Articles de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement des citoyens, dans "Citoyens actualités" de février et avril 1994, dans "Le Monde" du 10 mars 1994 avec Anicet Le Pors, membre du PCF, et Le Grand'O OFM du 14 avril 1994, sur la préparation des élections européennes du juin 1994.

Prononcé le 1er février 1994

Intervenant(s) : 

Média : Citoyens actualités - Le Monde - La Croix

Texte intégral

CITOYENS ACTUALITÉS : Février 1994
Le début de la reconquête

Le Mouvement des Citoyens s'est mis en ordre de bataille. Il soutiendra une liste aux élections européennes du 12 juin prochain. Réuni le 5 février, notre Conseil national a pris ses décisions. Une équipe formatrice de six membres a été désignée. Un comité de campagne, dirigé par Jean-Yves Autexier, a été mis en place. Des principes clairs ont été arrêtés tant pour la composition de la liste que pour les choix politiques que nous proposons à nos concitoyens.

Nous souhaitons une liste de large ouverture qui regroupe différentes composantes ?

– la sensibilité issue de la mouvance socialiste ayant clairement rompu avec le PS,

– la sensibilité issue de la mouvance communiste et qui a brisé avec l'appareil du PCF,

– les républicains et patriotes de progrès, d'autres personnalités progressistes représentatives du mouvement social,

– ceux des écologistes qui, allant au bout de leurs choix, privilégient la construction d'un pôle progressiste, liant étroitement environnement et développement.

Le Mouvement des Citoyens, pour sa part, et, si possible, les autres composantes entendent tenir l'objectif d'égalité entre le nombre des candidates et celui des candidats, selon la méthode « un homme, une femme ».

Ce rassemblement ne peut se faire que sur la base d'une orientation claire : une autre politique monétaire, industrielle et sociale est possible et nécessaire, en France et en Europe, à rebours des choix de Maastricht, pour lutter contre le chômage massif et pour en finir avec une logique technocratique. Il faut pour cela une autre Europe, où la France pourra apporter le meilleur de son message : la nation citoyenne fondée sur le débat républicain, le rôle de la puissance publique dans l'orientation de l'économie, la notion de service public, la laïcité, le modèle français d'intégration, le droit du sol. Une France forte et consciente de ses devoirs est nécessaire à l'équilibre de l'Europe et à son ouverture vers le Sud.

Nous avons développé tous ces points dans un texte adopté par le Conseil national, le 5 février dernier. Déjà, un certain nombre de personnalités nous ont donné leur accord pour intégrer l'équipe formatrice. D'autres ne tarderont pas à s'engager à leur tour.

Une chance exceptionnelle est offerte pour hâter la recomposition de la vie politique française. Le moment est venu de la saisir, pour tous ceux qui veulent sortir la gauche de ses ornières gestionnaires et offrir un avenir à notre peuple.

Maintenant, il ne nous reste plus qu'à nous mettre au travail pour convaincre les Françaises et les Français. La tâche est rude. Notre accès aux médias n'est pas facile. Nous possédons des moyens limités. Aussi, un effort financier (souscription publique – emprunt cautionné) est demandé à tous ceux qui le peuvent et qui sont conscients de la responsabilité éminente qui nous incombe. Si nous n'ouvrons pas un nouveau chemin à notre pays pour qu'il puisse reconquérir son indépendance et son avenir, qui d'autre le fera à notre place ? Personne. Des hommes et des femmes que n'éclairent pas les projecteurs mais qui ont une âme et un cœur ont déjà répondu à notre appel. Beaucoup d'autres s'apprêtent à le faire, j'en suis sûr. Car nous ne devons compter que sur nous-mêmes. L'Establishment mobilisera tous ses moyens pour nous étouffer ou pour déformer le sens de notre combat. Mais le courage ne nous manque pas : à l'aube d'une période historique entièrement nouvelle, nous avons fait les choix qu'il fallait. Un gouffre s'est créé entre le peuple et de pseudo-élites qui ont abdiqué leurs responsabilités : notre politique monétaire se fait à Francfort. La loi républicaine a été subordonnée à un ordre juridique extérieur défini de la manière la plus antidémocratique qui soit. Notre politique étrangère se fait à Washington. Ce gouffre, nous le remplirons !

Nous avons su lever l'étendard de la résistance, face à la dérive libérale, à l'abandon de notre indépendance au désastreux traité de Maastricht. Nous ne sommes pas nés, comme d'autres, de la défaite. Nous avons choisi le chemin de la lutte pour reconquérir notre souveraineté, rendre leurs droits aux citoyens, et un avenir à la jeunesse.

