Interview de M. Jacques Chirac, président du RPR et maire de Paris, à RTL le 25 août 1994 et dans "Le Monde" du même jour (intitulé "Paris symbole"), sur le cinquantenaire de la Libération de Paris.

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Média : RTL - Le Monde

Texte intégral

RTL : Jeudi 25 août 1994

M. Cotta : Il semble que les réglages des différentes cérémonies de la Libération aient fait problème jusqu'au bout entre les entourages du Premier ministre, du Président et de vous-même. Pourquoi ces difficultés ?

J. Chirac : Je n'ai entendu parler d'aucun problème. Aucun problème n'est venu jusqu'à moi. Vous savez, nous avons voulu faire cela dans un esprit d'union. J'ai donc créé, il y a déjà plusieurs mois, un comité d'honneur, dans lequel siègent toutes les personnalités représentatives de tous les courants qui ont participé à la Libération. C'est ce comité d'honneur qui a assumé la totalité des cérémonies. Ces cérémonies se sont faites dans un climat d'unanimité et d'union.

M. Cotta : Vous avez fait entrer les grands communistes de la Libération ?

J. Chirac : Ils ont eu un rôle éminent, à commencer par Rol-Tanguy, et ils faisaient naturellement, comme les socialistes, comme les gaullistes, partie du comité d'honneur.

M. Cotta : À votre avis, l'accueil du peuple de Paris au général de Gaulle est-il l'acte fondateur du gaullisme !

J. Chirac : Je ne dirais pas cela. L'arrivée du général de Gaulle à Paris, cet homme porté par la foule sur les Champs-Élysées, se voit reconnaître, c'est vrai, à ce moment-là, sa légitimité en tant que représentant de la nation, que chef de l'État. Mais la fondation du gaullisme, c'est naturellement la déclaration du 18 juin 40. C'est le refus. C'est ce qui est profond, fondamental dans la démarche gaulliste, c'est le refus de la fatalité.

M. Cotta : La Libération de la France, pour vous, c'est la Libération de Paris ?

J. Chirac : Non, mais la Libération de Paris a eu, sur le plan national et international, un impact considérable. C'était en quelque sorte la victoire de la justice sur la barbarie. Paris, la ville des lumières, a ému, je crois, le monde entier dont toutes les cloches ont sonné à l'unisson des cloches de Paris. C'était un peu la renaissance de la liberté.

M. Cotta : Qu'est-ce qui reste, aujourd'hui, de l'esprit du gaullisme ? Vous êtes successeur de de Gaulle, vous êtes parmi ses héritiers ?

J. Chirac : J'ai souvent dit que le seul héritier du général de Gaulle était le peuple français, et que personne ne pouvait revendiquer, en dehors du peuple français, cette qualité. En revanche, le général de Gaulle a eu des disciples, et je fais naturellement partie de ceux-là.

M. Cotta : Vous dites dans VSD que le progrès social doit être une préoccupation majeure de tout gouvernement. Est-ce dans l'héritage du gaullisme ? Est-ce la lecture que vous faites du gaullisme ?

J. Chirac : Le général a rendu deux fois son honneur à la France. Il incarne une certaine vision de la France. Et pourtant, quand vous allez à Colombey, vous lisez sur le code de l'admirable croix de Lorraine : « il n'y a qu'une querelle qui vaille, c'est celle de l'homme ». Ce qui veut dire que, au cœur de la pensée du général, il y avait l'homme, sa dignité, sa personnalité, le respect qu'on lui doit, ce qu'on doit faire pour lui. L'homme « qu'il faut développer », avait-il dit, et il y avait là une sorte de contrat social qu'au fil des ans, peut-être, les gaullistes ont un peu négligé, et qu'il faut aujourd'hui, face aux difficultés que nous connaissons, restaurer.

M. Cotta : Il y a un héritage soda ! du gaullisme, pour vous ?

J. Chirac : Il y a une vocation sociale du gaullisme très profonde qui a été exprimée par bien des gaullistes, et notamment par J. Chaban-Delmas.

