Interviews de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, à TF1 le 11 août 1994 à France 2 le 19, et à RTL le 22, sur la nécessité d'élections en Algérie, la lutte contre le terrorisme intégriste, le retrait des forces de l'opération Turquoise au Rwanda, l'enlisement des négociations dans le conflit bosniaque.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission L'Invité de RTL - France 2 - RTL - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

* Interview du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à TF1
(Paris, 11 août 1994)

Q. – Votre collègue, Charles Pasqua, a indiqué il y a une semaine que la France avait demandé à l'Amérique de mettre en quelque sorte hors d'état de nuire les dirigeants du FIS qui sont sur leur territoire. Est-ce que cette demande a été transmise aux Américains ?

R. – Ce que je viens d'entendre montre en tout cas qu'il est nécessaire de clarifier un peu les idées, car bien des propos qui viennent d'être tenus sont, permettez-moi de le dire, loufoques. Envisager une intervention militaire de la France en Algérie, cela n'a aucun sens.

Pour clarifier les idées, je voudrais commencer par remettre un peu de l'ordre dans les responsabilités. La première préoccupation, la première responsabilité d'un gouvernement, c'est d'assurer la sécurité de ses citoyens sur son territoire. Et cela, c'est la tâche du ministre de l'Intérieur, Charles Pasqua ; il le fait avec l'énergie et l'efficacité qu'on lui connaît, ce n'est pas la première fois, et j'approuve sans réserve les mesures qu'il vient de prendre et qui concernent le territoire national. La lutte contre les menaces terroristes et non pas contre l'islam, je le souligne au passage, car ce sont deux choses tout à fait différentes.

Et puis, il y a la politique étrangère de la France. Cela, c'est ma responsabilité, sous l'autorité du Premier ministre. Au risque d'apparaître formuler des vérités premières, je voudrais quand même rappeler une chose qu'on oublie un peu, c'est que la France n'a aucune espèce de responsabilité dans ce qui se passe en Algérie aujourd'hui. C'est la seule tâche des Algériens, des autorités algériennes, du peuple algérien que de se choisir un destin. J'entends parfois dire : « Mais que fait la France ? Quand va-t-elle agir » Nous n'avons aucune intention d'agir en Algérie. C'est le problème des Algériens, ce n'est pas le problème des Français. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que nous restions passifs parce que nous avons aussi des choses faire, je pourrais vous dire lesquelles.

Q. – Précisément, vous pourriez dire lesquelles, parce qu'il y a deux attitudes que l'on peut avoir, c'est celle du soutien, et ça c'est l'attitude politique de la France, c'est celle du soutien sans réserve et absolu à ce régime algérien, qui tout de même est extrêmement impopulaire ou c'est aussi lui dire : « Nous vous soutenons, mais nous souhaiterions que vous vous conduisiez parfois d'une façon un petit peu différente ».

R. – Qui autorise les commentateurs, je ne parle pas des hommes politiques qui font souvent de la polémique, à dire que l'attitude de la France est un soutien inconditionnel aux autorités algériennes ? Est-ce que l'on peut sortir de mes propos, de mes déclarations la moindre phrase qui aille dans ce sens ?

Q. – Du reste, il y a un an, vous disiez, « le statu quo n'est plus tenable ». Vous le maintenez ?

R. – J'aime vous l'entendre dire. Alors qu'est-ce que ça veut dire ? Cela veut dire deux choses : la première, c'est que nous avons essayé, parce qu'il faut bien que l'Algérie s'en sorte, que le peuple algérien s'en sorte, et que, d'une manière ou d'une autre, ça nous concerne quand  même un petit peu, nous qui sommes de l'autre côté de la Méditerranée, nous avons d'abord essayé de les aider financièrement. Nous avons entraîné nos partenaires, les Européens, à Corfou, lors du dernier Conseil européen, les grands pays industriels, y compris les États-Unis, à Naples, il y a très peu de temps, qui se sont retrouvés sur la même position que nous. Nous avons donc aidé financièrement, et maintenant nous sommes en droit de dire : que devient cette aide ? Qu'en faites-vous ? Est-ce que c'est efficace ? Quels sont les premiers résultats ? Quel est le bilan que l'on peut en tirer ?