C'est pour cela que le 12 juin nous ferons émerger une force nouvelle. Ce sera le début de la reconquête !


LE MONDE : 10 mars 1994

Il est urgent de constituer un pôle de progrès capable de proposer une « autre politique » en rupture avec la logique de Maastricht.

par Jean-Pierre Chevènement et Anicet Le Pors

Douze mois après la défaite programmée d'une gauche discréditée par son ralliement à l'ordre établi, le brouillard de fumée dans lequel la droite libérale a enveloppé les Français commence à se dissiper. Mais le mécontentement, l'inquiétude ou la colère générés par les plans successifs de régression sociale du gouvernement pourraient rapidement se transformer en désespoir si ne surgissait pas sur la scène politique française une force neuve capable de proposer au pays une « autre politique ».

Le Parti socialiste n'a procédé à aucune critique de fond des choix politiques, économiques et sociaux qui ont conduit au désastre électoral de mars 1993. Il est en panne de projet. Quelques gesticulations autour de la réduction du temps de travail, quelques appels incantatoires à l'Europe sociale ne suffisent pas. Le Parti communiste, pour sa part, a montré, lors de son vingt-huitième congrès, que le slogan « Le changement dans la continuité » n'était pas une exclusivité giscardienne.

Rien de positif, rien de dynamique ne pourra désormais surgir de l'éternel face-à-face au travers duquel le parti du « pouvoir pour le pouvoir » et celui du « parti pour le parti » tentent de se légitimer réciproquement. Un instant tenté par un clair engagement dans la construction d'un pôle de progrès, les Verts ont finalement choisi la marche arrière en renouant avec la stratégie qui a échoué en mars dernier, celle d'une alliance sans projet précis avec une formation, Génération Écologie, que continue de diriger le nouveau chargé de mission d'Édouard Balladur.

L'heure de la clarification a sonné. Pour engager le nécessaire travail de recomposition politique qui permettra de faire bouger les lignes, il est d'abord nécessaire d'opérer trois ruptures : rupture avec les appareils traditionnels, qui ont conduit la gauche dans l'impasse ; rupture avec les pratiques et les mentalités anciennes qui privilégiant la forme sur le fond, consistent à négocier des places, des alliances sans principes, des collusions de circonstance ; rupture enfin avec l'idée que la politique ne peut plus rien - ou plus grand-chose - pour améliorer le sort des femmes et des hommes, et que l'interdépendance et la mondialisation libérale nous condamnent soit à subir et à tout accepter, soit à nous replier sur l'action locale du quartier ou de la commune.


Un ambitieux programme d'investissement

C'est en prenant appui sur ces trois ruptures fondamentales qu'un pôle de progrès capable de proposer une autre politique pourra surgir et s'affirmer. Les élections européennes du 12 juin prochain constituent une occasion unique pour lancer cette dynamique. L'« autre politique » doit faire de l'emploi la première priorité. Un tel choix ne peut se concevoir que dans un cadre nouveau, totalement antinomique avec le carcan monétariste de l'Union économique et monétaire de Maastricht.

Il s'agit d'abandonner la chimérique monnaie unique et les critères et politiques de convergence qui paralysent l'économie-et interdisent toute marge de manœuvre. L'« autre politique » redonne la priorité à l'activité créatrice de biens utiles sur la monnaie, elle se fonde sur une baisse drastique des taux d'intérêt pour promouvoir une politique d'argent bon marché.

Il est nécessaire de restaurer une demande solvable tant au plan national qu'international (moratoire de la dette des pays pauvres). Les moyens financiers publics et privés doivent être mobilisés pour favoriser un ambitieux programme d'investissement, pièce maîtresse d'une politique industrielle favorisant de nouvelles combinaisons productives économes en capital et largement ouvertes à la coopération internationale.

Un vaste secteur d'utilité sociale non soumis à la concurrence est à créer pour répondre aux besoins de la société d'aujourd'hui – services sociaux, emplois de proximité, environnement, etc. En prenant appui sur un grand service public de l'emploi et de la formation professionnelle, un plan de mise au travail volontariste, avec réduction de la durée du travail sans diminution de salaire par un redéploiement des gains de productivité, et articulé autour d'une alternance entre période de travail et période de formation, devra être mis en œuvre à l'échelle nationale.

En matière fiscale, une réforme s'attaquant aux inégalités devant l'impôt et encourageant les agents économiques désireux de créer des emplois est nécessaire pour conforter les mesures précédentes.

