Texte intégral
RTL : Vendredi 22 avril 1994
Q. : Ultimatum des pays de l'OTAN sur Gorazde si les Serbes ne sont pas partis lundi ?
R. : Cet ultimatum est absolument indispensable. Simplement, il vient bien tard, parce que tout cela était dramatiquement prévisible. Dès le début, on a vu que la seule manière que comprenaient les Serbes, c'était finalement la force. J'avais dit cela il y a maintenant plus de deux ans. À l'époque, que n'avais-je entendu ! C'est ça la leçon de ce conflit. Si on est arrivé à dégager un tant soit peu Sarajevo, c'est parce qu'il y a eu cet ultimatum. Et à partir du moment où l'ultimatum avait porté ses fruits à Sarajevo, on savait absolument que le même procédé devait être employé, – de protéger les zones de sécurité – pour Gorazde, et pour d'autres enclaves. À la fois, c'est inéluctable et en même temps, ce qu'on a regretté avec énormément de force, c'est que ça ait mis tant de temps. Maintenant, il va falloir l'appliquer et l'appliquer avec fermeté.
Q : Vous reconnaissez quand même que la position française a été plutôt en pointe ?
R. : Par rapport aux autres pays, vous avez tout à fait raison, elle a été en pointe. On parle de la communauté internationale. La communauté internationale, ça n'existe pas. La communauté internationale, ce sont quatre ou cinq pays, en particulier ceux qui décident au Conseil de sécurité, qui prennent des positions. La France a été plutôt plus en pointe que les autres. Mais d'autres ont eu un double discours et un double langage. Je pense parfois aux États-Unis d'Amérique, parfois à la Russie, parfois à d'autres, alors que le seul langage que comprennent le dictateur serbe et ceux qui sont avec lui, c'est finalement le langage de la force.
Q. : Vous êtes assez critique sur l'émission d'hier soir ?
R. : Je n'ai pas regardé directement l'émission. J'ai lu les propos de M. Balladur, donc je ne peux pas juger la forme. Mais je peux juger le fond. Quel était le but de cette émission ? M. Balladur a, pendant la première partie de son gouvernement, une position très élevée dans les sondages. Et puis, les choses deviennent beaucoup plus difficiles, puisque les gens voient qu'il n'y a pas beaucoup de résultats. Donc, il essaie de reprendre la main, en compensant une certaine minceur de résultat par une sur présence télévisée. D'où l'opération d'hier. Ce qu'on en a retenu, d'après ce que disent tous les journaux, c'est surtout la décision gouvernementale de procéder à un sondage en direction des jeunes.
Q. : Que pensez-vous de cette idée ?
R. : Je ne l'accueille pas par un sourire. C'est le plus qu'on puisse donner à une telle idée. D'abord, parce que les difficultés des jeunes, tout le monde sait parfaitement ce qu'elles sont, et ce n'est pas un sondage qui va apporter quoi que ce soit. Ça permettra de gagner du temps, et rien d'autre. En plus, ce que les jeunes attendent, c'est surtout des réponses concrètes et pas tellement qu'on leur pose des questions. Donc, je pense que la démarche de M. Balladur, hier, d'après d'ailleurs l'écho que j'en ai recueilli, a été très largement un coup d'épée dans l'eau. Bon, une présence médiatique très, très forte, qui va s'accentuer. C'est vraiment la séance j'allais dire bi-hebdomadaire, quasiment quotidienne. Mais sur le fond, les gens attendent des réponses précises, à la fois d'ailleurs du gouvernement et de l'opposition.
Q. : Vous parler de sur présence médiatique. Mais vous, quand vous étiez Premier ministre, vous aviez instauré le « Parlons France ». N'est-ce pas normal qu'un Premier ministre explique sa politique ?
R. : C'est vrai qu'il y avait cette émission. Sauf erreur de ma part, c'était un quart d'heure par mois.
Q. : Donc, vous trouvez que la présence du Premier ministre…
R. : Non, bof… Après tout, c'est aux chaînes de télévision de savoir exactement ce qu'elles veulent faire. Mais je ne crois pas qu'on compense des résultats gouvernementaux minimum par une propagande télévisée maximum.