Et puis la deuxième chose que nous avons dite, vous citiez mon propos de l'année dernière, c'est qu'il ne peut pas y avoir de solution toute sécuritaire au drame que vit l'Algérie. Je comprends qu'un gouvernement soit préoccupé par la sécurité et l'ordre public. C'est sa tâche. Mais il faut une perspective politique. Qu'est-ce que j'ai dit la semaine dernière quand je suis allé à Alger, au Président Zeroual ? J'ai dit, il faut faire des élections, il faut que le moment venu, lorsque les conditions le permettront, le peuple algérien puisse s'exprimer. Vous voyez que ce n'est pas très différent de ce que j'entends dans la bouche de tel ou tel docte commentateur américain. Il ne faut pas caricaturer la position de la France.

Q. – Cela, c'est votre position, c'est celle du gouvernement...

R. – C'est la position du gouvernement, c'est la position du Premier ministre, c'est la position approuvée par le président de la République, et c'est la politique étrangère de la France.

Q. – Et c'est celle de Charles Pasqua ?

R. – Charles Pasqua s'est exprimé sur la menace terroriste en France. Je comprends qu'il soit préoccupé par la menace terroriste éventuelle dans tel ou tel autre pays. D'ailleurs, nous avons des contacts avec les autorités américaines, avec les autorités allemandes, pour leur communiquer éventuellement nos préoccupations sur tel ou tel leader terroriste, je ne dis pas islamiste ; il ne faut pas confondre islam et terrorisme, je le répète de nouveau.

Donc voilà quelle est la ligne de la France et elle n'a pas varié, et nous la maintiendrons. Elle est, je crois, raisonnable n'est peut-être pas le mot, face à un drame d'une telle ampleur, mais en tout cas elle est courageuse et déterminée.

Je voudrais dire une dernière chose, c'est que nous avons aussi la responsabilité d'assurer, autant que faire se peut, la sécurité de nos propres ressortissants en Algérie. Il y avait, il y a environ un an, un peu plus de 7 000 Français mono-nationaux, c'est-à-dire n'ayant que la nationalité française en Algérie. Il y en a aujourd'hui 1 500. C'est dire que nous avons réduit notre dispositif. Quand je suis allé à Alger la semaine dernière avec François Léotard, nous avons pris un certain nombre de nouvelles dispositions pour que ceux qui, notamment, servent l'État dans les services diplomatiques et consulaires soient protégés le mieux possible. Nous avons déjà payé un lourd tribut, 15 Français morts en Algérie. Il y a d'autres nationaux qui sont morts, plus d'une cinquantaine d'étrangers, mais nous avons été, c'est vrai, parmi les premiers visés.

Q. – Très brièvement, pour que les choses soient claires, est-ce que la France a demandé à ses amis et alliés, britanniques, allemands, américains, de faire en sorte que les représentants du FIS sur leur territoire se taisent ?

R. – Nous avons demandé à nos partenaires, comme ils nous le demandent très souvent en sens inverse, et si je n'étais pas tenu par un minimum de discrétion dans ce genre d'affaires, je pourrais donner de nombreux exemples, nous leur avons demandé de faire attention. Lorsque vous avez sur votre territoire des responsables qui prônent l'attentat, le terrorisme, l'assassinat, comme cela s'est produit, faites attention. D'ailleurs ils l'ont fait. Les autorités allemandes viennent de faire savoir à M. Kebir, qui est sur leur sol, qu'il en avait dit un peu trop. Vous voyez que nous avons cette coopération. Et je crois que présenter les choses de la manière suivante : il y a la France qui a une politique de soutien inconditionnel – et elle est seule sur cette ligne – et puis il y a les autres qui sont un peu plus prudents, ménageant mieux l'avenir, ne correspond pas à la réalité. La France a une ligne claire, je le répète depuis plusieurs mois, c'est difficile, ça continuera à être difficile, parce que la solution aux problèmes ne peut venir que du tréfonds du peuple algérien, c'est ce que j'essayais de dire en commençant.

Q. – D'ici quelques jours les troupes françaises seront parties, remplacées par des troupes africaines. Où en seront nos relations avec les nouvelles autorités rwandaises, alors que les Américains, eux, s'installent littéralement à Kigali ?

R. – Nous parlons avec les autorités rwandaises de Kigali, nous leur avons dépêché plusieurs émissaires, comme nous aurons bientôt une antenne sur place qui nous permettra de maintenir le contact.

Je crois que l'on peut dire d'ores et déjà que l'opération Turquoise a un bilan positif. Nous avons sécurisé, entre guillemets, plus d'un million et demi de personnes qui, sans cela, au moment où la guerre sévissait encore, on a un peu tendance à l'oublier, auraient été victimes de massacres.