M. Cotta : Peut-être pas toujours par vous ?

J. Chirac : Je pense que, dans l'ensemble, les gaullistes ont un peu oublié, pendant la période: de croissance puis avec les difficultés économiques et sociales, cette finalité sociale qui doit être celle de toute politique et se sont peut-être un peu laisser aveugler par les problèmes économiques, financiers.

M. Cotta : Y compris les membres du RPR qui sont en ce moment au gouvernement ?

J. Chirac : Ne cherchez pas à ouvrir de polémique inutile. Je dis que cela est valable depuis vingt ou trente ans, ça ne date pas d'aujourd'hui.

M. Cotta : Le rôle de l'État vous paraît-il une constante du gaullisme ?

J. Chirac : Certainement. Je crois que depuis vingt ou trente ans, nous avons assisté à une évolution qui s'est traduite par l'affaiblissement du pouvoir politique au profit du pouvoir technicien et que ceci a été une erreur, et explique une certaine faiblesse ou une certaine difficulté que nous avons pour nous adapter. Il faut redonner à l'État, effectivement dans les domaines qui sont les siens, l'autorité nécessaire, une autorité qu'il doit détenir, non pas naturellement, de la contrainte, mais du respect qu'inspirent ses décisions.

M. Cotta : Vous sentez vous héritier du côté autoritaire, étatique du gaullisme ?

J. Chirac : Je ne crois pas du tout que l'on puisse qualifier le gaullisme de dirigiste et encore moins d'étatique. Il a été dirigiste quand il le fallait, c'est-à-dire quand il fallait rassembler les forces de la nation.

M. Cotta : En nationalisant Renault, par exemple ?

J. Chirac : Oui, quand il fallait rassembler les forces de la nation pour reconstruire. Mais ça n'est pas dans sa nature, d'être dirigiste, pas le moins du monde. Le général DE GAULLE a dit d'ailleurs sur les nationalisations ce qu'il convenait de dire, et notamment, sur celle de Renault, dès 1947, lorsqu'il a précisé qu'il n'était pas question de laisser ces entreprises nationalisées définitivement dans celle situation. Le général a voulu un régime parlementaire, il n'a pas voulu de régime présidentiel. Tout cela mérite que nous méditions.

M. Cotta : Diriez-vous que le gaullisme, c'est aussi un certain art de la décision, et dans ce cas, quand prendrez-vous votre décision de commencer la campagne électorale ?

J. Chirac : Je dirais d'abord que le gaullisme, c'est un comportement, comme le disait G. POMPIDOU, fondé sur une vocation sociale qui met l'homme au cœur des choses, que c'est un esprit de conquête, et que c'est enfin une certaine vertu dans le comportement.

M. Cotta : Quand ferez-vous connaître aux Français ce que vous ferez pour l'élection de 1995 ?

J. Chirac : Ça ne me paraît pas du tout être l'objet d'une réflexion du 25 août, date anniversaire de la Libération de Paris.


Le Monde : 25 août 1994
Paris-symbole

Parmi les points de la terre que le destin a choisis pour y rendre ses arrêts, dira le général de Gaulle dans ses mémoires de guerre, Paris fut en tout temps particulièrement symbolique. Il l'était surtout dans ces moments de l'histoire où, sur le sol de la France, se décidait le sort de l'Europe et, par là même, celui du monde. » Ainsi, dans l'été 1944, son rôle allait revêtir une importance extrême.

Au prix de durs combats, les armées françaises et alliées s'étaient ouvert un chemin en Normandie et en Provence ; les forces de l'intérieur harcelaient l'occupant et l'empêchaient de se regrouper pour faire front à la menace qui s'était retournée contre lui. À l'Est, les soldats soviétiques fixaient les troupes allemandes. Qu'allait faire Paris ?

Quatre années d'oppression n'avaient pu réduire la capitale : elle avait répondu par l'héroïsme des résistants. Mais elle ne recevait plus de ravitaillement et elle n'avait pas d'armes. Beaucoup pourtant attendaient une action d'éclat. Ce fut sa libération, « entreprise », comme devait le souligner le général de Gaulle, « de ses propres mains, achevée avec l'appui d'une grande unité française et consacrée par l'immense enthousiasme d'une peuple unanime ».