Q. : Quand le Premier ministre affirme qu'il n'y a pas d'autre politique possible que la sienne ?
R. : Ce n'est pas ce que pensent les Français. Ce qui est vrai, c'est que la situation est difficile, objectivement. Tout le monde doit le reconnaître. Mais sur la question numéro 1 qui est la question de l'emploi, on ne peut pas se contenter de dire : il va y avoir une reprise. Il y aura une certaine reprise à la fin de l'année, mais elle n'aura pas de conséquence, malheureusement, sur le plan de l'emploi. Des mesures concrètes qu'on connaît maintenant qui s'appellent des exonérations de charges pour les emplois peu qualifiés, qui s'appellent la création des emplois de proximité en très grand nombre, qui s'appellent une relance du logement, qui s'appellent une certaine redistribution de la durée du travail. Des mesures-là, ou bien on les prend et on aura une certaine amélioration à terme, ou bien on ne les prend pas, dans ce cas-là, vous aurez une petite reprise économique, mais une continue détérioration de l'emploi avec des conséquences sociales dramatiques.
Europe 1 : Mercredi 27 avril 1994
Q. : Vous étiez, hier, rédacteur en chef d'un jour de la Nouvelle République du Centre-Ouest. Pour la Bosnie, vous y allez très fort. Vous titrez « Le déshonneur » et vous écrivez « si l'ex-Yougoslavie avait eu les richesses du Koweït, nous serions intervenus plus vite ».
R. : Il y a deux ans, j'avais pris des positions très fermes, très dures sur l'ex-Yougoslavie en disant que, compte tenu de la nature de Milosevic, je ne pensais pas qu'il y avait des chances de pouvoir le faire reculer, sinon en appuyant le droit sur la force. C'était en août 92. J'avais recommandé à l'époque, déjà, qu'on se mette en situation de menaces de frappes aériennes.
Q. : C'était les socialistes qui étaient au pouvoir.
R. : Oui, mais il faut avoir un langage égal, que ce soit ses amis ou la droite. À l'époque, je n'avais pas été tout à fait entendu, même si la France a fait beaucoup plus et a été beaucoup moins pusillanime que les autres dans ce domaine. On a perdu pas mal de temps. On a perdu encore beaucoup de temps après Sarajevo. Ce qui s'est passé à Gorazde était parfaitement prévisible. Maintenant, on intervient, on a raison mais c'est un peu et c'est tard.
Je suis entré en politique largement sur la question de droits de l'homme. Je me rappelle : toute ma vie d'étudiant était rythmée par la reconnaissance du droit en Afrique du Sud. J'ai eu la chance après de pouvoir proposer à la communauté internationale des sanctions contre l'apartheid qui ont été suivies et maintenant, on voit qu'enfin la démocratie s'installe là-bas. La politique en général représente beaucoup de difficultés, parfois beaucoup de petits côtés mais là on a le sentiment que la politique permet de franchir un pas extraordinaire. Cela fait partie de quelques choses qui peuvent vraiment vous émouvoir.
Q. : Le PS n'y est pas allé de main morte. Vous parlez de maillage, de l'État-Balladur. Est-ce que vous pensez vraiment que c'est un sujet important qui passionne les Français ?
R. : Je crois que c'est un ensemble. Par rapport à ce qu'on attendait du gouvernement Balladur, il y a beaucoup de déceptions. À l'époque, le thème avait été brandi, l'État impartial, etc… Ce que l'on voit, c'est qu'il y a plus que d'habitude des nominations politiques et dans un domaine en dehors de l'habitude. Là, cela concerne aussi des nominations dans l'industrie et une prise de contrôle progressive des médias. C'est préoccupant. C'est une espèce de bouclage systématique de l'économie française.