Il faut maintenant réussir la relève, je crois que c'est en cours, que c'est en bonne voie : un contingent éthiopien vient d'arriver, à peu près la moitié de notre dispositif au Rwanda a été retiré. Le complément le sera d'ici la fin de la semaine prochaine, d'ici le 21 ou le 22 août.

Je voudrais surtout insister sur le fait que maintenant, il appartient au gouvernement de Kigali, dont on dit tant de bien, les États-Unis en particulier, de rassurer les populations, puisque c'est le gouvernement du Rwanda. C'est à lui de créer les conditions pour que la population reste chez elle, sinon nous verrons encore ces images atroces que la France a été la première à dénoncer, ou à montrer en tout cas.

Q. – Les Serbes de Bosnie ont refusé le plan de paix des grandes puissances, le Président Clinton parle de lever l'embargo, pour le 15 octobre, ce qui est une échéance relativement lointaine. Estimez-vous qu'il y a urgence pour les sanctions qui avaient été envisagées en cas de refus ?

R. – Nous avons une position commune sur ce sujet. Je sais bien que quand le Président Clinton parle, c'est très important, mais il faut aussi regarder ce que nous avons décidé ensemble. Ensemble, nous avons décidé, d'abord, un premier étage de renforcement des sanctions, puis une stricte application des mesures d'exclusion dans les zones de sécurité. Enfin, si rien de tout cela ne marche, effectivement, on peut se fixer comme objectif le mois d'octobre, on pourrait considérer que la levée de l'embargo sur les armes deviendrait inévitable. Mais nous le déciderons ensemble. Il faudra une résolution du Conseil de sécurité.

Q. – Mais il n'y a plus d'opposition de principe pour la faire…

R. – La France continue à penser que ce n'est pas une bonne solution. Ce n'est pas une bonne solution pour les populations, ça ne sera pas une bonne solution pour la FORPRONU, et je ne crois pas que cela soit une bonne solution pour la paix. Mais si rien d'autre ne marche, nous ne nous y opposerons pas, à une condition, c'est qu'on ait au préalable réglé dans le détail la situation des Casques bleus, car on ne peut pas les exposer à une guerre généralisée.

Je voudrais enfin dire, sans vouloir paraître, même au mois d'août, exagérément optimiste, une chose supplémentaire sur le conflit de l'ex-Yougoslavie, c'est que les choses ont un peu évolué depuis nos dernières réunions à Genève, c'est que Belgrade a pris position pour le plan de paix. Belgrade critique avec beaucoup de vigueur les autorités de Pale qui, elles, continuent à refuser ce plan. Alors maintenant je dis, il faut passer des intentions aux actes. Si M. Milosevic et les autorités de Belgrade veulent démontrer leur bonne foi, elles doivent couper les lignes d'approvisionnement des Bosno-serbes qui eux veulent continuer à faire la guerre. Si elles le font, peut-être alors pourra-t-on en août, en septembre ou en octobre voir arriver la paix.


(Invité de D. Bromberger, TF1 – 20H00)

Q. – C. Pasqua a demandé aux Américains de mettre hors d'état de nuire les islamistes qui sont sur le sol des États-Unis ?

« Il est nécessaire de clarifier les idées, car bien des propos tenus sont loufoques. Une intervention militaire de la France en Algérie n'a aucun sens. Il faut remettre un peu d'ordre dans les responsabilités : la première responsabilité d'un gouvernement, c'est d'assurer la sécurité de ses citoyens sur son territoire, c'est la tâche de C. Pasqua et il le fait avec l'énergie et l'efficacité qu'on lui connaît, ce n'est pas la première fois et j'approuve sans réserves les mesures qu'il vient de prendre et qui concernent le territoire national, la lutte contre les menaces terroristes et non pas contre l'islam. Et puis il y a aussi la politique étrangère de la France et c'est ma responsabilité, sous l'autorité du Premier ministre. Au risque de formuler des vérités premières, je voudrais rappeler que la France n'a aucune espèce de responsabilité dans ce qui se passe en Algérie aujourd'hui : c'est la seule tâche des Algériens, des autorités et du peuple, que de se choisir un destin. J'entends parfois dire "que fait la France, quand va-t-elle agir ?" ; nous n'avons aucune intention d'agir en Algérie, c'est le problème des Algériens, pas celui des Français, ce qui ne veut pas dire que nous restions passifs, parce que nous avons des choses à faire. »

Q. – Quelles choses faire ? On peut avoir une attitude de soutien direct au gouvernement algérien, ou bien un soutien plus distant ?