L'« autre politique » ne peut se concevoir que si elle est adossée à un fort soutien populaire. C'est la seule réponse qui vaille à l'objection cardinale de tous ceux qui s'abritent derrière l'alibi commode de la complexité, de l'interdépendance, des contraintes extérieures ou des options libérales de nos partenaires européens pour ne rien faire ou ne rien tenter. Nous devons imposer, y compris aux instances de Bruxelles, la légitimité de l'intervention publique dans l'économie.


Renégocier le traité de Maastricht

La France a une responsabilité particulière pour redresser la construction européenne en prenant appui sur les valeurs constitutives de la nation française : la culture de service public, la laïcité, le modèle français d'intégration, fondé sur le principe d'égalité contre la logique des minorités et faisant une large place au droit du sol. Contributeur net au budget de l'Union européenne, la France a les moyens de faire entendre sa voix.

A l'échéance de 1996, il faudra renégocier le traité de Maastricht. Il nous faut donc proposer dès à présent les axes d'une politique européenne alternative à la logique maastrichienne :

1. Une large ouverture vers l'Est et vers le Sud visant à la constitution progressive et négociée d'un grand marché continental et, dans l'immédiat, à la mise sur pied d'un mécanisme politique de caractère confédéral.

2. Des politiques publiques communes à géométrie variable et une initiative européenne de croissance (aéronautique, automobile, recherche, transports, biotechnologies, espace, télécommunications, aménagements urbains, production d'images) associant les États qui le souhaitent, en respectant les rythmes et la volonté des peuples.

3. Une monnaie commune et non unique fondée sur des parités réalistes fixes mais ajustables.

4. Une politique commerciale fondée sur une préférence communautaire à travers des clauses et taxes sociales d'importation.

5. Une politique agricole capable d'opposer une autre logique de développement à celle que nous impose 4e GATT, en préservant l'emploi et un aménagement équilibré du territoire.

6. Le respect du caractère spécifique et non marchand des activités culturelles.

7. Une vigilance particulière quant à la participation des citoyens au processus de coopération en Europe devra s'exercer.

A l'étape actuelle de prise de conscience des peuples, nous devons nous appuyer sur une conception moderne de l'indépendance nationale – prenant sa source dans l'interactivité même des relations internationales – et sur la liberté de notre diplomatie pour travailler à l'émergence d'une organisation mondiale sans domination, fondée sur la justice et le codéveloppement.


L'exigence de la citoyenneté

Rejetant le fédéralisme que tous les peuples d'Europe refuseraient si la question leur était clairement posée, et qu'aussi bien l'élargissement de la construction européenne à la dimension du continent rend encore plus illusoire, nous aurons à inventer une organisation européenne originale qui, au lieu d'enfermer les nations dans un modèle standardisé, lés invitera à la coopération et à la mise en commun de ce qu'elles ont de meilleur.

Enfin, une démocratie authentique est inconcevable si l'on ne crée pas les conditions assurant aux femmes une représentation égale à celle des hommes dans les lieux de pouvoir et les instances de décision.

C'est à partir d'un solide ancrage à gauche qu'il faut relever dans le pays l'exigence de la citoyenneté. Nous sommes issus de deux grandes mouvances constitutives de la gauche, depuis trois quarts de siècle. Les clivages qui nous séparaient n'ont plus lieu d'être. D'autres sensibilités nous ont déjà rejoints ou sont prêtes à rejoindra ceux qui, venus du Parti socialiste ou du Parti communiste, ont fait leur travail de deuil. Nous ne nous adressons pas qu'à eux, car aucune exclusive n'est de mise. Les sensibilités qui, dans une grande diversité, refusent le libéralisme et ses conséquences sur la souveraineté, la citoyenneté, la cohésion sociale ou le cadre de vie doivent apporter leur concours pluriel à ce renouvellement.

Il est urgent que quelque chose bouge dans ce pays pour rendre à la politique sa dignité et pour la réconcilier avec la volonté. Nous connaissons la force d'inertie des partis traditionnels, le poids du l'histoire des allégeances et des situations locales acquises, nous ne sous-estimons pas les efforts à accomplir pour créer les conditions d'une nouvelle donne et pour surmonter aussi bien les réflexes claniques ou quasi familiaux qui régissent et régentent la vie publique que les tentations groupusculaires, mais nous ressentons en même temps une forte attente dans l'opinion, C'est pourquoi nous nous adressons directement aux citoyens : il faut se bouger ! Il faut se lever et avancer pour redonner un avenir au pays et à sa jeunesse. L'avenir n'a que le sens qu'on lui donne : il est temps de le réinventer !


