Texte intégral
La Tribune : L'influence économique française se réduit en Afrique et au Maghreb, elle est assez discrète à l'Est, faible en Asie, marginale en Amérique… Ce déclin est-il inéluctable ou le gouvernement actuel a-t-il la volonté de réagir ? Avons-nous les capacités d'un grand dessein ?
Edmond Alphandéry : Je ne suis pas d'accord avec cette vision du déclin. Je crois que c'est justement le contraire. Regardez en Afrique. La France a contribué à mobiliser les institutions de Bretton Woods alors que les pays de la zone franc étaient complètement en panne. La France a mobilisé des ressources considérables, ne serait-ce que pour l'annulation de la dette - 25 milliards de francs. En Asie, nous fournissons un très gros effort, comme vous allez vous en rendre compte à la prochaine assemblée annuelle de la Banque asiatique de développement que la France préside. Nous avons joué, par exemple, un rôle déterminant pour le retour du Vietnam sur la scène internationale. Par ailleurs, la France maintient le niveau élevé de son aide aux pays en développement. Sur le continent américain, les entreprises françaises accomplissent de remarquables efforts en matière d'investissements directs et nous allons doubler notre participation au capital de la Banque interaméricaine de développement. En Europe de l'Est et en Russie, nous sommes très présents, j'y reviendrai. Donc, notre diplomatie sous la conduite d'Edouard Balladur et d'Alain Juppé, et notre diplomatie financière particulièrement, est très active, davantage qu'il y a quelques années. Rien n'est plus comme avant la Première Guerre mondiale. Mais nous sommes toujours un pays qui compte et qui ne se replie pas sur lui-même puisque nous sommes le quatrième exportateur du monde.
La Tribune : Comment voyez-vous l'avenir économique de l'Europe par rapport à ses grands concurrents américains et asiatiques ? Peut-elle résoudre son déficit de compétitivité autrement qu'en intensifiant les délocalisations ?
Edmond Alphandéry : Gardons-nous de considérer le futur de l'Europe à partir d'une situation présente de conjoncture déprimée dont nous sommes d'ailleurs en train de sortir. Structurellement, les atouts de notre continent sont considérables. Depuis des décennies, l'Europe a accumulé un formidable stock de capital physique et financier. Elle dispose par ailleurs d'un capital humain sans équivalent. Qui peut se prévaloir autant qu'elle, sauf les Etats-Unis, d'un réseau aussi dense et performant d'universités, de grandes écoles, d'organismes de recherche. L'Europe a des problèmes, bien sûr, mais elle cherche à les résoudre. C'est le cas en ce moment avec la recherche d'une meilleure flexibilité du travail qui est au cœur de la réflexion européenne, quelles que soient les différences de conception des différents pays. Il est vrai également que notre enseignement secondaire n'est peut être pas adapté comme il devrait aux exigences du monde moderne. C'est un autre problème, comme celui de la lourdeur des structures administratives. Mais je crois que nos atouts structurels l'emportent sur nos faiblesses. L'Europe ne doit pas avoir peur du dynamisme de l'Asie, au contraire. Tant mieux si l'Asie se développe ce sont de formidables marchés pour nous.
La Tribune : Dans ces conditions, pourquoi défendre l'idée d'une clause sociale qui semble inadaptée à la situation de misère sociale extrême du tiers-monde et dont l'éventuelle efficacité serait mince ? N'est-elle pas plutôt un moyen hypocrite de se protéger de la concurrence des pauvres ?
Edmond Alphandéry : Nous nous sommes bien fait comprendre lors de la réunion du G7 sur l'emploi à Detroit. La façon dont j'ai plaidé le dossier a montré qu'il n'y avait aucun protectionnisme là-dessous, à telle enseigne que les Américains l'ont repris à leur compte. Il ne s'agit aucunement d'empêcher les pays en développement de bénéficier d'un avantage comparatif, ce n'est pas du tout l'objectif. Que disons-nous ? Qu'il y a des situations qui sont moralement inadmissibles – je pense au travail des enfants ou à celui des prisonniers – et qui touchent aux droits de l'homme. Nous voulions obtenir la possibilité de discuter rapidement dans le cadre de la future Organisation mondiale du commerce (OMC) de cette question des normes sociales. Le dispositif retenu à Marrakech le prévoit clairement.
La Tribune : Pensez-vous, à l'instar des Américains, que l'OCDE est une organisation qui devrait Jouer un rôle plus actif dans la gestion des grands problèmes internationaux ?