« Qu'est-ce qui autorise les commentateurs à dire que le soutien de la France est un soutien inconditionnel aux autorités algériennes ? Est-ce qu'on peut sortir de mes propos, de mes déclarations, la moindre phrase qui aille dans ce sens ? »

Q. – Il y a un an, vous disiez : « le statu quo n'est plus tenable », vous maintenez ?

« Cela veut dire deux choses : nous avons essayé de les aider financièrement et nous avons entraîné nos partenaires, comme à Corfou et à Naples. Nous avons donc aidé financièrement et nous sommes en droit de dire "que devient cette aide, qu'en faites-vous, est-ce efficace, quel est le bilan ?". La deuxième chose que nous avons dite l'année dernière, c'est qu'il ne peut pas y avoir de solution toute sécuritaire au drame que vit l'Algérie. Je comprends qu'un gouvernement soit préoccupé par la sécurité et l'ordre public, mais il faut une perspective politique. La semaine dernière, quand je suis allé à Alger, j'ai dit : il faut faire des élections, il faut que le moment venu, lorsque les conditions le permettront, le peuple algérien puisse s'exprimer. Ce n'est donc pas très différent de ce que j'entends dans la bouche de tel ou tel docte commentateur américain. Il ne faut pas caricaturer la position de la France. »

Q. – Ça c'est votre position, mais est-ce la position du gouvernement ?

« C'est la position du gouvernement, c'est la position du Premier ministre, c'est la position approuvée par le président de la République et c'est la politique étrangère de la France. »

Q. – Et c'est aussi celle de C. Pasqua ?

« C. Pasqua s'est exprimé sur la menace terroriste en France et je comprends qu'il soit préoccupé par la menace terroriste éventuelle dans notre pays. D'ailleurs nous avons des contacts avec les autorités américaines, allemandes pour leur communiquer éventuellement nos préoccupations sur tel ou tel leader terroriste, je ne dis pas islamiste, il ne faut pas confondre islam et terrorisme, je le répète à nouveau. Donc voilà quelle est la ligne de la France et elle n'a pas varié et nous la maintiendrons. Elle est, je crois, raisonnable, ce qui n'est peut-être pas le mot face à un drame d'une telle ampleur, mais en tout cas, elle est courageuse et déterminée. Je voudrais dire une dernière chose : nous avons aussi la responsabilité d'assurer, autant que faire se peut, la sécurité de nos propres ressortissants en Algérie. Il y avait, il y a environ un an, un peu plus de 7 000 Français mono-nationaux, c'est-à-dire n'ayant que la nationalité française en Algérie. Il y en a aujourd'hui 1 500, c'est-à-dire que nous avons réduit notre dispositif. Quand je suis allé à Alger, la semaine dernière avec F. Léotard, nous avons pris un certain nombre de nouvelles dispositions pour que ceux, qui notamment servent l'État dans des services diplomatiques et consulaires, soient protégés le mieux possible. Nous avons déjà payé un lourd tribut : 15 Français morts en Algérie. Il y a d'autres nationaux qui sont morts, plus d'une cinquantaine d'étrangers, mais nous avons été, c'est vrai, parmi les premiers visés. »

Q. – Est-ce que la France a demandé à ses amis et alliés britanniques, allemands, américains de faire en sorte que les représentants du FIS sur leur territoire se taisent ?

« Nous avons demandé à nos partenaires, comme ils nous le demandent très souvent en sens inverse – et si je n'étais pas tenu par un minimum de discrétion dans ce genre d'affaires, je pourrais en donner de nombreux exemples : faites attention, lorsque vous avez sur votre territoire des responsables qui prônent l'attentat, le terrorisme, l'assassinat comme cela s'est produit, faites attention. D'ailleurs, ils l'ont fait : les autorités allemandes viennent de faire savoir à M. Khebir, qui est sur leur sol, qu'il en avait dit un peu trop. Donc nous avons cette coopération. Il y a la France qui a une politique de soutien inconditionnel, seule sur cette ligne, et les autres un peu plus prudents et ménageant mieux l'avenir. Je crois que présenter les choses de cette manière ne correspond pas à la réalité. La France a une ligne claire, je le répète depuis plusieurs mois, c'est difficile, ça continuera à être difficile parce que la situation au problème ne peut venir que du profond du peuple algérien. C'est ce que j'essayais de dire en commençant. »

Q. – Après le départ des Français du Rwanda, quelles seront nos relations avec les nouvelles autorités rwandaises, alors que les Américains s'installent dans Kigali ?