Il n'était pas prévu que les événements se déroulent ainsi. La logique militaire alliée voulait qu'on évitât Paris, et la prudence qu'on attendit avant de braver l'occupant et d'exposer la ville et sa population à d'imprévisibles réactions. Mais à ces journées d'août 1944 des forces irrésistibles imprimèrent finalement un cours bien différent.

Pourquoi ? Parce que Paris se préparait en silence, avec le comité parisien de la libération, Roi-Tanguy et tous les résistants. Et quelques jours allaient suffire pour faire de cette ville et de ses barricades le symbole même de l'insurrection.

Mais l'occupant était encore tout-puissant et les harcèlements l'avaient rendu furieux. La répression qu'il exerçait était féroce. Les convois de déportés partaient toujours vers l'est, en direction des camps ; dans la nuit du 16 au 17 août, quarante-deux jeunes gens furent massacrés à la cascade du bois de Boulogne et devant le siège de la Gestapo, rue Leroux ; vingt-six patriotes furent fusillés le même jour dans les fossés de Vincennes. La cruauté sauvage de ces exemples – il y en eut d'autres encore – faisait craindre le pire pour les Parisiens, auxquels des affiches allemandes placardées sur les murs de la ville promettaient de « maintenir l'ordre par les mesures les plus sévères, les plus brutales.

L'arrivée à marches forcées de la 2e DB, commandée par le général Leclerc, dont les hommes depuis quatre ans « avaient représenté la France sur les champs de bataille », allait assurer la libération et éviter ainsi les risques de représailles pour la population et de destruction pour la ville. La victoire coûterait la vie à plus de 1 600 résistants et soldats de la France libre.

Cette semaine du 19 au 25 août 1944 a une importance essentielle dans l'histoire de Paris et dans celle de notre pays. Cette importance ne tient pas seulement à l'issue heureuse des combats qui se sont succédé dans la capitale. Ces événements, qui mettent un terme à la plus longue occupation étrangère subie en France depuis la guerre de cent ans, restent bien sûr un moment marquant de l'histoire de la Résistance. Mais, plus encore, ils sont un symbole.

Avec la libération de la capitale, c'était un pays qui renaissait ; c'était une nation qui reprenait conscience d'elle-même ; c'était la République qui se relevait ; c'était un peuple qui renouait avec la liberté.

Le général de Gaulle avait voulu, pour le peuple de Paris soulevé, l'appui de la 2e division blindée du général Leclerc, Charles de Gaulle savait l'importance de cette bataille : paris libéré et libéré par des forces françaises, ce serait la France qui, demain, pourrait reprendre son rang dans le concert des nations.

La victoire était une victoire militaire. Plus encore, elle était une victoire politique : elle signifiait au monde que la France avait retrouvé son indépendance. La promesse que le général de Gaulle avait faite le 18 juin 1940 et qu'il avait renouvelée à Bayeux, quatre ans plus tard, en retrouvant le sol français, s'était réalisée : la France combattait avec les alliés, comme un allié et participait à la victoire au même titre que nos alliés. La visite du général Eisenhower au général de Gaulle et le défilé des troupes américaines sur les Champs-Élysées, le 28 août, souligneraient cette évidence. La présence du général de Lattre à Berlin, à la signature de la capitulation nazie, en mai 1945, consacrerait la place de la France parmi les puissances victorieuses.

Une France rassemblée

Cette victoire avait également une signification politique sur le plan intérieur. Lorsque les premiers chars de Leclerc avec, à leur tête le capitaine Dronne, vinrent s'immobiliser devant l'hôtel de ville tenu par la résistance, selon les mots mêmes du général Leclerc, « la France de la Gaulle, celle qui a refusé de cesser le feu, retrouvait la France de l'intérieur, celle qui a refusé de courber le front ».