Q. : Est-ce que vous pensez que le PS est vraiment bien placé pour protester ?
R. : Le PS est un parti d'opposition.
Q. : Il n'a pas cessé de placer ses pions quand il était au pouvoir ?
R. : Non, il y eu des nominations mais c'est un côté classique du genre. Il y a des nominations qui relèvent directement du gouvernement. Là, avec ce qui se fait depuis un an, il y a vraiment une politique de bouclage systématique. C'est d'ailleurs relevé par beaucoup d'observateurs français ou internationaux, avec un mécanisme spécifique. Vous avez des proches du pouvoir qui sont projetés à la tête des groupes privatisés, qui se tiennent par la barbichette, donc les dirigeants deviennent inamovibles. Ce qui est spécifique à la France, c'est que ces groupes privatisés prennent de plus en plus le contrôle des médias et c'est un risque pour leur indépendance. C'est un phénomène qui risque d'être inefficace et qui n'est pas bon pour la démocratie.
Q. : On a connu ça sous les présidences de Mitterrand et de Giscard d'Estaing.
R. : Non. Pas du tout à ce degré-là. Je crois que c'est nouveau. Si on veut s'écarter d'un constat subjectif, regardez les articles que font les journaux étrangers, notamment la presse anglo-saxonne. C'est vraiment dénoncé de façon quasiment universelle.
Q. : Vous avez acheté des actions UAP ?
R. : Non. Je n'achète pas d'actions UAP. Je constate que vous souhaitez que la privatisation fonctionne. La fixation du prix de vente de l'UAP et le moment où cette vente intervient coûtera plusieurs milliards de francs à l'État, à l'ensemble des Français. On peut discuter pour savoir s'il fallait ou non privatiser. Admettons qu'il fallait privatiser. Je trouve scandaleux que l'on privatise l'UAP au moment où il est au plus bas de son taux. L'action UAP, a baissé de 27 % depuis le début de l'année. C'est le moment que l'on choisit. Pourquoi ? Parce que le gouvernement veut faire rentrer une série de financements et surtout parce qu'il veut assurer avant le début de la campagne présidentielle sa mainmise sur une partie très importante de l'économie. Or, l'UAP permet le bouclage de l'économie. Du point de vue de la défense des intérêts collectifs, c'est un bradage du patrimoine.
Q : Vous êtes très en colère ce matin. Vous n'avez pas le sentiment qu'E. Balladur peut quand même profiter maintenant de la reprise économique qui s'amorce ?
R. : Il va y avoir une reprise au deuxième semestre de cette année mais elle se fera malheureusement sans embauche. Le gouvernement va essayer de faire tenir les chiffres jusqu'à l'élection présidentielle mais compte tenu des déficits sociaux et des déficits budgétaires, il y aura nécessairement un plan de rigueur massif après l'élection et les déficits contrediront la reprise.
Q. Est-ce que vous avez le sentiment que nous sommes partis pour avoir le grand débat que l'Europe mérite ? M. Cheysson dénonce l'Europe châtrée, obèse et impuissante qui est en train de naître.
R. Pas sûr. C. Cheysson fait allusion au débat un peu absurde qui a lieu ou qui n'a pas lieu sur l'élargissement de la Communauté. À douze, on a déjà du mal à fonctionner. Or, voilà qu'on nous annonce que l'on va passer à 15, bientôt à 20, avec des pays de niveau économique très différents. Si on veut tuer l'Europe, il faut faire comme cela.
Q. : Vous dites « attention danger ! »
R. : Attention danger !
Q. : Est-ce que vous êtes content de voir B. Tapie monter dans les sondages ?
R. : Je vois ça comme vous. Beaucoup de choses sont faites pour cela.
Q. : Cela vous fait peut-être plaisir ?
R. : Non, je soutiens à fond la liste socialiste, la listes Rocard. J'ai commencé de le faire. Je me suis exprimé plusieurs fois en ce sens. Je souhaite que le débat soit clair entre, d'un côté la liste gouvernementale et de l'autre la liste Rocard.