« Nous parlerons avec les autorités rwandaises, nous leur avons dépêché plusieurs émissaires et nous aurons bientôt une antenne sur place qui nous permettra de maintenir le contact. On peut dire d'ores et déjà que l'opération Turquoise a un bilan positif, nous avons "sécurisé plus d'un million et demi de personnes qui, sans cela, au moment où la guerre sévissait encore, auraient été victimes de massacres. Il faut maintenant réussir la relève. Je crois que c'est en bonne voie, un contingent éthiopien vient d'arriver. La moitié de notre dispositif au Rwanda a été retiré et le complément le sera d'ici la fin de la semaine prochaine, d'ici le 21 ou le 22 août. Maintenant, il appartient au gouvernement de Kigali, dont on dit tant de bien aux États-Unis en particulier, de rassurer les populations. Puisque c'est le gouvernement du Rwanda, c'est à lui de créer les conditions pour que la population reste chez elle, sinon nous verrons encore ces images atroces que la France a été la première a dénoncer ou à montrer. ».

Q. – En cas de refus définitif du plan de paix par les Serbes, B. Clinton parle de lever l'embargo sur les armes pour le 15 octobre. Vous pensez qu'il y a urgence pour les sanctions qui avaient été envisagées en cas de refus serbe du plan de paix ?

« Nous avons une position commune sur ce sujet. Je sais bien que quand le président Clinton parle, c'est très important, mais il faut aussi regarder ce que nous avons décidé ensemble. Nous avons décidé ensemble un premier stage de renforcement des sanctions, puis une stricte application des mesures d'exclusion dans les zones de sécurité et puis, enfin, on pourrait considérer que la levée de l'embargo sur les armes deviendrait inévitable, mais nous le déciderons ensemble et il faudra une décision du Conseil de sécurité. »

Q. – Il n'y a plus d'opposition de principe de la France ?

« La France continue de penser que ce n'est pas une bonne solution, ni pour les populations, ni pour la FORPRONU, ni pour la paix. Mais si rien d'autre ne marche, nous ne nous y opposerons pas, à une condition : c'est qu'on ait au préalable réglé dans le détail la situation des Casques bleus, car on ne peut pas les exposer à une guerre généralisée. Je voudrais dire, sans vouloir être trop optimiste, que les choses ont un peu évolué depuis nos dernières réunions à Genève. Belgrade a pris position pour le plan de paix et Belgrade critique les autorités de Pale qui continuent à refuser ce plan. Je dis qu'il faut passer des intentions aux actes et si S. Milosevic et les autorités de Belgrade veulent démontrer leur bonne foi, elles doivent couper les lignes d'approvisionnement des Bosno-serbes qui, eux, veulent continuer à faire la guerre. Si elles le font, peut-être pourra-t-on faire la paix en août, en septembre ou en octobre. »


* (Invité de B. Masure, France 2 – le 19 août

Q. – Pourquoi s'en va-t-on ?

« Vous vous souvenez, il y a deux mois, on nous disait : pourquoi y va-t-on. Et les mêmes qui critiquaient l'opération aujourd'hui regrettent qu'elle s'achève. Je crois qu'il fallait faire cette opération, tout le monde n'était pas d'accord au départ, mais à partir du moment où le gouvernement a pris sa décision, elle a été conduite avec une remarquable efficacité et les objectifs que nous nous étions fixés ont été atteints. Nous avons pu d'abord protéger à la fois des massacres et de l'exode près de 2 millions de personnes dans la zone humanitaire. Et ensuite, je crois qu'il faut souligner ce point car il est très important, nous avons créé un effet d'entraînement. L'aide humanitaire qui n'existait pas avant que nous soyons là est venue en grande quantité et il y a également une présence de l'ONU alors qu'au mois de juin dernier le secrétaire général nous disait qu'il faudrait au moins six mois pour déployer les Casques bleus sur le terrain. Voilà les mérites de cette opération. Est-ce que nous partons en disant : après nous le déluge ? Je ne peux pas laisser affirmer une telle contre-vérité. D'abord nous l'avons annoncé dès le départ, le Premier ministre a dit : c'est une opération qui sera limitée dans le temps. La résolution du Conseil de sécurité qui nous a donné mandat d'aller là-bas s'achève le 21 août, donc c'était connu. Et, enfin, troisième élément qui mérite d'être souligné : le gouvernement de Kigali nous demande de partir, il s'oppose à ce que nous restions. Nous avons pris toutes les précautions pour que la relève soit assurée, et quand j'entends dire qu'un exode nouveau est en train de se déclencher, cela ne correspond pas aux informations dont je dispose actuellement. Il n'y a pas, au moment où je parle, de nouvel exode, tout simplement parce que la place des soldats français a été prise par des soldats africains, par des soldats ghanéens, des soldats éthiopiens sous commandement de l'ONU. »

