Déclaration de M. Jacques Chirac, Président du RPR, sur l'action du général de Gaulle durant la seconde guerre mondiale et sa volonté de restaurer les institutions françaises dès 1946, Bayeux le 14 juin 1994.

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Circonstance : Commémoration du retour du général de Gaulle le 14 juin 1944 et du "discours de Bayeux" le 16 juin 1946, à Bayeux le 14 juin 1994

Texte intégral

Amiral, 
Messieurs les Premiers ministres, 
Messieurs les Compagnons de la Libération, 
Mesdames, Messieurs les ministres, 
Mesdames, Messieurs, 
Mes chers Amis, 

Cette nuit-là, racontera un correspondant de guerre, malgré l'air marin et la brume blanche qui s'accrochait au sol, nous avons reconnu la terre de France à son odeur. Nous l'aurions sentie entre toutes, les yeux bandés…

La terre de France, qui reprenait ses droits dans le sang et la douleur, s'était préparée depuis longtemps à accueillir ses libérateurs. Mais ce 14 juin 1944, le Général de Gaulle pouvait-il imaginer l'émotion et la ferveur qui soulevaient un pays asservi, bâillonné, martyrisé pendant quatre ans, un pays saluant, avec son retour, le symbole de la République renaissante ?

Quatre ans plus tôt, jour pour jour, la Wehrmacht était entrée dans Paris. En un mois, « quelques hommes qui flamboy(aient) sur le volcan du monde, quelques hommes funestes dont la mort et la cendre empliss(aient) les deux mains », avaient anéanti tout ce qui semblait le plus fort et le plus stable.

Dans un pays écrasé, dont ceux qui étaient chargés d'assurer la défense acceptaient la défaite et l'occupation, un peuple, assommé par l'ampleur de la déroute, apprenait tout à la fois les affres de l'exode, l'amertume de l'humiliation, la loi du vainqueur.

Alors se produisit quelque chose d'inespéré : tandis que le gouvernement français demandait un armistice et que les nazis donnaient à leur entreprise une allure de croisade, une voix s'éleva, qui refusait l'effondrement, qui refusait la résignation, qui refusait l'inéluctable.

Pourtant, combien aléatoire pouvait paraître le succès de l'entreprise téméraire dans laquelle s'engage, à Londres, ce général inconnu, « l'homme du Destin », dira Sir Winston Churchill, qui invite à le rejoindre tous ceux qui refusent la défaite !

De ceux qui l'entendirent, les premiers à répondre furent des hommes isolés ou des soldats qui se trouvaient alors en Angleterre, des rescapés des combats de Dunkerque et de Narwick qui refusaient d'être rapatriés ; ce furent ensuite des volontaires venus de France par leurs propres moyens, seuls ou collectivement comme les hommes de l'île de Sein, des marins amenés par les derniers navires en partance, ou évadés sur des petits bateaux, des aviateurs qui dérobaient leur avion. Ce seront enfin des hommes venus des quatre coins de France dont le Général de Gaulle passera en revue les premiers détachements, le 14 juillet, au milieu d'une foule saisie par l'émotion. Puis, ce fut, dès la fin du mois d'août, le ralliement du Tchad, du Cameroun, du Congo et de l'Oubangui-Chari ; ce fut ensuite celui des Comptoirs de l'Inde, des Nouvelles Hébrides, de la Polynésie et de la Nouvelle Calédonie : l'espoir du Général de Gaulle prenait corps, « l'Empire français se lev(ait) pour faire la guerre ».

Peu à peu, la victoire change de camp : après El Alamein, après le succès du débarquement allié en Algérie et au Maroc, la campagne d'Afrique se termine. Les combats continuent en Italie où, sous le commandement du Général Juin, une armée française tout entière prend part, pour la première fois depuis 1940, à la lutte contre l'ennemi : le corps expéditionnaire français force les lignes allemandes de Monte Cassino, exécute une manœuvre conçue par le Général Monsabert et permet l'entrée des Alliés à Rome le 4 juin. Et tandis que le Général de Lattre constitue la 1ère armée française pour gagner les côtes de Provence, alors que la 2ème DB attend en Angleterre les dernières instructions pour débarquer sur le sol de Normandie avec ses chars qui portent le nom des victoires du Fezzan ou de la Tunisie, les troupes françaises sont prêtes pour participer, aux côtés des Alliés, à la bataille de France. Le 6 juin 1944, plus de 200 000 hommes, Britanniques, Américains, Canadiens et Français, débarquent sur les plages normandes.