Edmond Alphandéry : Je dirai d'abord que l'OCDE fait bien son travail. Le G7 lui a d'ailleurs confié des missions aussi importantes qu'une réflexion sur l'emploi – qui a été très appréciée – et, récemment encore, une réflexion sur les obstacles à la croissance. L'OCDE remplit donc bien sa mission. Elle n'est d'ailleurs guère critiquée. Cet organisme est bien géré et je ne vois pas pourquoi on changerait une équipe qui gagne. C'est la raison pour laquelle je souhaite que Jean-Claude Paye continue sa mission. Il a en tout cas le soutien de la France et d'un bon nombre de pays.
La Tribune : Quel est l'état d'avancement des réflexions qui seront présentées au prochain sommet des Sept à Naples à propos de l'emploi ?
Edmond Alphandéry : Le sommet sur l'emploi de Detroit était une première puisque les réunions du G7 sont traditionnellement des réunions plutôt consacrées aux questions financières et monétaires. Cette initiative des États-Unis a abouti finalement à un résultat très intéressant. Il n'y a bien sûr pas de réponse unique au problème du chômage mais des points de convergence ont pu être dégagés. Tout le monde est par exemple convenu que le chômage est autant un problème structurel que conjoncturel, que les gisements d'emplois se trouvaient dans les PME. De même, tout le monde est d'accord sur la nécessité d'une flexibilité du marché du travail. La politique de la fuite en avant par le creusement des déficits budgétaires a été unanimement rejetée. Bref, la discussion a été jugée suffisamment riche pour qu'il y ait une suite lors du sommet de Naples.
La Tribune : Considérez-vous que la concertation est bonne au sein du G7 ?
Edmond Alphandéry : Oui, plutôt. Le G7 a réussi à faire passer des messages importants : à preuve, le Japon a annoncé plusieurs plans consécutifs de relance, l'Europe a poursuivi la baisse de ces taux d'intérêt… tout cela prouve que la voix du G7 a été entendue et que ce forum de concertation est loin d'être inutile. Je dis bien « forum », car ce n'est pas une institution et la France refuse toute institutionnalisation.
La Tribune : Venons-en à l'Europe. La convergence franco-allemande a-t-elle progressé et après la nouvelle baisse des taux outre-Rhin, vous sentez-vous désormais parfaitement en phase avec la politique monétaire de la Bundesbank ?
Edmond Alphandéry : Ce qui est important et que je tiens à souligner, c'est que le mouvement de baisse des taux à court terme se poursuit en Europe en dépit du relèvement des taux américains. Hier, le Conseil de la politique monétaire a baissé ses taux directeurs. De même, les deux baisses des taux allemands intervenues en une semaine sont bienvenues. Naturellement, cela crée un climat propice dans l'ensemble de l'Europe continentale Pourquoi ? parce que les fondamentaux sont favorables à la détente monétaire. Nous sommes donc sur la bonne pente. Et cela en dépit de la récente remontée des taux d'intérêt à long terme aux États-Unis. Au-delà, le problème central, c'est la coopération à moyen terme et notamment la coopération franco-allemande. Le fait que nous ayons, l'été dernier, décidé de présenter ensemble nos programmes de convergence et de les construire sur la base d'hypothèses rapprochées en termes d'inflation et de déficits budgétaires a été un formidable facteur de stabilité en Europe et pour le Système monétaire européen en particulier. S'il y a eu un signal qui a été bien perçu dans la communauté internationale, c'est bien celui-là. Cela part de l'idée extrêmement simple que la convergence économique précède et conditionne la convergence monétaire.
La Tribune : Quels sont les signes concrets de cette convergence ?
Edmond Alphandéry : Avant tout, la reprise, qui existe aussi bien en France qu'en Allemagne à des taux assez rapprochés puisque la croissance allemande devrait se situer entre 1 et 1,5 % cette année et que nous, nous prévoyons 1,4 % pour la France. Les objectifs de déficit sont proches. Il y a aussi un autre point très positif, en particulier pour le bon déroulement de la phase Deux de l'Union économique et monétaire : c'est le fait que l'Allemagne et la France vont présider l'Union européenne de façon consécutive. J'ai d'ailleurs l'intention de soumettre à mon homologue Theo Waigel, dans le cadre du Conseil économique et financier franco-allemand, un programme continu et conjoint afin que les actions engagées par la présidence allemande soient poursuivies par la présidence française. C'est un hasard très fructueux pour la construction européenne.
La Tribune : Avec l'entrée, l'an prochain de quatre nouveaux membres et la perspective d'un nouvel élargissement vers l'Est de l'Union européenne à l'horizon 2000, comment voyez-vous l'avenir institutionnel et monétaire de l'Europe ? L'Union ne va-t-elle pas changer de nature et une Europe à plusieurs vitesses n'est-elle pas inéluctable ?