Q. – Que va-t-il se passer si cette frontière zaïroise reste fermée et si les troupes du FPR rentrent dans cette ancienne zone humanitaire ?

« On ne peut plus parler des troupes du FPR. Quand nous sommes allés au Rwanda, il y avait la guerre et nous y sommes allés pour protéger les populations contre des massacres, d'où qu'ils viennent d'ailleurs. Aujourd'hui, les combats ont cessé, il y a un gouvernement à Kigali. Certains grand pays occidentaux lui trouvent d'ailleurs de grands mérites. C'est à lui de faire ses preuves, de rassurer les populations, de montrer qu'il est capable d'assurer la sécurité sur l'ensemble de son territoire. Je pense que ce serait une grave erreur de sa part que de faire pénétrer des troupes dans la zone humanitaire. Il n'y en a pas besoin puisqu'il y aura le 21 et le 22 août plus de 2 000 Casques bleus. C'est donc à la MINUAR d'assurer le relais entre l'opération Turquoise et une situation plus stabilisée. J'ajoute enfin que, loin de dire après moi le déluge, la France intensifie son aide humanitaire : 1 000 tonnes de vivres et de médicaments aujourd'hui et demain à nouveau 1 000 tonnes à la fin de la semaine prochaine. Et, enfin, nous restons à Goma pendant une période de temps intermédiaire pour permettre précisément le bon fonctionnement de l'aide humanitaire. »

Q. – Que peut-on faire d'autre qu'exprimer son indignation à l'instar de F. Léotard ?

« C'est un véritable assassinat. Ce Casque bleu était dans un bunker, il a été tiré à la lunette sans qu'il soit possible encore de déterminer l'origine du crime. Et je partage donc l'indignation devant ce meurtre odieux. Nous en avons longuement parlé ce matin à Bruxelles avec mes collègues américain, allemand et britannique. Il s'est passé quelque chose depuis trois semaines en Bosnie. On a assisté à un découplage, une dissociation entre Belgrade et Pale. Il y a peut-être là une chance de faire plier les plus sectaires, ceux qui veulent la guerre à tout prix, ceux qui sont animés par M. Karadzic. Et c'est cela que nous allons essayer de faire dans les jours prochains en disant à Belgrade : si vous voulez vraiment montrer votre bonne volonté, il faut fermer la frontière entre la Serbie et la Bosnie, alors vous assécherez toutes les voies d'approvisionnement des troupes bosno-serbes. Si nous ne parvenons pas à cela, et maintenant les temps s'approchent, il faudra bien en arriver à la situation que nous avons toujours considérée comme une situation de désespoir : la levée de l'embargo sur la fourniture des armes avec un préalable absolu, le retrait des Casques bleus que nous ne pouvons plus laisser exposés sur le terrain. »

Q. – Avez-vous des nouvelles de l'otage français détenu au Cambodge ?

« Nous sommes en permanence en relation avec les autorités cambodgiennes qui négocient avec ceux qui détiennent nos otages. Les informations dont nous disposons nous disent qu'ils sont en bonne santé et qu'ils ne sont pas maltraités. Nous informons jour après jour les familles qui se comportent avec beaucoup de sang-froid. Je comprends leur légitime impatience. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour hâter cette libération. Et vous comprendrez que dans l'intérêt même de cet otage, je ne puisse pas en dire plus. »

Q. – G. de Robien a déclaré : attention que le cadeau ne soit pas empoisonné. Y a-t-il cadeau ?

« Personne ne nous a fait de cadeau et je crois qu'il faut de temps en temps avoir, comment dire, la fibre nationale. En tant que Français, je suis heureux de voir qu'un terroriste qui est présumé coupable de toute une série d'attentats ayant coûté la vie à des dizaines de mes compatriotes soit aujourd'hui sous les verrous, et je dis bravo aux services qui ont réalisé cette opération. Pour le reste, il n'y a pas lieu à mon avis de modifier la politique de la France vis-à-vis par exemple du Soudan. Les autorités soudanaises l'ont dit elles-mêmes : il n'y a pas de contrepartie à ce qui n'est après tout qu'une mesure de salubrité internationale. »

Q. – On dit qu'il y a des réseaux efficaces de C. Pasqua en Afrique ou dans le Maghreb, ne marche-t-il pas un peu sur les plates-bandes du Quai d'Orsay ?