CITOYENS ACTUALITÉS : avril 1994
« Le coût du brise-glace »

Nous ne souffrons pas d'un déficit d'idées, comme certains le prétendent. Nous souffrons d'un déficit de financement.

Le budget annuel du Mouvement des Citoyens est d'environ 4 millions de francs. Le coût minimal de la campagne pour l'élection européenne sera de 12 millions. Une part importante de cette somme nous sera remboursée si nous dépassons, comme nous l'espérons, le seuil des 5 % des suffrages exprimés. Mais, nous devrons en assumer la totalité dans le cas contraire.

Or, cette élection, à la proportionnelle, dans une seule circonscription - la France - représente une occasion unique. La banquise peut commencer à craquer. Le dégel de la vie politique peut s'amorcer. Si nous dépassons les 5 %, la raspoutiza sera esquissée. Nous aurons alors les moyens d'approfondir la fracture jusqu'à la débâcle de cet univers de formes fossilisées. Il faut sortir de la glaciation de la politique française.

Les crevasses sont déjà nombreuses entre le peuple et les soi-disant élites. Mais, les vieux glaciers ont du mal à fondre, comme si eux aussi n'aimaient pas mourir. La droite et la gauche établie se défendront ensemble dans un jeu de faux-semblants. Elles continueront à donner le spectacle de leurs querelles secondaires. L'une attend l'échec de l'autre pour revenir aux « affaires ». Leur échec reste pourtant l'échec de la France.

L'Establishment a les moyens de perpétuer cette glaciation. Par sa capacité financière, il cherchera à entretenir le froid artificiel qui paralyse notre société. Pour le scrutin du 12 juin, le plafond légal des dépenses sera proche de 100 millions de francs. Le coût de certaines campagnes s'en rapprochera. Pas celui de la nôtre.

Le minimum, compte tenu des frais d'impression des bulletins et professions de foi, avoisinera 12 millions de francs.

Nous sommes encore loin d'avoir réunis ce minimum vital !

Notre liste sera un brise-glace. Nous devons avoir les moyens de le mettre à l'eau pour ouvrir la voie à tous ceux qui se bousculeront quand ils auront vu le chemin.

Une souscription est d'ores et déjà en cours. À Saint-Egrève, nous avions lancé le mot d'ordre de 1 000 francs par adhérent en moyenne. Nous sommes encore loin de notre objectif. Alors, si vous n'avez pas encore versé votre contribution, vous devez le faire. Vous pouvez aussi solliciter votre entourage.

Mais nous devons aussi emprunter. La banque nous demande des cautionnaires, dont la garantie ne jouera que si nous n'atteignons pas la barre des 5 %. Certains d'entre vous ont déjà été sollicités à cet effet, qu'ils répondent rapidement s'ils ne l'ont déjà fait. D'autres n'ont pas encore été joints, qu'ils prennent contact avec leur trésorier départemental.

Nous devons tous participer à cet effort financier, chacun selon ses moyens. C'est une condition nécessaire pour que notre liste, celle de « L'autre Politique », puisse s'exprimer, pour qu'il soit proposé à nos concitoyens une alternative à la « seule politique économique possible ».

Beaucoup d'entre nous ont mené ce combat au sein d'un parti. Aujourd'hui, nous devons le mener devant le peuple. Donnons-nous en les moyens.

Votre soutien montrera aussi votre résolution. Lui seul peut nous permettre d'avancer.

Nous avons choisi de résister et de combattre. Et j'ai confiance pour la suite, car notre combat est le bon !


LE GRAND'O O'FM – LA CROIX : 14 avril 1994
Invités : Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, président du Mouvement des Citoyens.

René FRYDIVIAN, pour son livre « L'art de faire autrement des enfants comme les autres » (Éditions Robert Laffont)

Journalistes : Philippe MARTINAT (LA CROIX-L'ÉVÈNEMENT) ; Denis SIEFFERT (le NOUVEAU POLITIS) ; David MARTIN (GLOBE HEBDO) ; Henri de SAINT ROMAN & Christian DELAHAYE (O'FM)


Question : Édouard BALLADUR perd neuf points au dernier sondage BVA-PARIS-MATCH ; comment analysez-vous cette évolution ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Les illusions se dissipent, M. BALLADUR redevient un homme politique comme un autre. Il a commis de graves erreurs. L'une en voulant établir un financement sans limite pour les établissements privés d'enseignement, au début de l'année ; l'autre avec les contrats d'insertion professionnelle, le smic jeunes. Ces deux erreurs se payent dans les sondages.