Aussi, lorsque le Général de Gaulle, voilà 50 ans, retrouve le sol de notre patrie, c'est pour dire aux habitants de Bayeux et à tous ses compatriotes : « Je vous promets que nous continuerons la guerre jusqu'à ce que la souveraineté de chaque pouce de territoire français soit rétablie... Nous combattrons aux côtés des Alliés, avec les Alliés, comme un allié. Et la victoire que nous remporterons sera la victoire de la liberté et la victoire de la France. »

« Comme un allié ». La phrase est essentielle. Elle signifie qu'au-dessus du pays vaincu, dont le gouvernement a collaboré avec l'occupant, il y a une autre France restée libre et combattante, dotée d'un gouvernement libre, dont le Général de Gaulle, à Londres, incarnait le principe.

S'il n'y avait pas eu, sur notre sol, « l'armée des ombres », tous ces hommes et toutes ces femmes entrés en résistance. S'il n'y avait pas eu l'armée d'Italie. S'il n'y avait pas eu, au moment du débarquement, des commandos français. S'il n'y avait pas eu surtout le Général de Gaulle, pour affirmer ce principe d'un gouvernement invaincu, d'une nation résistante, la France n'aurait pu être libérée par elle-même. Elle l'eût été par les seuls alliés. Tout porte à croire qu'elle eût été ensuite administrée, dirigée, au moins pour un temps par les alliés.

Grâce au Général de Gaulle, cette humiliation nous a été épargnée. Nous avons pu nous asseoir à la table des vainqueurs. Nous avons pu décider de notre avenir. Nous avons pu nous atteler, dans l'unité, à la tâche primordiale : la reconstruction de la République. Bayeux, c'est cela. Un pays qui avait perdu une bataille, et qui comprend qu'il n'a pas perdu la guerre. Une nation qui se recompose, et qui prend place parmi les nations victorieuses. Une République qui renaît.

L'esprit, les valeurs, l'âme de la Ve République, qui ne verra le jour qu'en 1958, sont déjà à Bayeux. Ce n'est pas un hasard si le Général de Gaulle voulut prononcer dans cette ville, le 16 juin 1946, un discours qui énonçait les principes de nos institutions. La passion de la liberté, le respect de l'homme, l'indépendance de la nation, la force de l'État, l'amour de la patrie, toutes les valeurs gaulliennes sont présentes quand le Général prend la parole dès son retour sur le sol de France.

C'est pourquoi le discours de Bayeux constitue un moment historique. Venant après l'héroïsme, le tumulte et la fureur du jour J où nos alliés, au prix de sacrifices extrêmes, ont acquis notre immense reconnaissance, sa portée, pour nous Français, est d'abord et avant tout politique. « C'est ici que sur le sol des ancêtres réapparut l'État ». Voilà ce que déclara le Général de Gaulle en 1946. Tel est le premier message de Bayeux. Le second est un message de rassemblement. La France que retrouve le Général est une France éclatée, déchirée, marquée par les années sombres qu'elle vient de vivre, porteuses de divisions, de luttes intestines, parfois de dénonciations, de trahisons. Il est urgent de la rassembler. Il est urgent de réunir les hommes de bonne volonté, quelle que soit leur appartenance ou leur famille politique, pour reconstruire la nation. Ce rêve d'un pays réuni autour d'une ambition commune, le Général de Gaulle n'aura de cesse de le réaliser. C'est sans doute le principal message politique de Bayeux : rassembler, mettre en exergue ce qui unit les hommes, et non ce qui les oppose. Cinquante ans après, cette ambition est plus actuelle que jamais. Essayons de nous en souvenir et d'en être dignes.