« C. Pasqua fait son travail. Il le fait admirablement bien. Il assure la sécurité à l'intérieur du territoire français, ce qui implique évidemment une coordination avec le ministère des Affaires étrangères. Et, pour ma part, dans la ligne fixée par le gouvernement, je conduis la politique étrangère de la France. Je crois que tout ce qui a été dit ou écrit relève plus du désoeuvrement aoûtien ou estival d'un certain nombre d'observateurs qui ont voulu nourrir l'actualité. Tout se passe bien. »

Q. – Mais on dit ici ou là que M. Pasqua est très présent et que ça peut susciter quelques jalousies ministérielles ?

« Je suis absent. »

Q. – Vous êtes en tout cas sur notre plateau ce soir.

« Je vous en remercie. »


* (Invité de M. Cotta, RTL – 22 août)

Q. – De nombreuses organisations humanitaires se plaignent de l'absence de sécurité que va entraîner le départ des soldats français qu'en pensez-vous ?

« C'était souvent les mêmes organisations qui étaient opposées à notre arrivée. Je voudrais d'abord saluer le travail admirable que la plupart d'entre elles ont fait, les agences humanitaires des Nations unies, les organisations non gouvernementales. Malheureusement, certaines ont abordé cette affaire avec un a priori politique très arrêté. Il y avait le FPR qui était paré de toutes les vertus et l'ancien gouvernement rwandais qui représentait le mal absolu. Je crois que les choses sont moins simples. Quelle est la réalité au-delà des procès d'intention ? Est-ce qu'il y a, oui ou non, au départ des troupes de Turquoise un nouvel exode généralisé en dehors de la zone humanitaire sûre ? Ma réponse est claire et correspond à ce qu'a avancé le général Lafourcade avec des chiffres très précis, ce n'est pas le cas. Depuis le 7 août, 50 000 personnes seulement ont franchi la frontière vers le Zaïre. Il est donc tout à fait abusif de parler aujourd'hui de nouvel exode vers le Zaïre. »

Q. – Quelles garanties avez-vous qu'il n'y aura pas de nouveaux procès, de nouvelles exécutions ?

« La situation reste extraordinairement fragile, et il faut aujourd'hui bien situer les responsabilités. Je voudrais dire à nouveau combien l'opération Turquoise est à mettre à l'honneur et au crédit de notre pays. La situation a radicalement changé depuis le début de l'opération Turquoise. Lorsque nous sommes intervenus, il y avait des combats au Rwanda entre deux camps de belligérants. Aujourd'hui, ces combats ont cessé. Il y a un gouvernement qui s'est installé à Kigali et c'est à lui de prendre en responsabilité ce qui se passe au Rwanda. J'espère qu'aucune erreur de manoeuvre ne sera faite, en particulier dans la zone humanitaire sûre. Nous avons pris, en ce qui nous concerne, toutes les précautions. Nous ne sommes pas partis en mettant brutalement la clé sous la porte, nous avons organisé notre relève. Il y a dans la zone humanitaire sûre aujourd'hui plus de soldats des Nations unies qu'il n'y en avait lorsque nous étions présents. »

Q. – Y a-t-il les 5 500 Casques bleus que réclamait la situation ?

« 5 500, c'est le chiffre qui concerne la totalité du Rwanda. En ce qui concerne, la zone humanitaire sûre où nous étions nous, Français, il y a un peu plus de 2 000 Casques bleus. Ce qui est plus que le dispositif Turquoise. »

Q. – Mais est-ce que le FPR ne va pas envahir la zone de sécurité ?

« On ne peut pas parler d'envahissement puisque le FPR est à la tête du gouvernement rwandais. Cela dit, ce serait une grave erreur psychologique et politique que de se précipiter pour envoyer des troupes dans la zone humanitaire. Il y a la MINUAR, il y a les organisations humanitaires, il y a le HCR, et c'est en liaison avec ces institutions qu'il faut maintenant gérer la situation et surtout éviter toute fausse manoeuvre. En effet, je le répète, tout reste extraordinairement fragile. »

