu'elle reste en vigueur jusqu'en juin 1995.
Q. : Comment tenir l'objectif que vous avez-vous-même défini d'abaisser à 8 % le taux de chômage en France ?
R. : Cet objectif n'a rien d'irréaliste, même s'il faudra plusieurs années pour l'atteindre. Puis-je rappeler qu'entre 1987 et 1990, la France a créé 800 000 ensile et que le taux de chômage est alors redescendu à moins de 9 %. Pour atteindre cet objectif, il faut continuer la politique que nous avons commencée.
Q. : Sur quel point en particulier ?
R. : L'essentiel, c'est le retour de la croissance. Avec une croissance estimée entre 2 % et 2,5 %, la France commence à créer des emplois. Avec une croissance de 3 %, le chômage peut diminuer. Si j'en crois les experts, nous atteindrons cet objectif en fin d'année et ce rythme devrait se poursuivre en 1995. Nous en voyons déjà les effets, l'économie française a créé 90 000 emplois au premier semestre et une première baisse du chômage est intervenue en juin. Mais la croissance ne suffit pas, il faut aussi une politique de l'emploi efficace. Cette politique repose sur trois grandes orientations : alléger les charges sur les bas salaires, développer les formes d'emploi les plus souples, mieux former les hommes. Ces orientations sont celles qui nous ont guidés avec la budgétisation des cotisations d'allocation familiales, le développement du temps partiel et le soutien actif à l'apprentissage et à la formation en alternance. Cette politique devra être poursuivie. C'est ce que nous ferons dès le budget 1995 avec, notamment, une nouvelle étape d'allègement des cotisations d'allocations familiales sur les bas salaires.
Q. : Votre questionnaire jeunes a remporté un grand succès. Quelles sont les premières conclusions que vous en tirez ?
R. : La première conclusion que l'on peut tirer du nombre très important des réponses est que les jeunes ont été très sensibles au fait qu'on leur demande directement leur avis. Ils ont pris au sérieux cette affaire, le gouvernement aussi ! Ils sont nombreux à demander, d'ailleurs, qu'on les consulte de nouveau, régulièrement, sur toute une série de sujets. Prête à répondre, donc, notre jeunesse est aussi, d'après ce qui ressort des premières analyses, prête à s'engager, à s'investir dans l'action, à participer à la vie de la cité. Elle se sent plutôt bien, en général, dans sa famille et "dans sa peau". Mais elle trouve que l'avenir, en particulier celui qu'elle espère dans le monde du travail, est assez peu rassurant. Il y a chez elle un sentiment d'inquiétude, incontestablement c'est celui lié à tout changement d'âge et de situation, mais il est aggravé par une situation du chômage dont les jeunes, bien informés, ont une connaissance exacte.
Q. : Quelles réponses comptez-vous leur apporter ?
R. : Il faudra travailler à une formation mieux adaptée, et à une plus grande information sur le monde des entreprises. Nous avons commencé à le faire, nous allons continuer. Enfin, je sais que les témoignages des jeunes sont fréquemment marqués par le sentiment de vivre dans une société qui leur paraît crispée, trop égoïste. Je suis sensible, comme eux, à cette réalité, et je souhaite que la France soit plus soucieuse de partage, de chaleur, de générosité, envers ses habitants et au-delà de ses frontières. Si, dans notre pays, le questionnaire et les débats qui l'ont accompagné ont pu contribuer à rapprocher les générations, on ne peut que s'en réjouir.
Q. : La lutte contre le sida est-elle une de vos priorités ? Quels moyens comptez-vous y consacrer ?
R. : La lutte contre le sida est, pour, le gouvernement, une priorité absolue. La France est en effet le pays d'Europe le plus touché par l'épidémie : près de 150 000 personnes séropositives, plus de 23 000 cas déclarés depuis l'apparition de la maladie. Face à cette situation d'urgence sanitaire, le gouvernement a, dès son arrivée, dégagé des moyens exceptionnels. Dans le budget pour 1994, les crédits consacrés au sida ont progressé de 26 % pour atteindre 267 millions de francs. À cet effort il faut ajouter, 100 millions de francs supplémentaires que j'ai décidé, après le Sidaction, d'ajouter à l'effort des Français. Je rappelle, par ailleurs, que les hôpitaux consacrent plus de 4 milliards de francs par an pour soigner les malades du sida.
Q. : Et pour 1995 ?
R. : Conformément aux propositions du professeur Montagné le gouvernement s'est donné les moyens de mettre en place une stratégie globale de lutte contre le sida, qui concerne aussi bien le renforcement des actions de prévention que les besoins et la prise en charge extrahospitalière des malades. Cette liste non exhaustive des décisions juridiques, administratives et budgétaires prouve la détermination du gouvernement à lutter contre cette maladie. Cet effort sera poursuivi en 1995.