Pour autant, M. BALLADUR a une chance exceptionnelle : il n'a pas de véritable opposition. Et par conséquent, même quand il est contrait à des reculades que certains lui reprochent, moi je ne suis pas sûr qu'il faille forcément reprocher à un gouvernement de reculer, mais, en définitive, il rattrape ses erreurs.

Prenez l'exemple d'Air France, je pense qu'en définitive, après une reculade initiale, M. BALLADUR a atteint son objectif : M. Christian BLANC a bien mérité de M. BALLADUR !

Question : Vous ne pouvez quand même pas contester la remontée du PS sous la direction de Michel ROCARD…

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Ah, mais c'est tout à fait différent ! Ça, on peut imaginer que c'est un jeu de balancier : les Français, déçus, se reportent de l'autre côté et veulent établir une sorte de contre-poids. Mais ça ne veut pas dire qu'ils adhèrent ! Il n'y a pas d'opposition organisée, avec un projet, des objectifs, des moyens, un échéancier. Ce qui fait véritablement une exposition.

Question : La remonté du PS est selon vous artificielle ?

Jean-Pierre CHEVENEMENT : C'est quelque chose de mécanique ! Et je pense que ce qui est important, c'est de sortir notre pays de cette situation dramatique où le succès de l'un est en réalité l'échec de l'autre. Je pense que la France ne peut pas aller d'échec en échec, de l'échec de la droite à l'échec de la gauche, pour aller ensuite vers l'échec de la droite et ainsi de suite ! Je pense que c'est absolument dramatique ! Voilà quinze ans à peu près, un peu plus de quinze ans même, que, pour l'essentiel, nos choix sont commandés par les mêmes paramètres : c'est la parité Franc-Mark. C'est la priorité donnée à la désinflation compétitive, comme l'on dit, c'est-à-dire à une monnaie forte, la plus surrévaluée du monde. C'est une politique qui crée le chômage.

Je ne vous rappellerai pas ce que j'ai pu dire au moment du tournant libéral de 83. Mais, mes discours sont publics. Et la suite, je crois pouvoir dire modestement que je l'avais annoncée.

Question : Donc le seul opposant à vraiment s'opposer, c'est Jean-Pierre CHEVENEMENT ?

Jean-Pierre CHEVENEMENT : Je pense qu'il y a des partis protestataires de différentes natures : le Parti communiste, on connaît ses références, son histoire. Je mets de côté, très loin même, LE PEN. Et puis il y a une immense fraction de frustration, qui peut se tourner vers par exemple Bernard TAPIE, c'est vrai ! Nous aurons des partis de frustrés.

Mais je crois que ce qui est important, c'est de bâtir une alternative républicaine à la seule politique possible, dont on nous rebat les oreilles depuis plus de quinze ans et qui s'incarne aujourd'hui dans les fameux critères de convergence de Maastricht.

Alors, évidemment, c'est difficile à faire comprendre, parce que, qu'est-ce que c'est que les critères de convergence ? C'est la réduction de l'inflation, des déficits publics.

Soyons sérieux : quand Michel ROCARD dit qu'il vaut mieux un mauvais accord au GATT que pas d'accord du tout, quelle différence y a-t-il entre cette expression et celle que vous entendez dans la majorité ? C'est la même politique ! Et c'est une politique qui considère forcément l'emploi comme un solde, plus exactement le chômage comme le solde d'autres choix considérés comme réellement prioritaires.

Question : Philippe de VILLIERS se disait récemment proche de vous… Vous sentez-vous proche de lui ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Permettez-moi de sourire ! Moi, je n'aurais jamais invité SOLJENITZYNE pour condamner les valeurs de la République, en particulier les valeurs de liberté et d'égalités, en les opposant comme l'a fait SOLJENITZYNE !

M. de VILLIERS est un homme qui, sur le plan personnel, est courageux, mais il s'inscrit dans le paysage politique dans une filiation qui est bien connue, c'est la famille traditionaliste.

Question : Pour vous, il n'est pas républicain ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Pour moi, il est royaliste, que je sache ! Que je sache, oui ! La chouannerie, c'est quelque chose qu'on peut comprendre historiquement. Et quand on est président du conseil général de la Vendée, je comprends qu'on s'inscrive dans une certaine histoire. Mais M. de VILLIERS est l'apôtre de la tradition, de la hiérarchie naturelle. C'est l'héritier naturel, et ça n'a rien de déshonorant, de Joseph de MAISTRE, de la pensée réactionnaire. Et je dis ça sans aucun mépris, croyez le bien !