Q. – Avez-vous eu à l'esprit l'exemple des États-Unis en Somalie ?

« Il n'y a pas eu volonté de désengagement rapide de la part de la France, il y a eu respect des objectifs fixés dès le départ. Dès le départ, nous avions dit que nous y allions pour une période limitée de façon à mettre un terme au massacre et à l'exode. Nous l'avons fait et nous avons réussi cette opération. Ce qui s'est passé en Somalie est tout à fait différent, mais je crois que l'on peut dire que l'opération française a été menée de manière exemplaire. Je voudrais rendre hommage aux militaires, mais aussi aux diplomates qui se sont beaucoup dépensés pour que cette opération soit une réussite. »

Q. – Est-ce que la France a mérité son rôle de gendarme de l'Afrique ?

« Il ne s'agit pas d'être le gendarme de l'Afrique, il s'agit simplement de faire respecter un certain nombre de valeurs et au premier rang de ces valeurs, le respect de la vie humaine. Je crois que la France en sort grandie aux yeux de ses partenaires et aux yeux de la plupart des pays africains. D'ailleurs, il suffit de regarder la presse internationale pour s'en convaincre. »

Q. – Ne craignez-vous pas que votre action diplomatique soit mise à mal par les répercussions de l'affaire Carlos, surtout si la Syrie est mise au ban des nations pour des actes terroristes passés ?

« Le problème ne se pose pas pour moi en ces termes. Avons-nous eu raison, oui ou non, de mettre sous les verrous un personnage qui est présumé coupable de l'organisation d'attentats dans lesquels ont péri des dizaines de Français ? La réponse est tout à fait claire, c'est oui et je me réjouis qu'il soit aujourd'hui en prison. »

Q. – Vous ne vous offusquez pas qu'il n'y ait pas eu un acte officiel d'extradition ?

« Le ministre de la Justice a clairement expliqué comment les choses s'étaient passées. Nous avons là un personnage extraordinairement dangereux qui doit être jugé et condamné pour les actes qu'il a commis. En ce qui concerne la politique étrangère de la France, elle répondra à des préoccupations qui sont celles de l'intérêt de notre pays. Le Soudan est un pays qui nous préoccupe beaucoup parce que les violations des droits de l'homme y sont nombreuses, parce que le Nord y mène contre le Sud une guerre souvent sanguinaire, et enfin parce que l'on considère parfois que ce pays constitue la base arrière d'un certain terrorisme. Nous allons juger le Soudan à l'évolution de sa politique. »

Q. – Pensez-vous que Carlos peut avoir des successeurs ?

« Je voudrais souhaiter que non, mais je redoute que les choses ne soient moins simples sur la scène internationale. En tout cas, un terroriste de cette envergure en moins est déjà une bonne chose. De ce point de vue là, ma satisfaction est sans partage. »

Q. – Quel est votre commentaire sur les propos du capitaine Barril ?

« Ceci est extraordinairement nauséabond et je n'ai aucune espèce d'expertise en ce domaine. Que la justice fasse son travail. »

Q. – Les révélations de Barril ne vous surprennent pas ?

« Cela ne m'intéresse pas. »

Q. – La présidente de l'association SOS Attentats se plaint qu'il y ait prescription et dit que vous seriez favorable à une abolition de la prescription décennale ?

« Je suis favorable à ce que l'on juge Carlos et qu'on le condamne pour l'ensemble de ses actes. Cela dit, il ne faut pas non plus prendre à légère les principes fondamentaux du droit. Donc il faut que les juristes regardent ce point de manière approfondie. »

Q. – Comptez-vous sur le Soudan pour calmer les attentats du FIS en Algérie ?

« Je crois que les choses ne se posent pas en ces termes. La politique de la France vis-à-vis de l'Algérie est bien connue et ne varie pas. On nous dit que le dialogue politique qui s'est engagé hier a été constructif. J'espère que ce dialogue pourra se poursuivre et que l'ensemble des forces démocratiques pourront s'associer à ce dialogue politique. »
o
Q. – Votre pronostic sur la privatisation de Renault ?

« Le PC et le PS sont assez mal placés pour critiquer le gouvernement puisqu'ils ont vendu 20 % de Renault à Volvo, et dans les dix dernières années il y a eu 40 000 suppressions d'emplois. La privatisation n'est pas encore décidée. Elle est à l'étude et il y aura une évaluation précise et publique de la valeur de Renault, et en toute hypothèse Renault restera une entreprise à majorité française. »