La victoire avait été obtenue par les efforts conjugué de la Résistance, de l'armée et du peuple. Elle était la victoire de la France sur ses propres déchirements, sur ses divisions, ses luttes intestines, ses trahisons. C'était la victoire de la France sur elle-même, d'une France rassemblée qui avait dépassé ses clivages pour unir fraternellement tous les hommes de bonne volonté autour d'une ambition commune représentée par un homme que le peuple français acclamait comme son libérateur et reconnaissait comme le chef légitime de la République. Cette cohésion nationale si longtemps rêvée permettait à la France de recouvrer ses terres, sa place, son honneur ; elle ouvrait la voie à la reconstruction de notre pays et au rétablissement des institutions de la République.

« Derrière le nuage si lourd de notre sang et de nos larmes, voici que reparaît le soleil de notre grandeur », pouvait enfin dire le général de gaulle. Winston Churchill parlait, lui, de « résurrection ». C'est bien cela qu'éprouvèrent les déportés quand la nouvelle se répandit dans les camps comme une traînée de poudre, tandis que le monde entier exprimait son émotion : Paris debout, le monde reconnaissant le symbole de la liberté.

Avec l'instinct qui l'anime aux heures les plus graves, avec l'audace et l'insouciance qui lui font braver les dangers les plus grands, Paris s'était soulevé. Il s'était retrouvé, laissant jaillir ce patriotisme qu'il berce dans son vendre depuis des siècles et qui s'alarme pour défendre la liberté.

Elle triomphait enfin, et, avec elle, c'était l'homme, dans sa dignité, qui se trouvait à nouveau reconnu. C'était la défaite d'une idéologie, le nazisme, qui avait prétendu nier ce qui est inhérent à la nature humaine. C'était la réaffirmation des droits que, depuis deux siècles, la France avait essaimé dans le monde entier.

Ces résistants et ces soldats de la France libre qui ont combattu ensemble pour la liberté et l'honneur de la France, ont servi l'homme aussi. Avec leur courage, leur générosité et leur foi en l'avenir, ils se sont engagés pour une autre cause, celle qui exige que soient reconnus la valeur unique, le caractère sacré, attachés à chaque individu.

Ils ont fait plus encore. Ils nous ont laissé un message : l'histoire ignore la fatalité, nous disent-ils, et une volonté en apparence toute-puissante peut se briser contre la volonté des hommes, pourvu qu'ils soient unis, rassemblés et déterminés.

Cette unité nationale, elle est toujours aussi nécessaire. Hier, pour faire face aux dangers extérieurs. Aujourd'hui, pour maîtriser le mal qui ronge notre société minée par l'exclusion et le chômage.

Le fondement de notre culture

La jeunesse de notre pays n'a pas vécu la libération. Mais les enfants et les petits-enfants de ces combattants de la liberté doivent savoir qu'ils ont reçu d'eux en héritage un trésor inestimable. Les événements tragiques qui se déroulent en plusieurs points de la terre nous font mesurer cette évidence. Nous faisons mesurer aussi combien il est indispensable de sauvegarder cet héritage qui est le fondement de notre culture et de notre civilisation.

C'est un devoir qui exige une grande vigilance, du courage, de la lucidité et de la générosité. Et de tous les sentiments que nous éprouvons aujourd'hui où nous célébrons le cinquantenaire de la libération de Paris, et où nous rendons hommage à ses héros et à ses martyrs, je forme le vœu, en m'adressant tout spécialement à la jeunesse, qu'il en soit un qui domine tous les autres, celui de la fidélité : fidélité à l'exemple d'unité qu'ils nous ont donné, fidélité à l'idéal de liberté, d'égalité et de fraternité pour lequel ils se sont sacrifiés, comme se sont sacrifiés, dans ce terrible combat engagé contre le nazisme, les enfants des nations et des peuples alliés. Fidélité à l'exemple de solidarité qu'ils nous ont laissé, et qui retrouve toute son actualité pour affronter ensemble les défis d'aujourd'hui.

Ainsi recueillerons-nous le feu qu'ils nous ont confié pour le transmettre à notre tour aux générations de l'avenir.