Edmond Alphandéry : Je suis convaincu que l'élargissement aux quatre nouveaux membres est un enrichissement pour l'Union. Ces pays ont un revenu élevé et ils seront créditeurs nets. C'est donc un enrichissement au propre et au figuré ! Il faut bien sûr que cela aille de pair avec un approfondissement, J'y veillerai personnellement puisque je serai le premier à présider, au premier semestre de 1995, un conseil des ministres de l'Économie et des Finances à seize. Quant à ce que vous appelez l'Europe à deux vitesses, il ne saurait y avoir plusieurs vitesses puisque l'Europe est fondée sur le principe de l'égalité entre les États. En revanche, pour des raisons techniques, le traité de Maastricht lui-même a prévu l'Europe à calendrier variable. En fonction du respect des critères de convergence, vous aurez en effet des pays qui seront en mesure de faire l'union économique et monétaire avant d'autres. Il est finalement sain de demander à tous de respecter les critères de convergence niais de permettre à chacun de le faire à son rythme.
La Tribune : Vous ne pensez pas que les cinq ou six États à même de réaliser les premiers l'union monétaire ne vont pas prendre des habitudes économiques communes qui les éloigneront davantage des autres ?
Edmond Alphandéry : Je ne crois pas. Cela sera au contraire un formidable facteur d'attraction. Quand les autres pays verront que les États vivant déjà en union monétaire en tirent le plus grand profit, ils s'efforceront d'autant plus de hâter leur intégration. Ils s'en trouveront stimulés.
La Tribune : Par rapport à l'action mise en œuvre depuis 1989 par les précédents gouvernements, y a-t-il une nouvelle politique française à l'égard des pays de l'Est européen en transition ? Dans une certaine mesure, n'avez-vous pas le sentiment que la France a manqué un rendez-vous historique, politique et surtout économique, compte tenu de son ancienne Influence dans cette région du monde ?
Edmond Alphandéry : Je vous dirai tout d'abord qu'en matière de politique extérieure les grandes orientations ne fluctuent pas au gré des gouvernements. La diplomatie reste souvent marquée par la continuité. Mais l'on peut quand même noter certains infléchissements de notre politique à l'égard de l'Europe centrale et orientale Notamment dans la volonté de mettre en œuvre des projets concrets plus immédiatement perceptibles par les populations concernées et plus directement profitables à l'émergence d'un tissu économique de PME privées qui vont créer les futurs emplois dans ces pays. Sur le second point, je ne partage pas votre analyse et je recueille, à l'occasion des nombreux contacts que j'ai avec des responsables de ces pays, beaucoup de témoignages de satisfaction sur notre action. En début de semaine par exemple, à Saint-Pétersbourg, dans mes entretiens avec le Premier ministre russe et le maire de la ville, j'ai pu constater combien ils nous sont reconnaissants de l'engagement de la France. Soit par elle-même, soit aux côtés de la communauté internationale, dans le cadre du G7 ou dans celui de la Berd, pour assurer le développement de la Russie et des autres pays. La France a mobilisé des ressources considérables et se trouve être l'un des pays qui a apporté l'une des contributions les plus importantes au développement des pays de l'Est. Les chiffres le prouvent : de 1990 à 1993 inclus, la France a contribué à hauteur de 63,6 milliards de francs au financement des pays de l'Est, sous forme d'aide directe, bilatérales ou communautaire (16,6 milliards de francs), de crédit-export (11 milliards de francs) et de rééchelonnement de dette (36 milliards de francs pour la part française). Cet effort considérable nous situe en bonne position : la France se place au quatrième rang pour l'aide à la Russie (derrière la RFA, les États-Unis et le Japon), au deuxième rang pour l'Europe centrale et orientale (derrière la RFA, mais devant les États-Unis et le Japon). Vous le voyez, nous tenons parfaitement notre place. La France est aussi très présente par le biais de ses entreprises. Regardez à Saint-Pétersbourg, il y a le Crédit Lyonnais, la BNP…
La Tribune : dans cette ville, la France est le dixième investisseur, derrière l'Espagne…
Edmond Alphandéry : J'ai proposé à M. Sobtchak [Anatoly Sobtchak est maire de Saint-Pétersbourg, NDLR] que la région de Saint-Pétersbourg bénéficie en priorité du fonds capital-risque Berd que nous dotons de 120 millions de francs. La France est présente et sa présence est appréciée. C'est ce que me disait récemment mon homologue hongrois, ainsi que le président roumain, lors de sa récente visite à Paris. Et n'oubliez pas que la France a aussi des obligations à l'égard d'autres parties du monde, je pense à l'Afrique.
