Texte intégral
P. Caloni : Depuis quelques jours les banlieues lyonnaises s'enflamment, on a le sentiment d'être passé à un stade supérieur ?
C. Millon : La jeunesse qui vit dans les banlieues est à la conjonction de trois phénomènes d'exclusion : le chômage, principalement chez les jeunes, aux alentours de 40-50 % de chômage. Deuxièmement, c'est le fait d'être exclu de la ville classique avec ses magasins, son animation et d'être dans des lieux déserts, faits de solitude et d'isolement. Et troisièmement, c'est le phénomène de la jeunesse elle-même qui est angoissée par son avenir. Et lorsque ces trois phénomènes se réunissent, ça provoque une recherche d'identité, une révolte qui se traduit par des gestes désespérés. Je ne veux pas excuser les faits qui se sont déroulés, ils sont condamnables et regrettables, je pense que la police doit faire son travail pour rechercher les meneurs, mais je crois qu'il faut que l'État, les collectivités territoriales mettent en œuvre une politique à moyen et long terme ainsi que des actions à court terme pour véritablement sortir de l'ornière où nous sommes.
P. Caloni : Vous parliez de révolte, mais on a le sentiment que maintenant elle est organisée, structurée.
C. Millon : Dans un quartier où tout le tissu social a été déchiré, où il n'y a plus de liens sociaux, où il n'y a plus de ces solidarités que l'on retrouve dans les villages ou les quartiers classiques. Il y a en fait d'autres groupements, d'autres bandes qui apparaissent, ce sont les bandes qui sont souvent dirigées par des petits malfrats, des dealers, des personnes qui cherchent à installer leur pouvoir. C'est le système d'une petite mafia qui s'installe et c'est là tout le risque. Donc je crois qu'il y a une action de la police qui est évidente et il faut qu'elle mette hors d'état de nuire…
P. Caloni : Le rôle de la drogue est capital ?
C. Millon : Je crois que la drogue se développe. La drogue, ce n'est pas tellement le fait de vendre un produit condamné, mais c'est surtout le fait d'avoir un revenu conséquent en quelques minutes ou quelques heures. Actuellement, toute cette jeunesse désœuvrée est l'objet de tentations de la part de celles et ceux qui essayent de répandre ce fléau. Je crois que la police a à un travail à mener. D'ailleurs je dois saluer le courage des forces de l'ordre, elles font cela avec intelligence, elles ne sont peut-être pas assez nombreuses mais il convient très rapidement d'aller au-delà. C'est recréer des liens sociaux véritables.
P. Caloni : Mais comment fait-on sur un plan pratique pour sortir des belles intentions ?
C. Millon : Il faut que les collectivités territoriales ainsi que l'État mettent tout en œuvre pour aider les associations qui se créent. Ca ne se fera pas par des arrêtés administratifs, par des règlements ou par des lois, ça se fera pas une action quotidienne de femmes et d'hommes qui auront compris ces jeunes et qui seront capables de mettre des associations pour permettre l'accès à la première expérience professionnelle, d'initiation à l'apprentissage, d'animation de quartiers, pour pouvoir aider les commerçants à faire une animation et ainsi lutter contre cette impression de désert que donnent les villes. Quand vous allez dans une banlieue de la région lyonnaise ou de la région parisienne, vous constatez qu'à côté de la désertification rurale, il y a une désertification morale, commerciale, au niveau des relations, qui apparaît dans nos villes. Ceci pose un grand problème, c'est celui de l'aménagement du territoire. Est-ce qu'on peut laisser telles quelles des villes qui ont été construites il y a une dizaine d'années ?
P. Caloni : Est-ce que sur un plan régional vous avez assez de pouvoir, ou pour certains trop de pouvoir ?
C. Millon : Je pense qu'on a des pouvoirs que nous devrions utiliser et que nous utilisons pour pouvoir faire évoluer ces quartiers. Trois exemples : nous sommes responsables des lycées et nous avons installé à Vaulx-en-Velin, et nous avons vu avec le maire, les associations pour faire un lycée ouvert, c'est-à-dire un lieu non seulement d'éducation mais qui permet aussi d'innerver le quartier et qui permet de relier les associations de parents d'élèves, les éducateurs, les entreprises et puis les responsables de quartier pour que la jeunesse se rende compte qu'on va à elle et qu'on essaye de prendre en compte ses préoccupations. La deuxième orientation c'est l'accès à la première expérience professionnelle. L'angoisse de cette jeunesse, c'est que pour un grand nombre, elle n'a jamais travaillé. Elle ne sait pas ce qu'est un atelier, un bureau, une usine. Parfois elle n'a même pas vu les parents travailler. C'est la raison pour laquelle il convient que la collectivité accompagne ces jeunes dans l'accès à la première expérience professionnelle, il faut que les entreprises assument une mission civique. Ce sont des entreprises citoyennes qui accueillent les jeunes, qui les forment, qui leur donnent compétence et savoir-faire pour leur permettre de s'intégrer dans la vie. Et puis le troisième point, il ne faut pas l'oublier, il faut que ces quartiers soient complètement restructurés du point de vue urbaniste. Quand vous allez dans ces rues où il n'y a ni commerce, ni lieu d'animation, où la nuit vous n'avez que des immeubles noirs, tristes, sans lumière, vous comprenez que ça provoque les troubles que l'on connaît parce qu'il y a un sentiment de désespérance qui apparaît même dans la description de la ville. Il y a un travail de rénovation qu'il faut mener, c'est ce qu'on fait dans les contrats de villes, dans la politique nouvelle de la ville. Des investissements très importants sont faits et par l'État et par les collectivités territoriales. Je crois qu'il faudra même aller au-delà car il faudra réfléchir à un aménagement du territoire plus vaste pour pouvoir peut-être vider un certain nombre de ces quartiers et permettre à ces familles, à ces jeunes, d'aller s'installer dans des lieux qui soient plus à même de créer une solidarité et une communauté.
P. Caloni : Au nom de la réconciliation nationale, fallait-il juger P. Touvier ?
C. Millon : Je suis favorable à la réconciliation nationale, c'est évident. Il n'y a pas de communauté qui puisse perdurer s'il n'y a pas en fait de réconciliation. Mais je suis contre le fait d'oublier, car lorsque vous allez aujourd'hui en Bosnie avec la purification ethnique, avec les camps qui sont installés, avec les sélections qui sont faites sur le critère d' la race, vous vous apercevez que ce que la France a vécu entre 1940 et 1945 peut revenir très rapidement. C'est la raison pour laquelle, je suis favorable à ce que l'on informe, que l'on éduque la jeunesse française en lui disant : il y a des horreurs qu'on ne veut plus jamais revoir. Ce ne sont pas des horreurs qui viennent comme ça au hasard. Elles sont le résultat d'enchaînements terribles, idéologiques, de haines, de racismes, d'exclusions et c'est la raison pour laquelle ce type de procès est utile pour rappeler à la jeunesse que « plus jamais ça ».