Article de M. Jacques Chirac, président du RPR et maire de Paris, dans "Paris-Match" le 1er septembre 1994 (intitulé "C'était la fête") et interview dans "L’Événement du jeudi" le même jour, sur ses souvenirs personnels notamment de la Libération et son action pour la Ville de Paris.

Prononcé le 1er septembre 1994

Intervenant(s) : 

Média : L'évènement du jeudi - Paris Match

Texte intégral

Paris-Match : 1er septembre 1994

Paris-Match : Enfant, avez-vous connu ce Paris occupé par les Allemands et avez-vous suivi, jour après jour, la libération de la France ? 

Jacques Chirac : Je n'ai pas connu ce Paris occupé. Pendant la guerre, j'étais avec mes parents dans le Var, au Rayol. À la libération de la capitale, je n'avais pas 12 ans. Bien sûr, je me souviens de l'enthousiasme des miens. Mais deux événements m'ont vraiment marqué pendant la guerre. Ce fut d'abord le sabotage de la flotte française à Toulon. J'ai pu l'observer de loin. La consternation et la fureur de mon père m'avaient fait réaliser que quelque chose d'inacceptable et de honteux s'était produit. Le second événement fut le débarquement allié, Français en tête, en Méditerranée. Je garde le fabuleux souvenir du jeune et brillant général Brosset arrivant chez mes parents, et des convois alliés débarquant et filant sur la route de la Corniche. Avec d'autres enfants, nous leur donnions du vin rosé et ils nous donnaient du chocolat. C'était la fête.

Paris-Match : Lorsque vous êtes devenu, le 25 mars 1977, maire de Paris, la capitale ressemblait-elle encore au Paris de la Libération ?

Jacques Chirac : Je dirais paradoxalement que Paris ressemble encore au Paris de la Libération, un Paris toujours frondeur, généreux et prêt à s'enflammer pour une cause qui lui paraît juste. Bien sûr, Paris a été modernisé, rénové, réhabilité pour offrir à ses habitants et à ses visiteurs l'image d'une ville ouverte et adaptée à son temps. Mais ce qui importe, c'est aussi son esprit, son âme; et ceux-ci n'ont pas changé.

Paris-Match : Une fois dans votre Hôtel de Ville, quelle a été votre ambition pour Paris ?

Jacques Chirac : J'ai d'abord voulu mettre un terme à la coupure qui existait entre un Paris pauvre et populaire à l'est et au nord, et un Paris privilégié et bourgeois à l'ouest. D'où un plan de rééquilibrage qui, depuis dix ans, année après année poursuit en faveur des quartiers désavantagés qui, je pense, a commencé à porter ses fruits.

J'ai souhaité aussi mettre un terme à certaines dérives. Je pense en particulier aux tours, aux aspects incontrôlés de l'urbanisme des années 60 qui devait répondre – c'est sa seule excuse-à des besoins démographiques et sociaux considérables. En fait, mon ambition n'a jamais été de bouleverser Paris mais, au contraire, de préserver ses équilibres ainsi que la nécessaire diversité de sa population. J'ai enfin voulu rendre Paris à tous ses habitants pour qu'ils trouvent une véritable ville, qu'il s'agisse de culture, de loisirs, de sport ou d'un environnement de qualité dans leur vie professionnelle.

Paris-Match : Aujourd'hui, quelles sont les réalisations dont vous êtes le plus fier ?

Jacques Chirac : Si je devais être fier d'une réalisation, ce serait celle de la politique sociale que nous avons mise en place : la carte Paris-Santé, la carte Paris-Famille, l'équipement en centres de protection maternelle et infantile ou encore les centres de dépistage anonyme et gratuit du sida. Par ailleurs, au-delà des circonstances qui ont justifié sa création, je pense que le « Samu social » représente en France quelque chose d'unique. Beaucoup de forces vives (infirmières, chauffeurs, travailleurs sociaux bénévoles, responsables municipaux, etc.) se sont mobilisées pour faire face à une urgence nouvelle : le développement dramatique et inacceptable de la grande pauvreté et de l'exclusion dans notre ville, comme d'ailleurs dans notre pays.

Paris-Match : Les Champs-Élysées sont en train de redevenir la plus belle avenue du monde. Rénoverez- vous d'autres grands axes de la capitale ?