Question : Mais en quoi, concrètement, vous différenciez-vous de Philippe de VILLIERS sur la politique européenne ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Moi, ma conception de la Nation s'enracine dans la citoyenneté, dans l'idée que la Nation se définit à travers le débat des citoyens, à travers la laïcité. Je ne pense pas que ce soit la conception de M. de VILLIERS qui a une conception traditionnelle de la Nation, liée aux origines Moi, ce n'est pas du tout ma conception de la Nation.

Sur l'Europe, moi je suis pour la création d'un espace public de débat en Europe. À terme, je pense que s'il y a une citoyenneté européenne, je ne serai pas contre. Je constate aujourd'hui qu'elle n'existe pas. C'est-à-dire que le sentiment d'appartenance n'est pas suffisamment puissant pour qu'on puisse créer une Europe fédérale. Et je suis contre l'idée d'une Europe fédérale qui ne tient absolument pas contre de la réalité de l'Europe.

Je pense qu'il faut donc partir de ce qui existe, qui a été fait par l'Histoire, qui est une réalité. Si nous détruisons les cadres de solidarité existants, nous allons récolter justement ce que vous prétendez combattre, des nationalismes, xénophobes, chauvins. Et moi, je me bats pour une Europe citoyenne, une Europe des peuples. Je ne pense pas que ce soit la conception de M. de VILLIERS.

Question : Et qu'en est-il de vos liens avec Philippe SEGUIN ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Philippe SEGUIN dit des choses qui sont très justes sur beaucoup de sujets, proches de celles que j'ai dites depuis longtemps, d'ailleurs !

Question : L'idée vous a-t-elle traversé l'esprit qu'il pourrait figurer sur votre liste ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Écoutez, l'idée ne m'en a pas traversé l'esprit, parce que M. SEGUIN est au RPR, il y pèse un certain poids et il soutient M. CHIRAC. C'est là aussi son problème, puisque M. SEGUIN parle à juste titre et avec du « Munich social », il critique les choix libéraux et monétaristes, doctrinaires qui nous conduisent à cette situation où nous sommes aujourd'hui. Maintenant, il faudrait que sur le plan de son action politique, il aille au bout de sa démarche.

Je pense que beaucoup de républicains qui se sentent proches de Philippe SEGUIN, je ne dis pas Philippe SEGUIN lui-même, mais posez-lui question, peuvent avoir de la sympathie pour les idées que je défends, qui sont des idées en rupture avec la politique actuelle, mais qui sont les idées républicaines, qui font passer avant tout les idéaux de la citoyenneté et le sens de l'intérêt public.

Soyons clairs : nous entendons rassembler l'autre politique et là je parle non pas du Mouvement des Citoyens, parce que la liste « l'autre politique », que je conduirai n'est pas la liste du Mouvement des Citoyens. Nous partons de la gauche, mais nous entendons rassembler sans aucune exclusive, y compris les gaullistes. Il y aura d'ailleurs des gaullistes, deux compagnons de la Libération sur notre liste.

Question : Comment jugez-vous le positionnement européen de la liste de Michel ROCARD ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Voyez-vous, il y a beaucoup de gens qui se sont prononcés, par exemple, sur l'Europe de Maastricht. Je ne vois pas ce qui différencie M. BAUDIS et M. ROCARD. Le programme des deux listes, c'est même chose !

Alors, il ne faut pas dissimuler ce fait en essayant de coller de VILLIERS, CHEVENEMENT, etc. Non, le fond du problème, c'est qu'il y a encore 51 % des Français qui apportent leur soutien à la politique sans imagination de l'establishment financier, c'est-à-dire du Franc fort, des taux d'intérêt élevés, qui fond qu'on a intérêt à placer son argent à la banque, plutôt qu'à l'investir et à le faire travailler. C'est la domination de la finance sur l'industrie et la production, que moi je critique depuis quinze ans. Et que je critiquais quand j'étais ministre de l'Industrie, ce qui m'a conduit à rendre mon marocain en mars 83, ce que les Français ont oublié. Mais moi je ne l'ai pas oublié. Je suis un homme de continuité.

Question : Sur quel électorat, quelle liste, allez-vous prendre des voix aux européennes ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Nous prendrons des voix partout, mais nous les prendrons d'abord je dirai dans l'électorat de gauche qui ne se reconnaît pas dans la gauche. Je pense que le non de gauche à Maastricht était majoritaire dans le pays. Je pense que là il y a un réservoir très important de voix. La situation est tout à fait favorable, nous allons attaquer. C'est-à-dire que nous sommes en position de départ. Pour le moment, personne ne connaît encore notre liste. Elle sera connue la semaine prochaine. Je suis persuadé que nous allons voir augmenter notre score dans les sondages et que le 12 juin nous obtiendrons un excellent résultat.