La Tribune : Après votre récente participation à la réunion des ministres de la zone franc, voyez-vous se mettre en place un contexte favorable qui permettra enfin le décollage économique de l'Afrique ?
Edmond Alphandéry : Restons prudents. La dévaluation du CFA était une opération très délicate à réussir. Pour l'instant, tout se déroule dans de bonnes conditions : l'inflation reste contenue, la plupart des pays ont signé un accord avec le Fonds monétaire, il n'y a pas eu d'explosion sociale. Mais la bataille n'est pas encore gagnée. Il faut rester vigilant. Et en particulier, tenir les salaires, élargir les assiettes fiscales, faire en sorte qu'il n'y ait pas de politiques divergentes à l'intérieur de la zone. Si l'opération réussit, les conditions d'une compétitivité retrouvée seront réunies, ce qui permettra d'améliorer le bien-être des populations africaines dont le pouvoir d'achat avait été durement mis à mal par les déficits publics et l'asphyxie financière. Il faut que les pays de la zone franc retrouvent la croissance afin qu'ils puissent dégager des marges de manœuvre leur permettant d'engager les réformes, structurelles indispensables au développement.
La Tribune : Depuis trente ans, la France est étroitement impliquée dans la politique économique des pays d'Afrique noire, L'échec de l'ajustement qui a abouti à la dévaluation n'est-il pas avant tout l'échec de la France ?
Edmond Alphandéry : Non, pas du tout. Le vrai problème c'est la détérioration des termes de l'échange intervenu dans la deuxième partie des années 80 La chute extrêmement brutale du cours de certaines matières premières a quasiment ruiné plusieurs pays africains. Certes, la réponse à cette situation aurait pu être de dévaluer plus tôt le franc CFA Mais les pays africains ont hésité pendant longtemps avant de prendre cette décision difficile.
La Tribune : La France paraît enfin s'intéresser aux marchés asiatiques. Pensez-vous que les garanties Coface permettront d'accroître notre présence économique, insuffisante dans cette zone en pleine croissance ?
Edmond Alphandéry : L'Asie est un continent très divers, riche d'opportunités pour nos entreprises, mais où il y a des risques et beaucoup de concurrence. Donc je crois que c'est un très bon signe de voir que 40 % des promesses de garanties Coface faites en 1993 et que 25 % des encours concernent l'Asie. On ne sera jamais assez présent en Asie, mais les résultats sont quand même là puisque, par exemple, nos exportations vers l'Asie en développement rapide ont progressé de 15 % en 1993. Ce qui signifie des emplois créés ou préservés en France.
La Tribune : Mais il y a les délocalisations…
Edmond Alphandéry : Les délocalisations, cela marche dans les deux sens. Vous avez aussi des capitaux du monde entier qui viennent s'investir en France. On ne dira jamais assez que la Fiance a été, en 1992, le premier pays - à égalité avec la Grande-Bretagne en termes d'accueil des investissements étrangers directs. C'est dire combien la France intéresse et est un pays ouvert.
La Tribune : Développez-vous une stratégie spécifique à l'égard des quatre « dragons » d'Asie (*) ?
Edmond Alphandéry : Vous savez, sur les quatre pays pris globalement, notre balance commerciale est excédentaire. Et notre seul déficit, nous l'enregistrons avec Taïwan. Le succès remporté en Corée avec le TGV témoigne de nos performances. Dans ces pays, notre objectif est aussi de développer la vente de nos services financiers. Notre système financier est très compétitif, c'est un enjeu important pour nous. Alors profitons de nos atouts. Lors de la négociation du Gatt, j'ai d'ailleurs beaucoup insisté, aux côtés de mon collègue américain, Lloyd Bentsen, sur la libéralisation des marchés financiers, notamment en Asie, et nous continuerons à le faire puisque les discussions vont reprendre sur ce sujet.
La Tribune : Vous présidez le conseil des gouverneurs de la Banque asiatique de développement (BAD) dont la France accueille, à Nice au début mai, l'assemblée annuelle. Qu'en attendez-vous ?
Edmond Alphandéry : Déjà 2 500 congressistes dont 1 000 banquiers. Sinon, la BAD est une banque de développement qui marche très bien au point qu'il va être procédé au doublement de son capital, qui va passer de 24 à 48 milliards de dollars. On confirmera, à Nice, l'extraordinaire développement économique de cette région du monde. Mais ce sera aussi un forum où l'on nouera des contacts. À cet égard, je pense qu'accueillir en France un très grand nombre de décideurs asiatiques constitue, pour les entreprises françaises, une occasion sans précédent de tisser les liens du futur.
(*) Hong Kong, Singapour, Corée du Sud, Taïwan.