Jacques Chirac : En ce qui concerne les Champs-Élysées, c'est en effet un rêve qui est en train de se réaliser : faire en sorte que cette avenue redevienne le lieu mythique qu'elle était. Par ailleurs, nous allons poursuivre l'aménagement et l'illumination des berges et des ponts de la Seine.

Paris-Match : Est-il possible de concilier le Paris traditionnel avec les contraintes d'une grande capitale moderne ?

Jacques Chirac : Nous tentons de trouver, chaque fois que c'est possible, un juste équilibre entre la sauvegarde du Paris ancien et la réalisation de projets qui donnent à la capitale le visage de son siècle. L'enjeu important consiste à ce que les habitations et les activités professionnelles continuent à se concilier harmonieusement dans les quartiers.

Paris-Match : Vous arrive-t-il de regretter la place qu'occupe la voiture à Paris ?

Jacques Chirac : Comme tout le monde, cela m'arrive, mais... c'est un éternel débat : comment faire coexister les transports en commun, les voitures, les automobilistes, les deux-roues et les piétons ? À la fin des années 80, la Ville de Paris a mis en place un programme qui avait une double vocation : donner la priorité aux transports en commun et à leur développement puis rechercher l'équilibre entre la voiture et le piéton, dans un double souci de maintenir l'activité économique, notamment le petit commerce, et la qualité de la vie. Pour améliorer la fluidité de la circulation sur les principales voies parisiennes, nous avons créé les axes rouges. Parallèlement, des voies de desserte sont aménagées en faveur de la vie de quartier. Nous réalisons des parcs de stationnement souterrains afin de compenser le stationnement supprimé, notamment sur les axes rouges. 

Paris-Match : La dernière décennie aura vu toute une série de grands travaux. Quels sont maintenant les grands travaux qui, selon vous, doivent être réalisés pour que Paris entre dans le XXIe siècle ?

Jacques Chirac : Le véritable défi du XXIe siècle pour Paris, outre la compétition économique, est de rapprocher ses habitants, de redonner la parole aux citoyens, de développer la qualité de la vie et de rendre la ville plus solidaire et plus humaine. C'est d'abord, et avant tout, de lutter contre les détresses et l'exclusion d'un nombre croissant des habitants de notre ville en renforçant la solidarité et la cohésion sociale. Vous observerez que le défi est le même au plan national.

Paris-Match : Lutterez-vous de toutes vos forces contre la pression du béton ? Serez-vous très sélectif dans le choix des architectes ?

Jacques Chirac : Comme je vous le disais, j'ai pris la décision dès mon arrivée de mettre fin à l'urbanisme des tours et des immeubles-barres. Paris est devenu une vitrine architecturale internationalement reconnue. La ville fait appel à des architectes de grand renom, mais donne également leur chance à des jeunes architectes qui acquièrent par la suite une réputation méritée. Je n'ai qu'une exigence : que le « geste architectural » ne l'emporte pas sur les attentes légitimes des utilisateurs des lieux nouveaux, habitants ou usagers. Il reste encore beaucoup à faire pour éviter certaines erreurs.

Paris-Match : Comment empêcher que les jeunes familles s'exilent en banlieue faute de pouvoir payer les loyers pratiqués sur le marché ou de pouvoir acheter leur appartement ?

Jacques Chirac : Je sais que le logement à Paris est un problème d'une grande complexité quand on tente d'y apporter des solutions. Il reste beaucoup à faire, notamment en direction des jeunes et des plus démunis. C'est pour moi une priorité absolue, et je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour mobiliser les moyens de l'État et ceux de la Ville afin d'améliorer la situation. Je voudrais tout de même préciser que, contrairement à une idée répandue, la population parisienne a cessé de baiser et s'est stabilisée depuis le début des années 80. S'agissant des familles, la Ville s'efforce de mettre à leur disposition les équipements d'accueil nécessaires. Différentes mesures ont été prises : des mesures sociales adoptées en concertation avec les associations familiales ; des mesures tendant à développer le logement intermédiaire ; et des mesures techniques, parmi lesquelles l'obligation de réaliser, dans chaque programme de logements sociaux, 50 % de logements de quatre pièces et plus destinés aux familles.

Paris-Match : Les fêtes de la libération de Paris s'annoncent comme un succès ?