Question : Vous pensez pas qu'il y avait encore place pour les idées de Jean-Pierre CHEVENEMENT au sein même du Parti socialiste ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Non. Croyez bien que si je l'ai fait, si j'ai quitté le Parti socialiste, c'est en désespoir de cause. Naturellement, si j'avais choisi le confort, je serais resté dans ma liste confortable, avec 12 % au dernier congrès. J'aurai été un notable parmi d'autres. J'ai choisi une autre voie avec mes amis. C'est de montrer qu'on pouvait changer de politique dans la République, montre qu'on pouvait faire craquer cette énorme couche de glace, qui empêche l'expression de choix raisonnés. J'ai choisi la voie d'un sursaut républicain, d'un sursaut instruit.

C'est difficile, parce que nous ne bénéficions d'aucune aide, ni financière, politique, ni médiatique. Je cherche à savoir comment on peut résister de l'intérieur, en faisant appel à ses concitoyens. Je n'ai aucun espoir dans notre pays, sinon dans les citoyens, dans le mouvement des citoyens, dans leur lucidité, dans leur capacité à comprendre qui leur ment ou leur raconte des fariboles. Et qui leur dit la vérité, essaye de lier la politique à la vérité, selon l'expression qui a été jadis de MENDES-FRANCE.

Question : Qui sera présent sur votre liste pour les européennes ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Comme vous le savez la liste « l'Autre Politique » est conduite par une sorte de quadrige : Gisèle HALIMI, Anicet LE PORS, Béatrice PATRIE qui était jusqu'à la semaine dernière présidente du syndicat de la Magistrature, après moi qui conduis la liste. Et puis ensuite nous aurons un certain nombre de candidats dont une toute petite minorité viendra du Mouvement des Citoyens, beaucoup d'autres représenteront d'autres sensibilités.

Question : C'est-à-dire ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Dans les douze premiers, je pense que nous représenterons moins du quart.

Question : Que se passera-t-il si vous ne franchissez pas le seuil fatidique des 5 % des voix ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Vous savez, nous sommes des forceurs de blocus, et nous prenons des risques, des risques énormes. Je vous l'ai déjà dit, si j'avais choisi le confort, je ne ferais pas ce que je fais. Mon but c'est d'ouvrir la voie à autre chose, c'est très difficile.

Question : Et à moins de 5 % ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : J'ai pris un risque énorme.

Question : Vous avez dit, ça passe ou ça casse ; si ça casse, ça veut dire quoi ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Pour moi, mais ce n'est pas important. Mais vous savez, c'est très difficile de réunir les moyens non seulement financiers mais politiques qui permettent de faire une liste de 87 noms, et puis ensuite il va de soi que moi, je suis tellement désespéré par l'état de la vie politique française, pour moi qui a été à l'origine du congrès d'Epinay, des deux programmes du PS dans l'opposition, l'expérience que j'ai faite pendant douze ans, tout cela m'a conduit à des conclusions telles que je considère que aujourd'hui, je dois être capable pour ma part de prendre des risques. Ce n'est rien, parce que les risques que je prends, ce n'est rien par rapport au sort lamentable dans lequel se trouvent plongés des millions et des millions de françaises et de français. Et je pense que le tranchant de notre liste avec cette idée de parité, c'est-à-dire d'une loi constitutionnelle qui fera que désormais il y aura autant de femmes que d'hommes dans toutes les assemblées, c'est-à-dire que pour renouveler le paysage il faut aussi s'appuyer sur les femmes qui ont tout à fait les capacités aujourd'hui d'intervenir dans la vie politique. Je pense qu'avec des idées comme ça, nous frayerons la voie aux nouveaux.

Question : Tellement désespéré, diriez-vous. Si donc l'opinion ne vous suit pas, vous pourriez même provisoirement raccrocher les gants et sortir de la politique ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Oui, oui…

Question : Vous y pensez parfois ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Bien sûr, bien sûr. Pour moi, j'ai toujours considéré que la politique n'était pas un métier, ça consistait à servir ses concitoyens. Et il va de soi que je ferai en sorte de gérer la suite comme je croirai devoir le faire, mais je sais que le cas échéant, je…

Question : Vous pourriez avoir un geste gaullien ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : …Ne parlons pas comme cela, je suis capable de, je n'ai pas un rapport maladif au pouvoir. J'ai quitté à deux reprises le gouvernement, et je n'ai pas un rapport aussi maladif que cela à la politique. Je préfère ne pas être un acteur politique que d'être un teigneux.

