Interview de M. Jacques Barrot, vice-président du groupe UDFC à l'Assemblée nationale, dans "Les Echos" du 25 avril 1994, sur la nécessité d'accompagner la reprise économique d'un volet social.

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Q. : La reprise de l'activité est là, estime le Premier ministre. Est-ce, pour le gouvernement, la fin des difficultés ?

R. : Jacques Barrot : Tous les indicateurs montrent en effet que nous sommes sur la bonne voie. La reprise qui se dessine ne sera sans doute pas suffisante pour que la croissance dépasse, sur l'année, les 1,4 % prévus en septembre dernier, mais elle marque la fin du pessimisme dans lequel étaient plongés les entreprises et les ménages. Paradoxalement, ce tournant n'est pas sans danger : il risque d'alimenter les revendications catégorielles, de décevoir les plus touchés par le chômage et d'accroître les tensions sociales. Pour que la France reprenne confiance en elle, le gouvernement doit veiller à ce que les gains de croissance aillent aux vraies priorités.

Q. : Quelles sont-elles ?

R. : Je pense évidemment aux chômeurs, et particulièrement aux jeunes qui attendent des perspectives d'avenir. Par-delà les malentendus du CIP, on peut reprendre l'initiative. Le succès du référendum organisé à Air France montre que l'on peut faire aboutir une réforme qui semblait au départ condamné. Multiplions les expériences ! Pourquoi ne pas donner de vrais pouvoirs réglementaires à l'échelon régional pour imaginer de nouvelles formations professionnelles ? Pourquoi ne pas promouvoir, localement, de nouvelles formules d'insertion ? Pourquoi ne pas autoriser les départements à instituer une allocation dépendance qui pourrait être, en partie, financée par une cotisation volontaire des retraités ? Cette mesure de solidarité permettrait à un plus grand nombre de personnes âgées de rester à domicile, malgré une perte d'autonomie, et aux jeunes de trouver des emplois de service. Puisqu'il est si difficile de faire bouger les choses au niveau national, il faut développer la voie de l'expérimentation.

Q. : La proximité de l'élection présidentielle de 1995 complique sérieusement les choses. On a l'impression que toutes les grandes réformes sont remises à plus tard.

R. : Rien n'empêche, je viens de le dire, d'expérimenter pour fixer des jalons. Mais il est vrai que la lutte contre le chômage suppose de profondes remises en cause. Les Français sont-ils aujourd'hui prêts à voir la CSG augmenter pour alléger les cotisations sociales employeurs qui pèsent trop sur le travail ? Les retraités sont-ils prêts à faire un effort de solidarité supplémentaire en faveur de ceux des leurs frappés par la dépendance ? Toutes ces questions sont difficiles et le débat présidentiel ne devra pas les éluder.

Dans l'avenir, si les blocages syndicaux ou catégoriels devraient persister, pourquoi ne pas faire appel directement aux Français sur ces sujets de société, par le biais de véritables votations ? En attendant, il faut tracer la voie, développer la concertation, prendre de nouvelles initiatives : le poids des charges sociales des employeurs sur les bas salaires reste prohibitif. Si le retour de la croissance ouvre une marge de manœuvre budgétaire, il faut l'utiliser à baisser encore les cotisations sociales employeurs sur les bas salaires.

Q. : Peut-on réellement parler de marges de manœuvre, compte tenu du niveau inquiétant des déficits publics ?

R. : Le gouvernement est aujourd'hui confronté à un dilemme : il doit démontrer que la France gère correctement ses finances publiques et sociales pour favoriser la poursuite de la baisse des taux d'intérêt. Mais il doit, en même temps, obtenir des résultats tangibles sur l'emploi. Compte tenu de cette urgence sociale, je pense qu'il faut accepter temporairement que le déficit budgétaire reste à son niveau actuel. En revanche, le gouvernement et les Français doivent faire preuve d'une grande rigueur dans la maîtrise des dépenses sociales. C'est une œuvre de longue haleine que l'on ne peut remettre à demain.

Q. : On connaît désormais les grandes lignes du projet de loi sur la famille. Le texte vous satisfait-il ?

R. : Il y a d'incontestables avancées, comme le prolongement des prestation familiales au-delà de vingt ans ou l'extension de l'allocation parentale d'éducation au second enfant et surtout aux personnes choisissant le mi-temps. Il faut toutefois être bien sûr du financement de ce plan. Le gouvernement doit faire accepter aux partenaires sociaux l'autonomie des différentes branches de la Sécurité sociale pour éviter à l'avenir que les excédents dégagés par la branche famille soient détournés de leur objectif. Les premières réactions des partenaires sociaux, à cet égard, m'inquiètent : ils ne peuvent en rester là. Par ailleurs, il faudra un calendrier plus ambitieux : ainsi l'allocation parentale d'éducation, destinée aux parents travaillant à mi-temps, doit être rapidement attribuée. Si l'on veut que la France rattrape son retard par rapport à ses partenaires européens, il faut promouvoir un vaste plan en faveur du mi-temps professionnel.

Q. : Les centristes se sont, un temps, considérés comme la garde rapprochée d'Édouard Balladur. On sent aujourd'hui une certaine désillusion.

R. : Le CDS n'a pas à pratiquer la servilité d'une garde rapprochée. Il doit manifester la loyauté d'un vrai partenaire qui veut la réussite du projet gouvernemental. Édouard Balladur milite en faveur d'une France plus ouverte sur l'extérieur et plus dynamique. À nous de l'aider à donner à son projet toutes les dimensions sociales dont il a besoin.