Jacques Chirac : Avec l'ensemble du conseil de Paris, j'ai en effet tenu à célébrer dignement la libération de la capitale et à rendre hommage à tous ceux- résistants, combattants de la 2e DB, Parisiens – qui se sont soulevés pour la libérer. Tout au long de ces commémorations alterneront des cérémonies du souvenir et des festivités qui rap- pelleront la joie des lendemains de la libération de la ville. Faut-il rappeler que plus de 2 000 de ces héros, souvent très jeunes, ont donné leur vie au cours de ces journées ? Les plaques commémoratives qui jalonnent nos rues rendent hommage à leur sacrifice. Au-delà de la fête, c'est la mémoire qui doit être préservée. Nous avons essayé de mettre en lumière l'enthousiasme mais aussi la souffrance de ces jours de combat. Ce que les Parisiens ont fait leur a permis de participer pleinement à un grand moment de l'histoire de notre pays. Je souhaite que les Parisiens mais aussi tous les Français, et surtout les plus jeunes, voient dans cette célébration un témoignage de courage, de persévérance et une leçon pour l'avenir. Dans les moments les plus difficiles, un homme – le général de Gaulle – incarnant le rassemblement, le courage et la détermination a permis à la France de se redresser et de gagner. Aujourd'hui, face à une crise d'une autre nature, les mêmes vertus doivent nous permettre les mêmes espoirs.


L'Événement du Jeudi : 1er septembre 1994

Chaque Parisien, d'origine ou importé, a son Paris. Pour ma part, ma « géographie parisienne » est plutôt affective. Elle est dans une large mesure liée à mon adolescence. Il y a d'abord les larges artères du 17e arrondissement à l'atmosphère « modianesque », que j'empruntais pour me rendre au lycée Carnot. Un souvenir : la célèbre pagode de la rue de Courcelles et le magasin d'antiquités que tenait la femme de Pierre Emmanuel. J'y faisais des haltes qui se transformaient parfois en excursions buissonnières au musée Guimet.

C'est aussi le 13e arrondissement, dont j'aimais les petites rues, le caractère provincial, les maisons basses et fleuries. Mes visites fréquentes à un Russe, devenu ensuite un grand ami de ma famille et qui était censé m'apprendre le sanskrit, ont été la cause de mes découvertes dans ce coin de Paris.

Il y a aussi le Paris que tout étudiant connaît et aime, le 5, avec ses cafés, le Cluny et son premier étage si tranquille où j'ai souvent « potassé » mes cours. Le Styx, kitsch, comme on dirait aujourd'hui, avec ses sièges installés dans des cercueils ouverts. Je me souviens d'y avoir vu le Cabinet du docteur Calgari. Le Luxembourg, où il était si agréable de suivre du regard les jeunes filles, l'été venu. Et puis, bien sûr, le 6o, rue Saint-Guillaume et rue des Saints-Pères, avec ses hauts lieux, Sciences-Po, où j'ai rencontré ma femme, et l'ENA, que j'avais rejointe en catastrophe, étant déjà parti en Amérique juste après l'écrit, tant je jugeais mes chances minces. Naturellement, mes relations avec Paris n'ont pas pris fin au sortir de l'école. Il y a eu simplement une période un peu étalée jusqu'à ce que je noue avec la ville le lien passionnel qui unit toujours un maire à la cité dont il a la charge.

Une ville, bien entendu, cela se gère, cela s'administre afin de la préparer au mieux à affronter tous les enjeux des métropoles modernes. Mais plus profondément, une ville, c'est une personne vivante dont il faut préserver l'âme en accompagnant ses évolutions, tout en maintenant l'essentiel.

Pour Paris : sa vie de village, la diversité de ses quartiers, sa diversité sociale, quoi qu'on en dise, son rôle culturel et de pensée. Ce fut mon ambition essentielle en tant que maire. Mettre un terme à la construction de tours qui a fait rage dans les années 60. Réhabiliter des quartiers entiers, comme celui de Montorgueil. Rendre aux Parisiens des lieux emblématiques qu'ils ne fréquentaient plus, comme les Champs-Élysées. Créer de vrais parcs dans Paris, comme le parc André-Citroën. Autant de décisions qui peuvent paraître isolées. En réalité, elles concourent toutes au même objectif : la dimension humaine de Paris, le plaisir d'y vivre.