Question : Donc si vous ne faites pas les 5 % requis, le lendemain vous faites autre chose ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je vous dirai le 12 juin ce que je ferai.

Question : Au Rwanda, maintenant que tout le monde s'est retiré, on peut craindre le pire ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Bien sûr c'est un drame horrible, mais il faut le remplacer dans un contexte plus vaste. L'échec du développement depuis le début des années 80, le traitement des rapports Nord-Sud telle que l'a illustrée à mon sens la guerre du Golfe. C'est une horreur, on a l'impression que le monde développé se replie sur lui-même…

Question : C'est la réalité…

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : C'est la réalité, mais il faudrait parler du problème de la dette, il faudrait parler du problème du prix des matières premières, il faudrait parler des interventions militaires, des conditions dans lesquelles elles sont décidées, quand est-ce que le parlement, par exemple, a été amené à se saisir des conditions de notre intervention au Rwanda, qui date déjà d'il y a plusieurs années. Qu'est-ce que nous sommes allés y faire, est-ce que c'est seulement la protection de la vie de nos ressortissants, est-ce que ce n'est pas le soutien de tel ou tel régime, comment essayer de comprendre tout ça ? Je crois qu'il faut avoir aujourd'hui une vue très claire de ce qu'est le problème de Nord-Sud, c'est le problème principal. Et la première chose qu'il faudrait faire à mon sens, ce serait changer notre rapport au sud, changer notre regard au sud. J'entends s'exprimer beaucoup de belles consciences, vous avez évoqué Bernard KOUCHNER, je suis frappé de voir que le fameux droit d'ingérence est aussi un mot qui pourrait vouloir dire tout simplement le droit du plus fort : on laisse crever actuellement 17 millions de mésopotamiens qui sont toujours soumis à l'embargo, alors que la guerre du Golfe date d'il y a plus de trois ans, est-ce admissible ? Ca veut dire aussi des carences alimentaires, des morts nombreuses, est-ce que ce genre de choses est admissible ?

Question : Vous avez eu un mot sévère, vous avez dit de KOUCHNER que c'était une belle conscience…

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Un mot sévère, écoutez j'ai des relations amicales avec Bernard KOUCHNER sur le plan personnel, je ne partage pas la philosophie du droit ou du devoir d'ingérence, parce que je pense que il faut toujours faire une analyse politique, il ne faut pas évacuer la politique au profit de l'humanitaire et du militaire comme on a tendance à le faire aujourd'hui, que ce soit au Moyen-Orient, en Afrique, en Bosnie Herzégovine, en Yougoslavie. Je pense que tout est d'abord politique, il faut analyser la situation, la comprendre ne pas faire litière de tout ce qu'on sait du point des sociétés, parce que la diplomatie est souvent coupable, oui coupable. Je pense qu'il y a une carence terrible des diplomates et des responsabilités.

Question : Pour autant la notion d'intervention humanitaire ne vous semble-t-elle pas un ferment positif ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Oui, bien sûr, mais vous connaissez le mot de PASCAL : qui veut faire l'ange fait la bête…

Question : En Algérie, la situation parait sans issue…

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Savez-vous que l'Algérie absorbe 80 % de ses recettes d'exportation dans le service de sa dette ? Et vous savez aussi que le prix du baril de pétrole est tombé de 35 à 13 $. Ces choses ne sont pas tout à fait indifférentes à ce qui se passe. D'autre part, la montée de l'intégrisme c'est premièrement le désespoir, la misère, deuxièmement l'humiliation, l'injustice. Je pense que dans les rapports avec le monde arabo-islamique il faut traiter les choses autrement, et ça c'est un problème qui concerne l'ensemble de la rive sud, y compris d'ailleurs le problème israélo-palestinien où je souhaite que le processus de paix puisse surmonter les difficultés que nous connaissons. Pour revenir à l'Algérie, il faut donner à l'Algérie une espérance, une possibilité de se développer, sinon il y aura peut-être des centaines de milliers d'algériens qui nous demanderont asile, nous devrons le leur accorder, mais il vaudrait peut-être mieux empêcher que l'Algérie ne bascule dans l'intégrisme.

Question : Qu'est-ce que le suicide de François de GROSSOUVRE, ajouté à celui de Pierre BEREGOVOY vous inspire sur la fin de septennat ?

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Ne mélangeons pas tout. Le pouvoir est difficile, les relations personnelles existent, quelquefois elles ne sont pas toujours correctement ajustées. Tâchons de garder une compréhension humaine de tout ce qui se passe. Ne nous perdons pas dans des commentaires qui sont indécents.